5

Le « salon de thé » était une ancienne écurie située dans un dédale de petites rues si étroites que Tim dut se garer à moitié sur le trottoir.

— Tu as la place pour descendre ? demanda-t-il.

Henry entrouvrit sa portière avec précaution :

— Aucun problème.

Il avait parlé un peu vite : il dut se contorsionner pour parvenir à se glisser dehors. Comme son père sortait aussi et fermait la voiture, il s’inquiéta :

— Tu ne vas pas rater ton train ?

— Oublie le train…

Trois marches menaient à une pièce confortable et moquettée. Seules quelques-unes des tables rustiques étaient occupées. L’odeur entêtante du bacon frit leur sauta aux narines.

Tim se dirigea vers une table à l’écart, près d’une porte surmontée d’un panonceau : « PRIVÉ ». Henry s’assit sous une fenêtre qui donnait sur un minuscule jardin désert. Dans un socle en plastique, au milieu de la table, était posé un menu. Tim s’en empara.

— Du bacon, des œufs et des saucisses, ça te dit ? proposa-t-il.

— Merci, j’ai pas faim, répondit Henry, l’estomac noué.

— Je crois que je vais prendre le « Petit déj’ complet ». Je vais en avoir besoin. Tu es sûr que tu ne veux rien ? Des œufs brouillés ? Des tartines grillées ? Une tasse de thé ?

— Une tasse de thé, trancha Henry avec un petit sourire.

Il aurait dit n’importe quoi pour le faire taire. Jamais il n’aurait dû parler d’Anaïs à son père. Le changement de son comportement était effrayant. Et, en réalité, Henry ne voulait rien savoir au sujet de l’assistante de Timothy. Ce n’étaient pas ses affaires. Il avait posé la question pour que son père lui répondît quelque chose comme : « Coucher avec Anaïs, moi ? Bien sûr que non ! Pour qui tu me prends ? »

C’était d’ailleurs ce que Tim avait répondu, plus ou moins. Plutôt moins que plus, en réalité. Et Henry n’avait pas envie de connaître les détails de la liaison que sa mère avait avec Anaïs. Déjà, imaginer que Martha avait une liaison était assez horrible… Et dire que Henry ne l’avait jamais vue regarder avec attention un autre homme que Tim ! Avec un peu de chance, celui-ci avait tout faux.

La porte des cuisines s’ouvrit, et une jeune serveuse entra dans la salle, deux assiettes d’œufs sur les bras.

— Salut, Tim ! lança-t-elle au passage.

— ’jour, Ellen, lâcha-t-il sans chaleur.

Apparemment, Timothy venait souvent ici. Henry en conçut une certaine appréhension : il ignorait beaucoup de choses sur ses parents.

Ellen revint vers eux et sortit un calepin de son tablier. C’était une jolie brunette d’une vingtaine d’années. Elle était vêtue d’une courte jupe noire et d’un chemisier blanc. Elle portait des chaussures confortables. Aux yeux de Henry, ces chaussures évoquaient Charlie. Sa copine préférait être à l’aise dans ses chaussures, quitte à ne pas être à la mode ; elle jurait que, même quand elle serait plus vieille, elle ne changerait pas et continuerait de privilégier le confort plutôt que le chic.

— Comme d’hab’, Tim ? demanda-t-elle avec entrain.

Il opina. Elle se tourna vers Henry :

— Et ce beau gosse, qui c’est ?

Henry rougit. Son père répondit à sa place :

— Henry, mon fils. Henry, je te présente Ellen.

— Juste un thé, murmura Henry dans un filet de voix.

Il savait qu’il était écrevisse, et cette idée le faisait rougir encore plus.

— Il y a des petits pains au lait sympas, aujourd’hui. Ça te tente ?

— Ouais, d’acc’, grommela Henry pour se débarrasser d’elle.

Raté.

— Nature ou avec des raisins ?

— Nature.

— Au beurre ou à la crème fraîche ?

— Au beurre.

— Confiture de framboise ou marmelade d’orange ?

— Framboise.

— Ça roule !

