XXII
Au-delà des sens, il y a les objets; au-delà des objets ,1 y a le mental; au-delà du mental, il y a intellect; au-delà de l’intellect, il y a le Grand
Katha Upanishad, Extrait, destiné à l’instruction des psychiatres-aumôniers.
Nous ne sommes pas éveillés.
Tout au long de son quart, ces paroles hantèrent Flatterie.
Timberlake avait marmonné quelque chose comme «Sacré blagueur!» avant d’aller poursuivre son somme dans sa cabine.
Mais Flatterie, dont l’attention se partageait entre la console de commandes et l’écran supérieur qui lui montrait Prudence et Bickel au travail dans l’atelier, sentait la nef acquérir dans son esprit une curieuse identité.
Il avait l’impression que lui et les autres n’étaient que les cellules d’un organisme plus vaste — que les voyants, les cadrans, les compteurs et les senseurs, de même que l’intercom vidéo omniprésent, étaient les sens, les nerfs et les organes d’une entité distincte de lui-même.
Nous ne sommes pas éveillés.
C’est une pensée que nous éludons constamment, pensa-t-il.
Il entendait la voix de Bickel parlant à Prudence dans l’atelier :
- Voici la ligne principale chargée de traiter les rétroactions négatives. Suivez le code des couleurs et connectez-la ici… Voici le circuit amortisseur; il faut prendre garde de ne pas introduire des cycles résonnants dans les branches neurales sélectives.
Et Prudence, parlant à demi pour elle-même :
- Le crâne humain renferme environ quinze mille millions de neurones. J’ai extrapolé à partir de vos blocs de construction et de l’ordinateur - nous en aurons finalement plus de deux fois autant, dans cette… bête.
Dans l’esprit de Flatterie, leurs voix ressemblaient à des échos.
Bickel : Pensez à un seuil qu’il faut franchir. Plusieurs sortes de pressions peuvent permettre de le franchir. Ce sont les pressions liées à 1 entropie - ou les pressions d’une prolifération de variabilité : appelons cela la vie. L’entropie d’un côté, la vie de 1 autre. Chacune provoque le franchissement du seuil à partir d’un certain niveau de pression. Et le franchissement du seuil déclenche le Facteur de Conscience.
Prudence : Qu’est-ce que c’est, un homéostat ou un filtre ?
Bickel : Les deux.
Flatterie pensa alors à la nef dans son ensemble, à la grande machine dont la survie exigeait une organisation optimale - un processus d’agencement. L’entropie y était certainement liée, car le système global d un astronef tendait à se stabiliser dans une distribution uniforme de ses énergies.
En ce qui concerne Ta nef, l’ordre est plus naturel que le chaos, pensa Flatterie. Mais nous jouons de cette nef comme si tous ses composants étaient des instruments de musique et Bickel le chef d’orchestre. Car lui semble connaître la partition.
La Conscience.
Bickel : Je vous le dis, Prue, il faut que la conscience soit quelque chose qui remonte le courant du temps. Le temps dans lequel elle est enclavée.
Prudence : Je ne sais pas. Quand un bloc de cellules réagit à une excitation, cela fait naître une impulsion. L’impulsion se divise et forme une structure à branches multiples avec une tige unique - dans les réseaux nerveux, dans l’espace d’intercalation. La tige retient cette impulsion première, naturellement, et nous avons une émission qui se situe dans un espace à quatre dimensions - dont le temps.
Bickel : Et la conscience est pareille à un bateau qui remonterait le courant.
Prudence : A contre-courant ? Je suis d’accord pour inclure le temps dans le diagramme, mais l’excitation et la ramification évoqueraient plutôt un solide complexe qui pénétrerait le temps, comme des nervures à l’intérieur d’une feuille en quatre dimensions.
