XXIX


«Mon devoir était de le détruire, mais j’ai échoué.»
Lamentations de Victor Frankenstein.

Une excitation profonde était perceptible dans toute la nef. Timberlake la ressentit, et Flatterie aussi - mais surtout Bickel. On aurait dit qu’un dormeur se retournait dans son hamac, dont les mailles se déformaient et s’étiraient dans un grand déplacement de molécules.

Tuer, pensa Bickel.

Quelle que fût la chose qui prenait vie dans la nef, elle connaissait déjà ce verbe. Éprouvait-elle du remords pour la façon dont elle l’avait apprise  ? Tim et Raj n’avaient pas encore été victimes de ce violent processus d’apprentissage.


Tuer.


Le bouton rouge était toujours là, derrière le panneau de la cloison.


Le devoir de Flatterie est-il mon devoir  ?


Était-il déjà trop tard pour de telles préoccupations  ?

Toute l’attention de Bickel était concentrée sur le générateur de champ qu’il avait modifié pour ses besoins. Il regarda les commandes du générateur, puis le bouton rouge.

Si je fais sauter la nef, je ne saurai jamais si ça aurait marché. Un autre Bickel - le clone d’un clone d’un autre clone - risquait de se retrouver assis là, confronté à la même indécision.


C’est à moi de choisir.


Avant d’avoir pu changer d’idée, Bickel enfonça la touche de service du générateur modifié. Il sentit le champ se former autour de lui. Sa peau se mit à fourmiller, et tous ses follicules pileux le picotaient. Ses yeux pleuraient, le dos de ses mains frissonnait. Il avait l’impression d’être suspendu dans une corbeille d’énergie.

Quelque chose essayait de le pêcher en lui jetant des filets et en agitant devant lui des lignes garnies d’hameçons. Il se rendit compte que ce n’était là qu’une jonglerie de symboles - l’esprit essayant de classer une expérience nouvelle dans les limites des symboles connus.

L’un des filets s’abattit sur lui.

L’effet de salve le frappa d’une infinité d’étincelles.

Il eut l’impression d’avoir touché une ligne à haute tension, avec toute la force de la réalité. Il se sentit ligoté par des spirales tourbillonnantes, emporté par un rythme ondoyant. Tout son système sensoriel était devenu un ver qu’on tirait à travers un filet… non, à travers des trous, des tubes et des terriers. Il avait l’impression que des valves s’ouvraient sur son passage et se refermaient derrière lui, comme s’il voyageait au long des boyaux de communication de la nef.

Mais il était un ver dont tous les sens s’étaient concentrés à la surface de la peau. Il voyait, respirait, entendait, sentait par tous ses pores. Et pendant ce temps, il était entraîné dans cette spirale étourdissante sur un rythme ondoyant.

Des étiquettes se mirent à flamboyer devant cette peau sensibilisée, et il les vit par un milliard d’yeux.

«Données sensorielles auditives.»

«Accumulation linéaire d’informations.»

«Ajustage latent d’addition.»

«Facteur d’association en système fermé.»

«Diminution mémorielle de seize mille ans.»

«Approximation totale de qualité sensorielle.»

«Mécanisme de comptage interne.»


Mécanisme de comptage interne, pensa-t-il.


De son moi-ver jaillit un pseudopode qui brancha une fiche, transformant l’excitateur de Möbius en un panneau de lueurs clignotantes.

Il en perçut aussitôt le rythme, comme celui d’un autre cœur, et les étiquettes se mirent à défiler de plus en plus vite.

«Diagramme forme des psychorelations»… «Alternance des modalités sensorielles»… «Analogues des contours de formes»… «Canal de sous-matrice infinie»… «Réglage d’intensité sensorielle»… «Réseau de chevauchement des données»… «Comparaison de similitude approximative».

Toute la configuration des étiquettes et des valves commençait à revêtir bizarrement une certaine signification, une cohérence au sein d’une cohérence… comme un rêve qu’il fallait interpréter dans son ensemble.