Ellen referma son carnet et s’éloigna.

— Elle est gentille, cette petite, commenta Tim.

— Tu viens souvent ici ? voulut vérifier Henry.

— Bof, ça m’arrive de temps en temps…

Henry jeta un coup d’œil par la fenêtre :

— Tu voulais me parler de Maman, P’pa ?

Le bacon, les œufs et les saucisses devaient être au chaud dans un bain-marie : Ellen les apporta illico. Elle tenait une théière dans l’autre main. Elle posa l’assiette en face de Tim :

— Ton petit pain arrive tout de suite, Henry.

Tim et son fils attendirent en silence qu’elle revînt avec la viennoiserie, le beurre et un peu de confiture de framboise dans un petit pot en plastique. Henry fixait l’assiette de son père. Comme il avait eu raison de ne pas commander la même chose ! Le bacon était gras et les œufs pas assez cuits. Comble de l’horreur, il y avait un rognon dissimulé derrière la tomate frite. Beurk. Et c’était ça que son père prenait chaque fois qu’il venait ici ?

Ellen plaça le petit pain devant Henry, puis elle disposa les tasses sur la table.

— J’ai apporté le lait, signala-t-elle avant de s’éclipser.

— Tu n’en veux pas un peu, tu es sûr ? demanda Tim à Henry en désignant son assiette.

Le garçon fit non de la tête et attaqua son petit pain. Plus vite il l’aurait commencé, plus vite il l’aurait terminé.

— Ce que je veux, c’est que tu m’expliques, P’pa, dit-il.

— Oui, bien sûr. Je te comprends…

À l’évidence, son père n’avait pas envie d’expliquer. Mais il avait conscience qu’il devrait y passer. Alors, il inspira à fond et se lança.

— Tu sais que, depuis quelque temps, ta mère et moi avons des… euh, comment dire ? des problèmes, en quelque sorte… Tu le sais, n’est-ce pas ?

Non. Henry ne le savait pas. Du moins, il ne le savait pas avant ce matin-là. Il ouvrit la bouche pour l’avouer, mais son père ne le laissa pas en placer une :

— Évidemment que tu es au courant ! Tu n’es pas un imbécile. Et tu n’es plus un bébé. Ça a dû te crever les yeux…

« Pas tant que ça », songea Henry, horriblement gêné de voir son père verser une larme sans même sembler s’en rendre compte. Tim continua :

— Ta mère a beaucoup changé, tu as dû t’en apercevoir. Depuis un bon bout de temps, elle ne semblait plus tenir à notre couple. Ce sont des choses qui… qui se sentent… qui se sentent d’instinct. Quand j’ai compris que notre couple battait de l’aile, je suis devenu plus dur avec Alicia et toi. J’en suis navré mais… c’était plus fort que moi.

Henry n’en revenait pas. Il n’avait rien remarqué. Il n’avait pas eu l’impression que son père fût devenu plus dur avec Alicia et lui. Gêné, il garda les yeux fixés sur son assiette.

— Enfin, tu vois, quoi, conclut son père.

C’était tout ? « Enfin, tu vois, quoi », et point final ? On allait passer à autre chose ? On allait oublier ?

— Tu ne m’as pas parlé de la liaison de Maman, fit observer Henry.

— Difficile à croire, hein ? souffla Tim. Moi-même j’ai du mal à m’y habituer…

Il se redressa et repoussa son assiette. Henry nota qu’il n’avait pas touché à ses œufs à peine décongelés ni à l’immonde rognon. Il avala une grande bouffée d’air puis demanda :

— C’est qui, son type ?

— Comment ça, son type ?

— Ben… Le type avec qui elle a une liaison !

Tim regardait son fils avec une intensité presque inquiétante :

— Je t’ai expliqué, Henry. Tu ne m’as pas écouté ? Ta mère n’a pas une liaison avec un type. Ta mère a une liaison avec Anaïs, ma secrétaire.

Une fois lâchés, les mots s’étirèrent et restèrent en suspens dans l’air. Comme un drap qu’on déplie. Ou un linceul, plutôt.

La guerre des fées
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