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— Non, merci, avait répondu Henry, quand son père lui avait proposé de le déposer chez M. Fogarty. Je préfère y aller à pied.

Henry marchait dans les ruelles vides. Si vides. Effrayantes. Il avait l’impression d’avancer sur une île minuscule, au-delà de laquelle il n’y avait rien. Sur cette île, qui bougeait à son rythme, au fur et à mesure que lui-même se déplaçait, il se repassait la fin de la conversation qu’il avait eue avec son père.

— Tu es en train de me dire que Maman couche avec une autre femme ? avait-il demandé.

Le visage de son père avait exprimé une profonde détresse. Presque pitoyable.

— Oui, c’est ce que je veux dire. Je sais que c’est… que c’est…

— Mais toi et Maman… Enfin, elle a eu des enfants ! Alicia et moi, nous existons, quand même ! Si elle… si elle… Bon, tu vois, quoi, si vraiment c’était la vraie vérité, ça voudrait dire qu’elle est lesbienne ! P’pa, c’est absurde ! Pas Maman ! Im-pos-sible !

Tim s’était tortillé sur sa chaise, embarrassé. À l’évidence, il trouvait cette discussion encore plus pénible que son fils.

— Ce n’est pas aussi simple que cela, Henry. On ne naît pas toujours homosexuel. On le devient. Enfin, parfois. Et le monde n’est pas blanc ou noir une fois pour toutes. On peut vivre des années et des années avant de se rendre compte qu’on est attiré par des gens de son sexe.

— Mais n’empêche ! avait protesté Henry, pas convaincu. Maman a eu des enfants ! Deux enfants !

Son père lui avait décoché un pauvre sourire :

— Avoir des enfants n’est pas très difficile, concrètement.

Son sourire avait disparu quand il avait affirmé :

— Hélas, le doute n’est plus permis. Martha et Anaïs… Anaïs et Martha… Elles…

Il avait été sur le point de pleurer de nouveau ; Henry ne l’avait pas épargné pour autant :

— Comment peux-tu en être aussi certain ?

Tim le lui avait expliqué.

Au bureau, il était la ponctualité incarnée. On pouvait se fier à lui pour régler sa montre. S’il disait : « Je serai là à neuf heures », il était là à neuf heures. S’il disait : « Je m’absente une demi-heure », on pouvait parier qu’il rentrerait trente minutes plus tard. Pas une de plus, pas une de moins.

La veille, il était parti en rendez-vous à l’extérieur. Il avait dit qu’il serait de retour à cinq heures. À la suite d’un empêchement de dernière minute, son rendez-vous avait été annulé. Tim était revenu au bureau peu avant trois heures.

Il travaillait dans un de ces grands immeubles que les architectes adoraient construire en Grande-Bretagne, dans les années 1980. La Newton-Sorsen Company – son entreprise – en occupait le troisième étage.

Quand Tim était rentré, le vigile de l’entrée l’avait salué en grognant, et la réceptionniste l’avait accueilli avec un beau sourire. Les visiteurs occasionnels devaient déposer une pièce d’identité pour obtenir un laissez-passer ; et les employés étaient en général tenus de présenter leur badge, mais Tim était connu comme le loup blanc.

Il s’était donc dirigé droit vers les ascenseurs et avait attendu un long moment avant d’en voir arriver un. Il s’était retrouvé seul dans la cabine. Grosso modo, il fallait cinquante secondes pour atteindre le troisième étage. Muriel, l’hôtesse d’accueil, lui avait appris que sa femme l’attendait dans son bureau.

Martha ne l’avait pas prévenu qu’elle viendrait ce jour-là. Cependant, il lui arrivait de passer voir Tim lorsqu’elle faisait des courses dans le coin. Quand Martha avait débarqué, Anaïs avait dû la prévenir que son mari ne serait pas de retour avant cinq heures – il n’avait pas téléphoné pour avertir que son rendez-vous était annulé. Avec un peu de chance, ils se croiseraient.

Tim avait longé le couloir moquetté qui menait à son bureau. Jim Handley l’avait retardé afin d’évoquer l’organisation d’une prochaine réunion. Le temps que Tim en terminât avec lui et regagnât son bureau, il était trois heures sept.

Pour accéder à son bureau, il devait traverser celui d’Anaïs. Sa secrétaire le protégeait ainsi des importuns. Il avait été un peu surpris de ne pas la voir à son poste. Surpris, mais pas stupéfait : sa secrétaire était sans doute à la machine à café… ou aux toilettes. Par contre, Tim avait été plus étonné de ne pas trouver Martha. Était-elle déjà repartie en empruntant les escaliers ? Elle s’y obligeait parfois, pour « faire un peu d’exercice ».

Tim fermait son bureau à clé quand il s’absentait : il y conservait des documents importants. Ce jour-là, Anaïs n’étant pas là, il avait sorti la clé de sa poche et l’avait introduite dans la serrure.

Quand il avait ouvert, il avait trouvé Martha et sa secrétaire à l’intérieur. Paniquées, les deux femmes s’étaient repoussées mutuellement. Pas assez vite, cependant. Tim les avait vues en train de s’embrasser.

— Peut-être que c’était juste un… un truc affectueux, avait suggéré Henry, tout retourné. Les filles, ça s’embrasse en permanence.

— Pas en s’enfermant à clé dans un bureau, avait rétorqué Tim. Et crois-moi : ce n’était pas un baiser d’ami.

Henry s’était tu un moment avant de repasser à l’attaque :

— Mais tu ne t’en es aperçu qu’hier ?

Son père ne lui avait pas répondu.

Bien sûr, pensa Henry en approchant de chez M. Fogarty, le divorce était inéluctable. Pourtant, le garçon avait noté une chose étrange : Tim n’avait pas prononcé une seule fois le mot. Ni celui de « séparation ». Ni aucun autre dans le genre. Il n’avait pas parlé de partir. Ce n’était sans doute qu’une question de temps. Ce soir, quand il aurait discuté avec Martha, les choses seraient différentes. Impossible d’ignorer ce qui s’était passé. Sauf si, comme Henry l’espérait, sa mère arrêtait d’être lesbienne. Est-ce qu’on guérissait de l’homosexualité ? Après tout, si on pouvait devenir homo, on pouvait redevenir hétéro, non ?

Non ?

La guerre des fées
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