XI


«Un comportement symbolique d’un ordre quelconque doit être un préalable à la conscience. Et il convient d’observer que les symboles abstraient - ils réduisent un message à une forme choisie.»

Morgan Hempstead, Conférences de Lunabase.

- Étalez ces papiers sur l’établi, Tim, dit Bickel. Commencez par poser sur le dessus les parties du plan de chargement qui nous intéressent; nous trouverons ce dont nous avons besoin dans les magasins de la robotique. Je suis à vous dans une minute.

Timberlake contempla le dos de Bickel. Le commandement était passé de façon si évidente entre ses mains, sans que personne ne soulève d’objection… du moins jusqu’à présent. Il haussa les épaules et se mit à étaler les manifestes et les plans de chargement.

Bickel parcourut la salle d’un regard circulaire.

L’atelier de maintenance de l’ordinateur était conçu de telle façon que Central-com se nichait en partie dans la courbe de 1 une des parois. A l’opposé de Central-com, l’atelier comportait une paroi plane haute d’environ quatre mètres et demi et longue de dix. Elle était couverte de tableaux de branchements, de comparateurs, de multiplexeurs simultanés, d’instruments de contrôle des systèmes tampons de cadrans et de voyants.

Derrière ces appareils et les boucliers de protection se trouvaient les premiers blocs-mémoires d’acheminement des programmes directeurs, menant aux différents secteurs de la mémoire centrale et à la vaste bibliothèque de programmes standards qui marquait les frontières de l’équipement.

- Il va falloir que nous fassions un tri par groupes pour repérer toutes les connexions auditives et visuelles et les rubans du RT, dit Bickel. Nous allons travailler d’un bout à l’autre avec des séquences d’appel, et les seules informations qui retourneront dans le système doivent venir de nous. Cela signifie que l’un de nous devra surveiller les affichages en permanence. Il faudra éliminer les rebuts au fur et à mesure, et contrôler en cours de fonctionnement tous les ordres d’exécution des instructions que nous utiliserons. Commençons par un système de circuits à portes, à cet endroit. Bickel indiqua un lecteur optique de caractères fixé au panneau, juste en face de lui.

A son sens, cette façon d’aborder le problème était parfaitement claire. Si seulement il parvenait à maintenir ouverte cette porte de sa perception - étape par étape.

Mais il y avait toujours le poids des six échecs précédents… pour raisons inconnues  : plus de dix-huit mille «personnes» disparues.


Ils ne nous considèrent pas comme de vraies personnes, se dit Bickel. Nous sommes des composants sacrifiables, faciles à remplacer.

Qu’était-il arrivé aux six autres nefs  ?


Il essuya la sueur de ses mains.


Des conférences en duplex avec le personnel de la station, il n’avait tiré que de la frustration. Il se revoyait assis à son bureau transmetteur, les yeux fixés sur l’écran vidéo au-dessus de son sous-main taché d’encre, observant le mouvement des visages dans les différents compartiments de l’écran - des visages intouchables qu’il ne connaissait que de seconde main.


Le souvenir était dominé par la voix de Hempstead sortant de cette bouche large et sévère aux dents bien alignées.


- Toute théorie avancée pour expliquer la perte de ces astronefs doit pour le moment demeurer une théorie. En dernière analyse, nous devons admettre simplement que nous ne savons pas ce qui s’est passé. Nous ne pouvons que supposer.


Suppositions  : Défaillance des systèmes. Défaillance mécanique. Défaillance humaine.


Et des subdivisions au sein des subdivisions pour départager les files de suppositions.

Mais jamais un seul mot de suspicion à l’égard des Noyaux-Psycho-Organiques. Pas une seule allusion, ni une théorie, ni même une supposition. Les cerveaux étaient parfaits.


- Pourquoi  ? marmonna Bickel, les yeux fixés sur le tableau de cadrans de l’ordinateur.


Il y eut un bruissement de papier froissé parmi les schémas entassés sur l’établi. Timberlake leva les yeux.


- Quoi  ?

- Pourquoi n’ont-ils pas envisagé la possibilité d’une défaillance des NPO  ?

- Stupide erreur.

- C’est trop simple, objecta Bickel. Il y a quelque chose… une raison prépondérante pour laquelle on nous a caché certains faits. Il s’approcha du tableau de l’ordinateur, essuya une petite empreinte de doigt sale.

- Où voulez-vous en venir  ? demanda Timberlake.

- Pensez combien il était facile de nous cacher quelque chose. Tout ce que nous faisions, disions, respirions ou mangions était sous leur contrôle absolu. Nous étions sous leur contrôle absolu. Nous étions des orphelins sur orbite, vous vous souvenez  ? Isolement stérile. C’est l’histoire de nos vies  : isolement stérile -physique… et mental.

- Ça ne tient pas debout, dit Timberlake. Il y avait de bonnes raisons à cet isolement stérile, les gros avantages d’une cosmonef libre de tout germe. Mais cacher des informations aux gens qui en ont besoin… ce n’est pas logique.

- N’en avez-vous jamais assez d’être manipulé  ? demanda Bickel.

- Ohhh, ils ne feraient pas ça!

- Vous croyez  ?

- Mais…

- Que connaissez-vous vraiment du Programme Tau Ceti  ? demanda Bickel. Seulement ce qu’on nous en a dit, que des sondes automatiques avaient découvert une planète habitable autour de Tau Ceti. Et LBA a commencé à envoyer des astronefs,

- Et alors, pourquoi pas  ? demanda Timberlake.

- Pour des tas de raisons.

- Vous êtes bigrement soupçonneux.

