31

Le jeune homme suivit l’Empereur dans le vaste couloir autour duquel s’organisait le palais.

— Qu’est-ce que tu attends de moi ? demanda-t-il.

Des serviteurs s’inclinaient sur le passage de l’Empereur, comme des vagues sur la plage.

— Je veux que tu te fasses oublier quelque temps, dit le monarque.

Ils arrivaient dans les quartiers privés. Un sort de silence permanent leur permettait de parler librement, sans crainte d’être espionnés : ici, les murs n’avaient pas d’oreilles.

— Le problème, c’est qu’aucun endroit n’est sûr pour toi, ici, dit l’Empereur. J’ai préparé ta translation.

— Vers le Monde analogue ?

L’Empereur acquiesça :

— Tu n’iras pas seul. Tithonus est trop vieux, mais Calme et Boucle te serviront de domestiques et de gardes du corps. Tu devrais débarquer sur une île déserte du Pacifique. Un climat agréable, des fruits exotiques en abondance et une faune sauvage très développée. Tu te sentiras comme un poisson dans l’eau ! Dès que les négociations auront été conclues, tu pourras revenir. C’est l’affaire d’un mois maximum, pas plus.

— Je pars quand ? demanda Pyrgus après un silence.

Son père lui posa la main sur l’épaule :

— Calme et Boucle ont déjà été translatés. Ils t’attendent sur l’île. Le portail a été ouvert dans la chapelle. J’aimerais que tu t’y rendes maintenant.

— Pour un mois ?

L’Empereur opina.

— Ne te fâche pas, dit Pyrgus, mais il y a quelque chose que j’aurais souhaité faire absolument…

Son père le regarda. Pyrgus déglutit :

— C’est à propos de cette usine…

Derechef, le monarque inclina la tête :

— Celle de Blafardos et Sulfurique ? Je me demandais combien de temps il te faudrait pour découvrir cette affaire…

Pyrgus sentit la colère le reprendre – mais pas contre son père, ce coup-ci :

— Ils tuent des animaux. Ils tuent…

Son père l’arrêta :

— Nous sommes au courant. Cependant, cette pratique n’est pas illégale. La colle est fabriquée depuis très longtemps à partir de cadavres d’animaux. Ne t’inquiète pas : des avocats s’efforcent de trouver un prétexte afin de fermer cette usine. Je devine ce que tu ressens ; hélas, tu vas devoir me laisser régler ce problème. Tu me fais confiance ?

— Oui…

Ils parvenaient à la chapelle, où les attendaient Holly et Comma.

La jeune fille se précipita vers Pyrgus et le serra dans ses bras.

— Je croyais que cette saleté de Lord Noctifer t’avait tué ! s’écria-t-elle. J’ai mis trois jours avant d’avoir de tes nouvelles.

Pyrgus se dégagea doucement :

— Lord Noctifer ne m’a jamais inquiété. C’est un autre qui a failli avoir ma peau.

— Qui ça ? demanda Holly d’une voix chargée de menaces. Si tu ne veux pas en parler à Père, je peux m’en occuper, tu sais…

Il n’en doutait pas. Dans quelques années, elle serait incroyable. Déjà, Holly était l’un des êtres les plus formidables qu’il connût. Même Tithonus la traitait avec respect. Pyrgus secoua la tête :

— Non, non, laisse tomber, c’était juste une blague.

Elle le fixa avec suspicion. Il comprit qu’elle ne laisserait pas tomber. Dès qu’il aurait été « translaté », elle activerait son réseau pour apprendre où il avait traîné et ce qu’il avait fait avant l’arrivée des gardes impériaux.

— Notre frère aime beaucoup les blagues, Holly ! minauda Comma.

Les commissures de ses lèvres se tordirent, formant un sourire bizarre.

— Allons, mieux vaut ne pas retarder davantage ton voyage, reprit-il. Plus vite tu seras parti, plus vite tu seras en sécurité.

Ses yeux étincelèrent, rappelant l’éclat des dents de Jasper Blafardos.

Le portail avait déjà été monté entre les piliers de l’autel. On aurait dit un feu d’un bleu éclatant. Si Pyrgus n’avait pas été au courant, il n’aurait jamais cru que quiconque pût entrer dans ce feu… et en ressortir vivant. Or, en dépit des apparences, il n’y avait pas de flammes. Si elles existaient – ce qu’aucun philosophe n’avait jamais établi avec certitude –, c’était entre les mondes. En tant que telles, elles n’étaient rien de plus qu’une manifestation visible de la séparation, une ligne de démarcation indiquant la limite entre deux dimensions.