Les probabilités relatives concernant le nombre de cellules de l’ordinateur susceptibles de mauvais fonctionnement à un instant donné s’élevaient à 16x 10”15. Le fait se dessina dans sa conscience  : diminution mémorielle de seize mille ans.

Le système dans lequel il se trouvait était tel qu’il avait pu perdre, selon les probabilités, un bit pour seize mille mémoires à la suite d’un fonctionnement défectueux du système… mais dans ce contexte, il s’agit de bits partiels, pas d’un incident global.


Ce système est-il l’ordinateur, ou est-ce moi  ? se demanda-t-il.


- Toi!


Le son frappa tous les pores de sa peau sensibilisée, et il perdit momentanément connaissance.

Alors qu’il reprenait lentement ses sens, quelque chose chuchota  :


- Synergie. C’était pour son moi-ver un bain de sonorités rafraîchissantes.


Synergie, pensa Bickel. Travail coopératif. Synergie. Coordination.


- Conscience humaine, chuchota quelque chose. Définition trop large. Corps généralisé et cerveau spécialisé - une relation.


Devant les yeux de sa peau défila un motif de lignes entrelacées qui se contorsionnaient, se nouaient et s’étreignaient formant des symboles et des flèches.


Un schéma!


Celui-ci continuait à défiler dans le champ de sa perception. Des séries de réseaux de cellules formaient des triangles équilatéraux limités par leurs faces de contact. Les faisceaux de circuits parallèles se triplaient, chacun fonctionnant comme un réseau nerveux et contrôlant les deux autres réseaux du circuit triple. Ils furent d’abord groupés en unités afférentes, chaque cellule d’une couche d un réseau ayant un lien excitatoire avec chacune des trois synapses de la couche suivante.

Le courant se transféra au réseau afférent, au système de rétroaction, et il vit le pivotement d’un tiers de tour, la torsion de Möbius qui faisait que chaque contrôle rétroactif était filtré par un autre réseau au moins avant de revenir assurer un contrôle sur son réseau d’origine.


- Dieu, écoute Ton pécheur, dit une voix. Bickel reconnut les intonations de Flatterie.


Comment Flatterie peut-il être là-dedans  ? se demanda-t-il.


La réponse défila dans son champ de conscience - le générateur de champ de Flatterie avait amplifié l’écho de sa voix répercuté par les cloisons de sa cellule, et celui-ci avait été recyclé dans le système global de la nef. Les circuits de portes n’avaient servi à rien. Chaque senseur de cette pièce était une unité de rétroaction.


- L’œil n’a pas vu, ni l’oreille entendu, disait la voix de Flatterie. Ni ne sont entrées dans le cœur de l’homme les choses que Dieu a préparées pour ceux qui L’aiment.


Qu’est-ce que ça signifie  ? se demanda Bickel. Mais il n’y eut pas d’autre réponse que cette voix qui courait sur la peau de son moi-ver.


- Dieu, aie pitié de nous. Tu es ce même Seigneur dont le propre est d’être toujours miséricordieux. Que les pleurs creusent sur nos joues les mêmes sillons que sur celles du Bienheureux Pierre, et que nous puissions nous repentir pour tous. Nous ployons sous le péché. Guide-nous, Seigneur, comme le Bienheureux Bouddha a guidé celui qui cherchait le salut. Nous avons soif de Ta miséricorde.


C’était la voix de Flatterie en prière. Mais quand  ? Un enregistrement  ? Était-il agenouillé en cet instant même dans Central-com  ? Mais s’il priait, pourquoi «Le Bœuf-ordinateur» introduirait-il cette prière dans ce… champ  ?

La voix de Flatterie continua de le poursuivre  :


- Soumettons-nous à la volonté de Dieu comme l’a fait le Mahatma, le Bienheureux Gandhi. Ceux qui se soumettent à Dieu possèdent Dieu. Dans toutes nos actions, manifestons notre gratitude envers Dieu et qu’il puisse diriger nos pas. Dans Ta volonté, Seigneur, est notre paix. Ne nous laisse pas nous dissiper dans le péché, mais aide-nous au contraire à nous élever et accomplir Ta volonté.