Bickel : Pensez au système RT de la nef. Qu’est-ce que c’est ? Il absorbe des centaines de reproductions d un même message - toutes les reproductions ayant été transmises dans une seule giclée comprimée… une seule décharge - et il les ralentit, les compare, élimine les tiges erronées et vous communique le message traduit et corrigé. >
Prudence : Mais la conscience n’entre pas en jeu tant que le message n’a pas atteint son récepteur humain.
Bickel : Rétroaction négative, Prue, L’entrée ajustée à la sortie. Si le système fonctionne mal, l’opérateur humain le répare, comme on répare un barrage sur une rivière pour récupérer une partie suffisante du courant.
Prudence (levant les yeux d’un segment de neurofibre qu’elle introduisait dans un micromanipulateur) : La conscience - une sorte de rétroaction négative ?
Bickel : Avez-vous jamais pensé, Prue, que la rétroaction négative était la plus incroyable perfectionniste de l’univers ? Elle n’autorise aucune défaillance. Elle est conçue pour maintenir le fonctionnement du système dans certaines limites, quelles que soient les perturbations.
Prudence : Mais… les circuits de ce «Bœuf»… vous y avez délibérément introduit des erreurs qui ne sont…
Bickel : Pourquoi pas ? Toutes nos idées traditionnelles sur la rétroaction impliquent une certaine uniformité de l’environnement. Mais nous vivons dans un univers non uniforme. Le; milieu dans lequel nous évoluons n’est pas entièrement prévisible. Il faut que nous maintenions notre système en équilibre instable… en changeant nous-mêmes les règles de façon aléatoire.
L’ordre opposé au chaos, pensa Flatterie en jetant un coup d’œil à l’écran supérieur. Seigneur, comme cet amas de blocs prenait de l’ampleur! Il avait proliféré à partir du panneau de l’ordinateur en deux excroissances principales enfouies sous une jungle de pseudoneurones dont les faisceaux ressemblaient à des sarments de vigne.
Bickel, étendu sur le dos, travaillait sous l’assemblage. Les boucles de connexion des lignes principales de transmission pendaient juste au-dessus de ses genoux.
Nous ne sommes pas éveillés, songea Flatterie.
Dieu, comme il serait facile de renoncer en cet instant même! Il était assis dans le siège du conducteur, l’un des boutons à portée de sa main. Qui le saurait jamais ? La nef mourrait… il n’y aurait plus de problème. Que ces salauds de LBA essaient à nouveau… avec quelqu’un d’autre.
Mais le vrai problème était là : ils essaieraient encore, bien sûr, mais pas avec quelqu’un d’autre.
Toujours la même misérable charade - encore et encore!
Prue, par exemple. Elle a supprimé ses injections d’anti-S. Elle joue avec sa propre biochimie. Elle va bientôt prendre des poses pour aguicher Bickel. Lui qui ne voit en elle que sa compétence à utiliser le micromanipulateur. C’est vrai qu’elle fait du bon travail!
Nous ne sommes pas éveillés. La conscience elle-même créait la variété, engendrait des ramifications de probabilités. Et la variété se nourrissait de la variété. Le fait même de jouer leur musique particulière produisait l’imprévisible - y compris des erreurs.
Où se fait la rupture de communication ?
Bickel (se contorsionnant avec une grognement pour sortir de sous «le Bœuf») : Le corps généralisé et le cerveau spécialisé, Prue - mettez-les ensemble et qu’obtenez-vous ? L’illusion. Voilà le tampon, l’illusion. C’est le bouclier protecteur qui permet à des systèmes virtuellement incompatibles de coucher ensemble. La conscience est génératrice d’illusions.
Prudence : Où range-t-on la bobine de neurones R4DBd ?
Bickel : Deuxième râtelier, à gauche de l’établi. Maintenant, prenez l’illusion de la position centrale.
Prudence : C’est le résultat naturel de l’impuissance et de la dépendance du nouveau-né par rapport à son environnement. Un enfant en bas âge est le centre de l’univers. C’est un souvenir “que nous ne perdons jamais.