La véritable puissance du portail résidait dans les améliorations apportées par les coûteuses machines qui distendaient l’espace-temps à cet endroit précis. Nul, dans l’empire des Fées, n’ignorait l’existence de cette technologie – elle était entrée dans la légende depuis des siècles ; mais seule la famille impériale était en mesure de se l’offrir. Le Monde analogue, où conduisait le portail, était l’ultime et l’unique porte de sortie en cas de menace contre l’Empereur et ses proches. Personne ne pouvait les retrouver là-bas.

— Comma a raison, Pyrgus, dit le monarque en revenant vers ses enfants. On t’a vacciné ?

Aussitôt, un prêtre s’avança, une seringue hypodermique à la main :

— Pas encore, Majesté.

Pyrgus releva sa manche et regarda ailleurs quand le prêtre piqua. Il ressentit une petite douleur, puis plus rien.

— Prêt ? demanda l’Empereur.

— Je crois.

— Tu ne manqueras de rien, le rassura son père. Nous avons envoyé sur l’île ce dont tu pouvais avoir besoin. Calme et Boucle ont dû finir de préparer l’endroit, et ils attendent ton arrivée.

— Merci, Père.

La Princesse serra encore son frère contre elle et lui plaqua un bisou sonore sur la joue.

— Tu vas telllllement me manquer ! murmura-t-elle. Porte-toi bien.

Pyrgus l’embrassa.

— Et moi, cher frère ? intervint Comma. Tu ne m’embrasses pas ? J’ai peur que nous nous revoyions dans telllllement longtemps…

Pyrgus l’ignora et s’engagea au milieu des flammes bleues.

La guerre des fées
titlepage.xhtml
book_0000.xhtml
book_0001.xhtml
book_0002.xhtml
book_0003.xhtml
book_0004.xhtml
book_0005.xhtml
book_0006.xhtml
book_0007.xhtml
book_0008.xhtml
book_0009.xhtml
book_0010.xhtml
book_0011.xhtml
book_0012.xhtml
book_0013.xhtml
book_0014.xhtml
book_0015.xhtml
book_0016.xhtml
book_0017.xhtml
book_0018.xhtml
book_0019.xhtml
book_0020.xhtml
book_0021.xhtml
book_0022.xhtml
book_0023.xhtml
book_0024.xhtml
book_0025.xhtml
book_0026.xhtml
book_0027.xhtml
book_0028.xhtml
book_0029.xhtml
book_0030.xhtml
book_0031.xhtml
book_0032.xhtml
book_0033.xhtml
book_0034.xhtml
book_0035.xhtml
book_0036.xhtml
book_0037.xhtml
book_0038.xhtml
book_0039.xhtml
book_0040.xhtml
book_0041.xhtml
book_0042.xhtml
book_0043.xhtml
book_0044.xhtml
book_0045.xhtml
book_0046.xhtml
book_0047.xhtml
book_0048.xhtml
book_0049.xhtml
book_0050.xhtml
book_0051.xhtml
book_0052.xhtml
book_0053.xhtml
book_0054.xhtml
book_0055.xhtml
book_0056.xhtml
book_0057.xhtml
book_0058.xhtml
book_0059.xhtml
book_0060.xhtml
book_0061.xhtml
book_0062.xhtml
book_0063.xhtml
book_0064.xhtml
book_0065.xhtml
book_0066.xhtml
book_0067.xhtml
book_0068.xhtml
book_0069.xhtml
book_0070.xhtml
book_0071.xhtml
book_0072.xhtml
book_0073.xhtml
book_0074.xhtml
book_0075.xhtml
book_0076.xhtml
book_0077.xhtml
book_0078.xhtml
book_0079.xhtml
book_0080.xhtml
book_0081.xhtml
book_0082.xhtml
book_0083.xhtml
book_0084.xhtml
book_0085.xhtml
book_0086.xhtml
book_0087.xhtml
book_0088.xhtml
book_0089.xhtml
book_0090.xhtml
book_0091.xhtml
book_0092.xhtml
book_0093.xhtml
book_0094.xhtml
book_0095.xhtml
book_0096.xhtml
book_0097.xhtml
book_0098.xhtml
book_0099.xhtml
book_0100.xhtml
book_0101.xhtml
book_0102.xhtml
book_0103.xhtml
book_0104.xhtml
book_0105.xhtml
book_0106.xhtml
book_0107.xhtml
book_0108.xhtml
book_0109.xhtml
book_0110.xhtml
book_0111.xhtml
book_0112.xhtml
book_0113.xhtml
book_0114.xhtml
book_0115.xhtml
book_0116.xhtml
book_0117.xhtml
book_0118.xhtml
book_0119.xhtml