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Alicia revint le vendredi soir, relatant en détail ses aventures avec un poney nommé Chester et avec Damien Middlefield, un imbécile de moniteur. Elle eut l’air stupéfait quand ses parents refusèrent de l’écouter jusqu’au bout : ils tenaient en effet à lui expliquer que la vie n’était pas une boîte de chocolats. Psycho Mag avait encore frappé. Henry alla se coucher avant la fin du sermon.
Le lendemain matin, il trouva Alicia en pleine phase de dénégation.
— Chester est super grand, mais super gentil ! s’extasiait-elle. Il est prêt à tout, même à sauter des obstacles super hauts ! J’aurais tellement voulu le ramener à la maison ! Oh, Henry ! Tu crois que Maman et Papa seraient d’accord pour que j’aie un poney ? On a la place, non ? Il suffirait d’arracher cette pergola. Peut-être que Chester est à vendre. Si Papa achète le champ du Dr Henderson, Chester aura largement assez de quoi paître, et…
— Qu’est-ce qu’ils t’ont dit, hier soir ? la coupa Henry.
Ils étaient seuls dans la maison. Martha était allée faire les courses ; Tim s’était rendu au bureau. Samedi ou pas. Les parents avaient averti qu’ils ne rentreraient pas avant l’après-midi. Henry en avait déduit que Psycho Mag devait conseiller de laisser les enfants seuls pour qu’ils verbalisent eux-mêmes ce qui leur arrivait.
— Je ne leur ai pas parlé de Chester, répondit Alicia. Pas encore directement, mais…
— Alicia ! On en discute ou pas ?
— De quoi ? de Chester ?
— De ce qui arrive à Maman et Papa.
— Qu’est-ce qui leur arrive ?
Henry eut envie de l’étrangler :
— Maman sort avec la secrétaire de Papa !
— Ah, ça ? Pfff… ça ne signifie rien. Maman n’est pas homo.
— Pardon ?
— Non. C’est pas du tout son genre ! En plus, elle me l’a dit, hier soir.
— Elle t’a dit qu’elle n’était pas homo ? Elle t’a quand même annoncé qu’elle sortait avec Anaïs Ward, non ? Tu ne crois pas que c’est un peu contradictoire ?
— Non. Tu n’as pas rendez-vous avec le vieux, là, Fogarty ?
Henry ignora sa tentative pour changer de sujet :
— Ils t’ont dit qu’ils se séparaient ? Que Papa partait et qu’on restait avec Maman ?
— C’est très provisoire, affirma Alicia.
— De quoi tu parles ?
— De la séparation. Maman fait une crise de ménopause anticipée, un truc dans le genre. C’est pas comme si elle sortait avec un autre mec. Elle est juste arrivée à un âge où les femmes aiment essayer de nouvelles expériences, se remettre en cause, tout ça… Tu peux pas comprendre, toi, t’es un garçon. Quand Maman aura passé ce cap, Papa reviendra. S’il part un jour. Ils ont expliqué qu’il faudrait du temps à Papa pour trouver un appartement. Ça se peut que Maman ne soit plus avec Anaïs, à ce moment-là.
Henry n’en revenait pas. Il n’avait jamais pris sa sœur pour une lumière ; pourtant, quand elle allumait son cerveau, il devait reconnaître qu’elle pouvait être brillante… aveuglante, même !
— Et tu penses que Papa fera comme si rien ne s’était passé ? s’exclama-t-il.
— Il n’aura pas besoin de lui pardonner. Maman ne sort pas avec un autre type !
Henry laissa tomber. Alicia préférait penser que leur vie allait continuer comme avant ? ou que, si elle changeait, elle redeviendrait rapidement comme avant ? C’était son choix. Chacun affrontait les problèmes à sa façon.
— D’accord, conclut-il en allant prendre sa veste.
— D’accord quoi ? demanda Alicia, soupçonneuse.
— D’accord, tout va bien.
Au moment où Henry ouvrait la porte d’entrée, la voix de sa sœur le rattrapa :
— Où tu vas ?
— Chez « ce vieux, là, Fogarty ».
— Comme par hasard !
— Quoi, comme par hasard ?
— Si tu étais un peu plus souvent à la maison, rien ne serait peut-être arrivé !
Henry se retourna vers Alicia. Elle lui avait coupé le sifflet. C’était elle qui avait passé une semaine dans son sale poney-club pourri, et c’était lui qui aurait dû être plus souvent à la maison ? Avant qu’il eût trouvé une réplique bien sentie, Alicia avait repris son attaque :
— En plus, franchement, qu’est-ce que tu fabriques, chez un vieux type, seul, pas marié ? Hein ? Pourquoi il se paie un gamin deux ou trois fois par semaine ? Tu es sûr que c’est Maman qui est homo, dans la famille, Henry ?
— Mais ferme-la, crétine !
Il se retint de la gifler : il sentait que, au fond, elle ne cherchait même pas à le provoquer. Elle voulait oublier sa peur, éviter de penser à leurs parents.
— Ouh, le petit Henry est vexé ! Alors, qu’est-ce que tu fais, chez lui, si tu ne…
— Je nettoie sa maison. Sa remise. Je range des trucs. Il a besoin qu’on l’aide : il a plus de quatre-vingts ans, à mon avis !
— C’est tout ce que tu fais ? du ménage ?
— Non.
— Ha-ha ! Comme par hasard ! Et on peut savoir ce que tu fais, à part jouer à la bonne ?
Henry explosa :
— On aide des fées. Une fée, pour être précis. Une fée avec des ailes, et qui s’appelle Pyrgus.
Alicia éclata d’un rire sardonique :
— Ça m’étonne pas ! Les fées, c’est comme les rats : pour les attraper, rien ne vaut une bonne tapette !
Henry fila avant de commettre l’irréparable.