Bickel se sentit alors poussé, conduit, comprimé. Il devint un senseur unique, un œil vidéo contemplant Central-com en vue plongeante. Tous les sièges de quart étaient vides et Prudence était étendue sur le sol, un bras tendu vers la porte de la section des cabines.

Dans une soudaine prise de conscience, Bickel se rendit compte qu’elle était à deux doigts de la mort. C’était une question de minutes! C’était réel, il le savait. Par l’intermédiaire d’un senseur, on lui montrait une réalité au sein de la nef. Au-dessus du siège vide de Prudence, le pupitre principal clignotait sans que personne prît garde à ses voyants lumineux.


Où sont Raj et Tim  ? se demanda Bickel. La nef est-elle en train de les tuer aussi  ?


La vision de Central-com s’éteignit. Bickel flottait dans l’obscurité et une voix chuchota  :


- Désires-tu être désincarné  ?


Il ne’ put donner d’autre réponse que la terreur qui venait de l’envahir. Impossible de localiser ses muscles ou de contrôler ses sens. Cela doit faire partie de l’expérience qu’ont vécue les Noyaux-Psycho-Organiques, pensa-t-il. Ils se sont éveillés à une réalité de ce genre.- obligés d’apprendre à manier de nouvelles forces. Suis-je en train d’être transformé en un cerveau sans corps  ?

- il n y a pas de centre dans l’univers, chuchota la voix qui venait de partout.

Une obscurité si dense qu’elle évoquait une totale absence d’énergie enveloppa Bickel.

Et le silence.


Une conscience désincarnée  ? C’est impossible. Il faut qu’il y ait un corps. Mais un corps est une source de problèmes. Suis-je devenu partie intégrante de la conscience de l’astronef  ?


Il perçut une respiration. Quelqu’un respirait. Et des battements de cœur. Et une tension musculaire.

Un nombre infini de piqûres d’épingles sur une infinité de terminaisons nerveuses.

Une brillante pulsation de lumière - d’une intensité douloureuse.

Une sensation de réalité diaphane filtra jusqu’à sa conscience.

La sensation n’avait pas 1 âpreté du contact direct avec les senseurs. Elle était aussi douce que de l’huile mouvante. Un globe complet de sensations olfactives, d’une présence aiguë, se répandit dans cette huile en la déplaçant. La sensation pénétrait l’espace et le temps.

Il eut un mouvement de recul.

Un globe sensoriel auditif s’attaquait maintenant à sa perception, insistant, perçant. Il pouvait y distinguer les infimes grincements de particules déplacées.


J’entends comme entend l’astronef, je sens comme il sent. S’est-il emparé de mon cerveau  ?


Des sons et des combinaisons sonores tels qu’il n’en avait jamais imaginés se mirent à jouer sur ses perceptions. Il essayait de s’en éloigner à mesure qu’ils devenaient plus intenses, mais le globe olfactif revint le harceler. Les deux globes dansaient ensemble, se séparant puis se fondant l’un dans l’autre. Une interaction sensorielle étrangère l’assaillit - gamme après gamme, globe de radiations après globe de radiations. Il était incapable de s’y soustraire. Il ne pouvait réagir -seulement recevoir.

Un globe tactile menaça de le submerger. Il sentit des mouvements - certains grossiers et d’autres minuscules


- atome par atome - des gaz, des semi-solides et des semi-semi-solides.


Rien ne possédait ni dureté ni substance, sauf les sensations qui bombardaient ses terminaisons nerveuses à vif.


La vision!


Des couleurs impossibles et des aurores boréales de sensations visuelles vinrent s’entretisser avec les autres assauts nerveux.

Des cils pharyngiens et des pressions gazeuses s’infiltrèrent avec leurs messages. Il s’aperçut qu’il pouvait entendre les couleurs, observer le courant des fluides au sein de son corps-cosmonef, et même percevoir les effluves de la structure équilibrée des atomes.

L’espace d’un bref instant, les jeux combinés des radiations fusionnèrent, produisirent un récepteur totalement étranger qui réagissait comme un artiste créant de nouvelles sensations pour le seul amour de la création - flux et reflux, fusionnements excentriques. Sa perception hésita à la lisière de l’expérience, puis revint en arrière.