Bickel : Eh bien, les impressions sensorielles individuelles ressemblent à des cailloux jetés dans une mare tétradimensionnelle. La conscience s’accroche aux ondes créées par ces cailloux et leur donne une intégration spatiale et temporelle afin qu’on puisse les interpréter. Il faut que la conscience donne un sens aux choses. Mais son outil principal est l’illusion.
Intégration spatio-temporelle, pensa Flatterie.
L’entité qu’était la nef - leur Œuf de Fer Blanc -manquait pour l’instant d’une certaine aptitude à l’intégration. Alors qu’elle aurait dû dépendre d’une force autorégulatrice efficace, la nef devait se contenter du système rétroactif insuffisant que représentaient les quatre humains connectés de façon tout à fait approximative à son «système nerveux».
C’était une façon de voir les choses.
Mais il y aurait un point, dans l’avenir de la nef, où les avaries dépasseraient leur capacité de récupération. Les humains n’étaient pas à la hauteur de la tâche.
Flatterie ressentit une profonde amertume à l’égard de la société qui avait envoyé cette frêle cargaison vers nulle part. Il en connaissait les raisons, mais les raisons n’avaient jamais empêché l’amertume.
Considérez la société comme une construction humaine, un mécanisme de défense très perfectionné, avaient dit Hempstead et ses cohortes. Les limitations de la société sont enracinées dans les cellules elles-mêmes par un processus de sélection. Et ces limitations s’intègrent à la rétroaction autorégulatrice dans les systèmes gouvernant la société. On s’est posé sérieusement la question de savoir si les humains pouvaient en fait se libérer de leur structure autorégulatrice. Explorer l’au-delà de cette structure requiert assurément des méthodes audacieuses.
Flatterie se rappela la loi telle qu’elle était énoncée : L’expérience humaine individuelle n’est pas le facteur prioritaire de contrôle dans le comportement humain. C’est la structure sociale qui domine.
Flatterie frotta délibérément ses phalanges contre l’arête de son siège de quart pour se forcer à sortir de sa rêverie. Il concentra son attention sur la console, vit qu’il devait procéder aux réglages habituels de température. Les régulateurs automatiques n’arrivaient jamais à la maintenir exactement à sa valeur optimale
Bickel : Faites attention à la longueur des lignes à retard. Vous risquez de semer la confusion dans le présent psychologique du «Bœuf».
Prudence : Son quoi ?
Bickel : Son présent psychologique - son présent illusoire - ce dont vous faites l’expérience en n’importe quel instant donné; ce bref intervalle que vous appelez maintenant. Le professeur Ferrel - vous vous souvenez du vieux Ferrel-baril ?
Prudence : Qui pourrait oublier le gendre de Hempstead ?
Bickel : Ouais, mais il était loin d’être stupide. Nous étions à la station de poursuite des satellites, un jour - lui de son côté du mur stérile et moi du mien - et il a dit : «Regardez cet objet en train de se déplacer.» C’était une navette venant de la Terre. «Vous savez qu’il se déplace à grande vitesse. Et ses positions successives vous apparaissent au même instant, au présent. Sans à-coups, mais plutôt sous la forme d’un flux continu. C’est un présent illusoire, mon cher. Ne l’oubliez jamais.» Et je ne l’ai jamais oublié.
Prudence : Le… «Bœuf» aura-t-il réellement une perception du temps ?
Bickel : Il le faut. Nos circuits retardateurs lui donneront nécessairement le sens de l’écoulement du temps. Sans cela, il ne serait qu’un vaste fouillis.’
Prudence : Le sens de… l’immédiat.
Bickel : Quand vous y réfléchissez, vous vous rendez compte que nous n’interprétons pas l’expérience immédiate du temps. Nous absorbons le temps à grandes goulées. Mais le temps réel, cela doit être quelque chose de graduel et de progressif, un changement qui glisse sans à-coups sur l’arrière-plan d’une constante de mesure quelconque.
Prudence : Ainsi, nous alignons le temps physique du «Bœuf» et nous le mettons en route, comme un jouet que l’on remonte, en lui assignant une direction voulue.
