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Le palais impérial se dressait sur une île située à l’endroit où le fleuve était le plus large. Près de trois kilomètres carrés de jardins officiels étaient entourés d’une forêt où l’Empereur allait parfois chasser le sanglier.
L’édifice avait été construit plus de quatre siècles auparavant en pierres pourpres. La couleur avait fané au cours des ans ; à présent, elle était presque noire, hormis au coucher et au lever du soleil, où elle prenait une légère teinte pourpre. Cette noirceur, alliée au pompeux style architectural à la mode de jadis, donnait au bâtiment une allure sinistre. La plupart des visiteurs le jugeaient intimidant. Pour Pyrgus, c’était juste sa maison.
Il passa l’entrée principale dans le sillage des gardes, avant de s’arrêter, le temps que Tithonus s’avance à leur rencontre. Le gardien portait l’uniforme vert de rigueur, ce qui renforçait le côté « lézard » qu’il avait toujours eu.
— À partir d’ici, c’est moi qui m’occupe de lui, annonça-t-il.
— Nous avons ordre de l’amener devant l’Empereur en personne, protesta le chef des gardes.
— Vos ordres ont été modifiés, dit Tithonus, le visage impassible.
Il fixa le garde droit dans les yeux, et Pyrgus sentit presque physiquement la volonté du soldat céder.
— Bien, monsieur, finit par murmurer le garde.
Il fit un signe à ses subordonnés, et la troupe tourna les talons avec un bel ensemble.
— Toujours aussi efficace, Tithonus, commenta Pyrgus dans un sourire.
— Et toi, toujours aussi mal habillé, grogna Tithonus, impassible. Tu veux te changer avant de voir ton père ?
— Non, je crois que je vais garder mes vêtements actuels. Il verra ce que je suis réduit à porter par sa faute…
Pyrgus ravala son sourire pour demander :
— Qu’est-ce qui se passe, Tithonus ? Pourquoi mon père a-t-il envoyé sa garde spéciale ?
— C’est à cause de Bleu. Viens, on va prendre le grand tour, je dois te mettre au courant d’un fait grave.
— Bleu ? répliqua Pyrgus. Qu’est-ce qu’elle a à voir dans cette histoire ?
Holly Bleu était sa cadette d’un an, ce qui ne l’empêchait pas de disposer d’un réseau d’espionnage qui faisait l’envie des Services de renseignements impériaux.
— Qu’est-ce qu’elle est allée raconter à Père, cette fois ?
— Que tu t’es mis Lord Noctifer à dos. Vrai ou faux ?
— Vrai. Il m’a surpris en train de lui voler son phénix doré.
Tithonus battit des paupières :
— Grands dieux ! Tu te rends compte des conséquences ?
— Il le maltraitait ! s’écria Pyrgus.
— Bien sûr qu’il le maltraitait ! Lord Noctifer maltraite même sa propre mère, alors… Tu ne l’as pas libérée pour autant, n’est-ce pas ?
— Non, j’avoue que non…
— Qu’est-ce que tu as fait de l’oiseau ?
— Je l’ai nourri puis relâché dans la nature.
Tithonus le dévisagea, bouche bée :
— Pyrgus, est-ce que tu sais combien ça coûte, de capturer un phénix doré ?
— Non.
— Tu as au moins conscience que Lord Noctifer est un homme puissant ?
— Ça ne lui donne pas le droit pour autant de maltraiter un phénix !
— C’est un membre éminent de la noblesse, et…
— Il appartient au peuple des Fées de la Nuit ! glapit Pyrgus.
— Oui, c’est une Fée de la Nuit et un noble. Il a des relations politiques considérables – et je ne parle même pas de ses ambitions politiques, encore plus considérables. Lord Noctifer est le porte-parole de toutes ces crapules sans foi ni loi !
— À propos de crapule, comment se porte Comma ?
— N’essaie pas de détourner la conversation, lâcha Tithonus d’un ton glacial. Lord Noctifer va te chercher des poux dans la tonsure et, crois-moi, il va t’en trouver.
— Je n’ai pas peur de lui, affirma Pyrgus.
— Attends de parler avec Sa Majesté Impériale…
Le Gardien prit une grande inspiration :
— Pyrgus, je pense qu’il est temps pour toi de te rendre compte de qui tu es… et de ce que tu n’es pas. Tu n’es pas un jeune soldat en quête de fortune. Et tu auras beau t’acharner à te déguiser en fils de commerçant ou d’artisan, tu restes Son Altesse le Prince héritier. Ce qui te donne un certain nombre de devoirs, je dirais même de responsabilités, que tu vives ou non au palais.
— C’est grave, alors ?
Tithonus acquiesça :
— Ton histoire avec Lord Noctifer a interrompu des négociations très délicates. Ses hommes t’ont reconnu. Ils ont envoyé un rapport à leur employeur dans l’heure qui a suivi l’effraction. Lord Noctifer ne traite peut-être pas son phénix avec toute l’affection et le respect requis ; mais il y tient car, lui, il sait parfaitement ce qu’il vaut. Il a exprimé des exigences auxquelles il sera difficile d’accéder. Il a lancé des hommes à ta poursuite. Vu les circonstances, il est en mesure de te mettre le grappin dessus et de te garder. Tu imagines le scandale que cela susciterait ? Le Prince héritier à la merci d’une Fée de la Nuit ? Ton père est furieux !
Pyrgus sentit son cœur se serrer, comme c’était souvent le cas lorsque la discussion portait sur son père.
— Ne perds pas ton calme devant lui, conseilla Tithonus. Quoi qu’il arrive.