24
Dès que Pratellus et les gardiens eurent ligoté et déposé le prisonnier dans le cercle, Sulfurique les renvoya. Aucun ne fit la moindre objection : Blafardos était plein aux as, mais Sulfurique avait le pouvoir. Il pouvait licencier qui il voulait quand il voulait ; il pouvait envoyer un démon hanter vos rêves si vous l’irritiez un peu trop ; il pouvait vous tuer s’il en avait envie. On ne contrariait pas un tel homme.
Une fois seul, Sulfurique observa le garçon. Pourquoi Beleth le voulait-il tant ? Il était sûr et certain que Beleth avait tiré les ficelles, orchestré cette mise en scène pour parvenir à ses fins. Il n’y avait pas d’autre explication possible. Ç’avait été trop facile, trop simple : la curieuse exigence de Beleth (quel démon réclamait la deuxième personne croisée par son invocateur ?) ; l’arrivée du garçon au moment même où Sulfurique était sorti du cercle ; la position du prisonnier derrière Blafardos, de sorte qu’il fût la deuxième personne vue par Sulfurique ; la manière dont Blafardos le lui avait cédé, alors qu’il aurait pu le torturer lui-même ; enfin, la légèreté avec laquelle son imbécile d’associé avait accepté de le lui prêter le temps des préparatifs. D’ordinaire, Jasper était plus méfiant. Beaucoup plus méfiant.
À coup sûr, Beleth était derrière cet enchaînement idéal. Quand on invoquait un démon, on lui donnait une possibilité d’interférer avec l’ordre du monde. Les petits démons se contentaient d’espiègleries sans importance ; leurs princes pouvaient être plus subtils. Donc plus dévastateurs. Oh, au fond, les raisons pour lesquelles Beleth voulait ce garçon ne le regardaient pas ! Du moment que le démon respectait lui aussi son contrat… C’était cela, l’essentiel !
Le vieillard alla chercher le Livre de Beleth et l’ouvrit au chapitre des sacrifices. Rien de très compliqué. Il suffisait d’invoquer Beleth de la façon habituelle, puis d’égorger la victime. Beleth absorbait l’essence vitale, scellait le contrat et emportait l’âme du garçon avec lui en Enfer. Un jeu d’enfant. Quand Beleth serait reparti, Sulfurique n’aurait plus qu’à se débarrasser du corps. Pas difficile, avec des cuves de colle qui tournaient à plein régime. Il n’aurait même plus à s’inquiéter de Blafardos.
Il alla dans le placard pour en retirer un couteau aiguisé. Puis il revint au centre du grenier et entreprit de fortifier de nouveau le cercle en vue de l’invocation.
De son côté, Pyrgus regardait le vieillard s’agiter, en espérant qu’il prendrait son temps : le jeune homme avait réussi à atteindre une petite lame dans la poche arrière de ses hauts-de-chausses. Elle n’était pas vraiment affûtée, mais elle lui permettrait de s’attaquer à ses liens…
S’il coupait ses cordes à temps, il pourrait s’échapper. Sulfurique était plutôt bien vivant pour un vieillard, mais il semblait très fragile.
— J’ai bientôt fini, annonça-t-il d’une voix joviale.
— Qu’allez-vous me faire ?
Il n’attendait pas une réponse sincère et honnête. Il espérait juste inciter Sulfurique à parler pour gagner du temps.
— Rien qui doive t’inquiéter, affirma Sulfurique.
— C’est-à-dire ? De quoi ne dois-je pas m’inquiéter ?
— De rien. Je m’occupe de tout !
Il se détourna et s’empara d’un grimoire :
— Mais tais-toi ! J’ai du pain sur la planche.
Pyrgus avait à peine gagné une minute.