Il se sentait maintenant battre en retraite, toujours pilonné par ce bombardement nerveux multidimensionnel. Il sentait qu’il se recroquevillait vers l’intérieur, comme une structure qui s’affaisse sur elle-même


- par toutes les facultés perceptives de la peau de son moi-ver ouverte à toutes les sensations - vers l’intérieur, toujours vers l’intérieur… Le bombardement nerveux s’atténua, se stabilisa, et il sentit qu’il n’était plus qu’un corps de chair et d’os enveloppé dans le cocon d’une couchette.


Il perçut le battement désordonné de son cœur, la sueur qui lui inondait le dos, la stimulation de l’adrénaline dans ses artères. Il avait le palais desséché et douloureux, et sa lèvre supérieure tremblait.


Le sentiment d’une perte terrible le submergea, comme s’il avait entrevu le Paradis et qu’on lui en eût refusé l’entrée. Des larmes glissèrent sous ses paupières, roulèrent sur ses joues.


Il comprenait maintenant ce qui était arrivé aux Noyaux-Psycho-Organiques.

Le cerveau humain était génétiquement préparé à manipuler un apport sensoriel limité - autolimitateur. On avait imposé à ces cerveaux humains un fonctionnement à plein régime, sans leur permettre la moindre réelle inconscience. On leur avait infligé l’apport sensoriel d’un organisme infiniment plus sensible et plus complexe que les corps dont ils avaient été séparés.

Les NPO avaient essayé de s’adapter, s’étaient pourvus de fibres conductrices plus robustes, s’étaient adjoints des capacités de commutation… mais cela n’avait pas suffi. Quand les nécessités de l’existence atteignaient un certain rythme, dépassaient une certaine intensité, ils court-circuitaient leurs connexions internes. Ils mouraient.

Ils avaient été contraints à l’hyperconscience sous la pression d’énormes quantités de données sensorielles, et du sentiment solitaire de leur responsabilité. Ils s’étaient éveillés à la totalité du potentiel humain, mais ne pouvaient plus être humains parce qu’on les avait privés de leur registre émotionnel neurovégétatif, l’organisme. La nef n’avait pas d’équivalent.


Prue est mourante.


La pensée s’éleva dans son esprit, comme venue d’une grande profondeur.

Il tenta de mouvoir ses muscles, mais ils lui refusèrent tout service.


Raj! Où était Raj  ?


Une lueur de conscience filtra dans son système nerveux meurtri. Comme à travers un écran de gaze, il vit Flatterie et Timberlake emprisonnés dans le sas, les unités robox qui maintenaient solidement verrouillés les crampons des portes étanches.


Il faut que Raj sorte de là pour aider Prue, pensa-t-il.


Il sentit la pensée s’éloigner comme un programme autonome, s’introduire dans un bloc-mémoire auxiliaire tandis que s’accumulaient les données nécessaires, devenir une pulsation rétroactive dans les boucles d’asservissement.

Le robox qui se tenait derrière la porte intérieure du sas fit pivoter les crampons, ouvrit le panneau et s’écarta vivement.

- Raj, chuchota-t-il. Central-com… vite… Prue… secours.

Bickel sentit le chuchotement amplifié se répercuter dans le bloc-mémoire et dans les boucles du vocodeur, puis se transformer dans le sas en un sifflement rugissant.

Flatterie était déjà sorti du sas et se précipitait dans le boyau qui menait vers Central-com.

Bickel se sentit disparaître. Sa conscience était un point de lumière brillante qui s’affaiblissait de plus en plus, changeant de couleur au fur et à mesure qu’il diminuait d’intensité. Le point lumineux partit presque du violet aux environs de quatre mille angströms, pour aboutir en une onde continue à l’extrémité rouge du spectre, où il s’évanouit.


Dans l’instant qui précéda l’inconscience, Bickel se demanda s’il était en train de mourir, et il pensa  : L’effet Doppler, le décalage vers le rouge! La conscience s’estompe comme le décalage des raies spectrales.