- Pour être soupçonneux, je le suis. Ils nous ont dit qu’en raison de^ dangers, ils n’envoyaient que des duplicatas d’humains… des doubles.

- C’est logique, dit Timberlake.

- Vous ne trouvez rien de suspect à cet arrangement  ?

- Bon sang, non!

- Je vois. Bickel détourna les yeux du tableau miroitant de l’ordinateur et regarda Timberlake en fronçant les sourcils. Alors essayons autrement. Vous ne trouvez pas du tout difficile de vous concentrer sur ce problème de conscience  ?

- Sur quoi  ?

- Il faut que nous fabriquions une conscience artificielle, dit Bickel. C’est pratiquement notre seule chance. Au Programme, ils le savent… et nous aussi. Éprouvez-vous des difficultés à affronter ce problème  ?

- Quel problème  ?

- Vous ne pensez pas que c’est un sacré problème, fabriquer une conscience artificielle  ?

- Eh bien…


- Votre vie en dépend, dit Bickel. -^Je suppose.


- Vous supposez! Vous avez une autre solution  ?


- Nous pourrions faire demi-tour. Bickel réprima un élan de colère  :


- Aucun de vous ne se rend compte de rien!

- Ne se rend compte de quoi  ?

- L’Œuf de Fer Blanc dépend presque totalement des fonctions de l’ordinateur. Le système RT fait appel aux banques de traduction de l’ordinateur. Tous les senseurs de la nef sont aiguillés par l’ordinateur, qui décide de la priorité de présentation sur les écrans de Central-com. Tous les occupants des hibernateurs ont des équipements biofonctionnels individuellement programmés - par l’ordinateur. La propulsion est contrôlée par l’ordinateur. Les équipements biofonctionnels de 1 équipage, les boucliers de protection, les circuits de sécurité, l’intégrité de la coque, les réflecteurs de radiations…

- Parce que tout était censé fonctionner sous le contrôle d’un NPO.


D’une seule enjambée allégée par la gravité réduite, Bickel traversa l’atelier et frappa de la main la pile de papiers entassés sur l’établi. Son geste envoya plusieurs feuilles voltiger à terre, mais il n’y prêta aucune attention.


- Et tous les cerveaux de six - non, sept! - astronefs ont flanché! J’en ai la certitude jusqu’au fond des tripes. Les NPO ont flanché… et on ne nous a pas adressé un seul mot de mise en garde.


Timberlake faillit parler, mais se retint. Il se baissa, récupéra les schémas tombés à terre et les replaça sur l’établi. Une certaine force, dans la Véhémence des paroles de Bickel, interdisait toute discussion.

Il a raison, pensa Timberlake.

Il leva les yeux vers Bickel, remarqua la sueur qui lui couvrait le front, les plissements au coin de ses yeux. Nous pourrions quand même faire demi-tour, dit-il.


- Je ne pense pas que nous le puissions. Ce voyage est un aller simple.

- Pourquoi pas  ? Si nous revenions sur nos pas…

- Et que nous ayons une panne d’ordinateur  ?

- Nous serions quand même sur le chemin du retour.


- Vous appelez retour un plongeon dans le Soleil  ? Timberlake se passa la langue sur les lèvres.


- Dans le temps, on apprenait aux enfants à nager en les jetant à l’eau, dit Bickel. Eh bien, on nous a jetés à l’eau. Et il vaut mieux que nous nous mettions à nager, ou nous avons toutes les chances de couler.

- Ceux du Programme ne nous feraient pas ça, chuchota Timberlake.

- Ah, vous en êtes sûr  ?

- Mais… six astronefs… plus de dix-huit mille personnes…

- Personnes  ? Quelles personnes  ? Les seules pertes dont j’ai entendu parler sont des doubles, pas très difficiles à remplacer quand on dispose d’une source d’énergie bon marché.

- Nous sommes des personnes, dit Timberlake, pas seulement des doubles.

- A nos yeux, nous sommes des personnes, dit Bickel. Mais j’ai une bonne question de derrière les fagots à vous poser. Étant donné tous les échecs précédents et les nombreuses possibilités de mauvais fonctionnements, pourquoi le Programme ne nous a-t-il pas fourni de code pour exprimer une défaillance des NPO - des nôtres… ou de n’importe quel autre  ?

- Ces soupçons ne… tiennent pas debout, dit Timberlake.

- Ouais, dit Bickel. Nous sommes vraiment en route vers Tau Ceti. Nos vies sont totalement dépendantes d’un système informatique qui représente tout ou rien - à cause d’une simple inadvertance. Nous avons lancé des nefs comme la nôtre dans tous les azimuts  : vers Dubbé, vers Schedar, vers Hamal, vers…

- Il y a toujours une chance pour que ces six autres expéditions aient réussi. Vous le savez. Les nefs ont disparu, c’est vrai, mais…

- Ah, nous y voilà! Peut-être n’ont-elles pas échoué, hein  ? Peut-être ont-elles…

- Il ne serait pas logique d’envoyer deux nefs de peuplement vers la même destination, fît observer Timberlake. A moins d’être sûr de ce qui est arrivé à…

- Vous y croyez vraiment, Tim  ?

- Eh bien…


- J’ai une meilleure explication, Tim. Supposons qu’un saligaud quelconque vous flanque à l’eau alors que vous ne savez pas nager, et que vous appreniez à nager d’un coup, comme ça, Bickel fit claquer ses doigts. Si vous vous aperceviez que vous pouvez continuer sans vous arrêter, ne nageriez-vous pas comme un dératé pour échapper au saligaud en question  ?