Bickel : Les parties les plus reculées de son «présent illusoire» doivent s’estomper comme c’est le cas pour nous. Il faut que le passé soit moins intense que ce qui est en train d’apparaître à l’horizon. Il lui faut en permanence un «effaçage séquentiel progressif», sinon il sera incapable de distinguer ce qui est proche dans le temps de ce qui est éloigné.
Quand Flatterie leva les yeux vers l’écran, il vit Bickel brancher un oscilloscope, sur «le Boeuf» et procéder à une vérification d’impulsion.
L’entropie, pensa Flatterie. Une seule direction dans le temps.
Il projeta une image dans son esprit : deux jets d’eau -l’un étiqueté entropie, et l’autre portant le nom de cette poussée probabiliste qu’on appelle la vie. En équilibre entre les deux, comme une balle sur un jet d’eau, dansait la conscience.
C’est tellement simple, pensa Flatterie. Mais comment reproduire cela… à moins d’être Dieu ?
Bickel : Attendez! Ne connectez pas cette couche avant d’avoir testé la réduction.
Prudence : Vous et vos satanées précautions! Bickel : La vie est une affaire qui exige de grandes précautions. La moindre erreur dans ces circuits réducteurs peut nous foutre dans une merde royale. Rappelez-vous que ce «Bœuf» doit absorber des données compliquées et les filtrer au moyen de systèmes intégrateurs de plus en plus simples jusqu’au résultat final affiché sous forme de symboles opérationnels. Pensez à votre sens de la vision. Combien y a-t-il de neurones récepteurs dans votre rétine ? Prudence : Environ cent vingt millions ? Bickel : Mais quand le système revient au niveau des ganglions, combien y a-t-il de cellules ?
Prudence : Pas plus d’un million deux cent mille. Bickel : Réduction, vous saisissez ? Le système absorbe des quantités d’impressions sensorielles et les combines en signaux discrets de moins en moins nombreux. Et nous obtenons finalement un datum sensoriel appelé «image». Mais nous interprétons cette image en fonction d’un énorme fichier de comparaisons topologiques, toutes issues d’expériences précédemment traduites.
Prudence : Et vous pensez que votre ordinateur a emmagasiné suffisamment… d’expériences pour ce genre de comparaison ?
Bickel : Il les aura quand nous en aurons fini avec lui.
Flatterie pensa : Boîte noire - boîte blanche.
Prudence : Ne risquez-vous pas de surcharger l’ordinateur, de l’enliser ?
Bickel : Pour l’amour du ciel, Prue! Vous recevez vous-même constamment toutes sortes d’informations. Votre propre système ne se charge-t-il pas de trier toutes ces informations, de les mettre en files d’attente, de les programmer et d’évaluer les données ?
Prudence : Mais l’existence même de l’Œuf de Fer Blanc dépend de cet ordinateur. Si nous faisons une gaffe dans…
Bickel : Il n’y a pas d’autre solution. Vous auriez dû vous en rendre compte dès l’instant où vous avez compris que cette nef ne représente qu’une vaste mise en scène.
Prudence (furieuse) : Que voulez-vous dire ? Pourquoi ?
Bickel : Parce que l’ordinateur est le seul endroit où puisse être stockées une telle quantité d’informations. Voyez-vous, Prue, nous manquons de temps pour commencer à zéro l’éducation du bébé.
Avant que Prudence pût répondre, le beuglement du klaxon de transmission se fit entendre. Le RT avait été branché en dérivation manuelle pour éviter que ses circuits n’interfèrent avec le travail de l’atelier, et Bickel et Flatterie réagirent au même instant. Bickel enfonça la touche de mise en service, dans l’atelier. Flatterie enclencha l’interrupteur principal du RT, sur sa console, tout en se rendant compte avec un sentiment de détachement que le message de LBA allait passer par les circuits du «Bœuf» avant de leur être transmis.