CHAPITRE XVII
 
Les événements se précipitent

 

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En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, les trois garçons se trouvèrent saisis, solidement maintenus et mis dans l’impossibilité de s’échapper. Le gros Marcel tenait fermement Mick et Philippe, tandis que François, en tentant de prendre le large, était tombé tout droit dans les bras de M. Grégoire.

« Qu’est-ce que ça signifie ? s’écria celui-ci, fort en colère. Pourquoi êtes-vous venus casser les vitres de ma serre ? Tous mes papillons vont s’échapper par l’ouverture!

— Laissez-moi! Ce n’est pas nous qui avons jeté une pierre, protesta Philippe.

— C’est lui ! Je l’ai vu ! affirma le fils de Jeanne.

— Menteur ! lança Philippe. Lâchez-moi, Marcel. Je suis Philippe Thomas, de la ferme du Mont-Perdu. Si vous ne me laissez pas partir, vous aurez affaire à mon père !

— Tiens, c’est toi, Philippe? dit Marcel en ricanant. Toi dont le père ne veut plus de moi ? Tu vas rester ici jusqu’à demain matin. Alors, je préviendrai la gendarmerie : tu casses les vitres de M. Grégoire, tu voles ses poules…

— Quoi ? hurla Philippe qui s’étranglait de rage. C’est toi le voleur ! »

Marcel traîna les deux garçons en direction de la remise.

« Amenez le troisième, monsieur Grégoire, dit-il. Nous les enfermerons ici et nous les laisserons réfléchir jusqu’à demain matin, dans le noir. »

Le véritable M. Rousseau s’était joint à M. Grégoire pour maintenir François, qui se débattait comme un beau diable. Mais que pouvait-il faire contre deux hommes, à moins d’essayer de s’en débarrasser en les frappant à coups de pied ? Il ne voulut pas recourir à ce procédé, de crainte de les blesser. Après tout, il y avait, entre lui et les éleveurs de papillons, un regrettable malentendu…

À ce moment — ô joie !  — un lointain aboiement apporta à François un immense espoir.

« Dagobert ! C’est bien lui! cria François aux autres garçons. Appelez-le ! Il saura bien contraindre cette grande brute à vous lâcher !

— Dagobert ! » lança Mick d’une voix forte. Le chien accourut vers lui et se mit à grogner si férocement après Marcel que celui-ci cessa de traîner ses deux prisonniers.

« Laissez-nous, ou il vous mordra ! » dit Mick. Dagobert grogna plus fort, puis il serra dans sa gueule l’une des chevilles de Marcel, juste assez pour lui faire sentir ses redoutables crocs. Aussitôt, Marcel lâcha les deux garçons qui faillirent en perdre l’équilibre, mais se sauvèrent bien vite. Alors Dagobert courut à François. Déjà, M. Grégoire et M. Rousseau, qui ne brillaient pas par la bravoure, avaient décampé en entendant de tels grognements. « Les chasseurs de papillons ne sont pas des chasseurs de fauves », pensaient-ils en se réfugiant dans leur maison.

Dagobert força Marcel à faire de même. Quand la porte se fut refermée sur les trois hommes, les jeunes garçons poussèrent ensemble un grand soupir de soulagement. Ils se sentaient un peu étourdis de cette bagarre, où ils avaient été tiraillés en tous sens.

« Avant de nous éloigner, tâchons de voir quels sont les gens que Marcel a mis knock-out, dit François. Quelle nuit agitée! Bravo, Dagobert! Tu es arrivé juste à temps !

— Je pense que les filles nous l’ont envoyé parce que nous tardions trop à rentrer, dit Mick. Il a retrouvé facilement nos traces. Je crois que c’est ici que Marcel a fait mordre la poussière à ses visiteurs… »

Ils ne virent personne. Les deux individus avaient dû se relever et prendre la fuite.

« Nous n’avons plus qu’à retourner chez nous, maintenant, grogna Philippe. Notre expédition n’a pas servi à grand-chose !

— Non, convint François. Pourtant, nous avons la preuve que Marcel a été mêlé à une vilaine histoire, ainsi que les deux hommes qui sont venus lui parler.

— Il les a aidés d’une façon ou d’une autre, il les a cachés ici et il n’a pas été payé de ses services, acheva Mick. Mais comment les a-t-il aidés et pourquoi ?

— Je n’en ai aucune idée, dit François. Allons nous coucher. Demain matin, nous en reparlerons à tête reposée. À bientôt, Philippe ! »

Celui-ci retourna chez lui, songeur. Que dirait son cousin Roland, quand il lui raconterait son aventure… Mais pourrait-il jamais lui en parler? Les gens affirmaient que Roland avait déserté, en avion et qu’il se trouvait maintenant au fond de la mer…

« Mais moi, je n’en crois pas un mot ! » dit tout haut le jeune garçon, comme pour se fortifier dans son opinion.

Les fillettes attendaient Mick et François avec impatience. Quand enfin elles les entendirent approcher avec Dagobert, elles se précipitèrent à leur rencontre.

« Que vous est-il arrivé ? demanda Claude. Pourquoi revenez-vous si tard ? Nous étions terriblement inquiètes. Dagobert vous a bien trouvés, naturellement ?

— On peut dire qu’il est tombé à pic ! Nous avions vraiment besoin de lui, déclara François en souriant. Vous avez bien fait de nous l’envoyer.

— Il voulait vous rejoindre, de toute façon. Il s’agitait et poussait des gémissements comme s’il vous savait en danger. Alors, nous l’avons laissé partir.

— En effet, nous étions dans une situation difficile, avoua Mick en s’étendant sur son sac de couchage. Ecoutez notre histoire ! »

Après avoir entendu le récit des garçons, Claude et Annie exprimèrent leur étonnement.

« Quelle étrange affaire, dirent-elles. Comment découvrir ce que le fils de la vieille Jeanne a manigancé avec ses complices ?

— Personne ne le fera parler, dit François. Mais peut-être pourrions-nous tirer quelques renseignements de sa mère… Il faudrait aller à la ferme demain matin et profiter d’une absence de Marcel pour causer avec cette pauvre femme.

— Voilà une bonne idée ! s’écria Claude. Elle doit savoir pas mal de choses puisque son fils a caché des étrangers dans la maison. Ces gens-là ne sont pas restés sans manger. Elle a dû leur faire la cuisine. Oui, si Jeanne consent à parler, elle pourra nous mettre sur la voie !

— Maintenant, mesdemoiselles, je voudrais bien dormir, dit François.

— C’est bon, dit Claude, nous partons. Viens, Annie, nous allons nous coucher. Nous avons sommeil aussi. Je me demande si Philippe est rentré chez lui sans encombre et s’il dort déjà ! »

À ce moment-là, Philippe, dans son lit, ne pouvait fermer l’œil. Il pensait à son cousin Roland. Celui-ci disparu, lui seul, Philippe, se refusait farouchement à croire à sa trahison, à sa mort. Ah ! si seulement il pouvait faire quelque chose… le disculper…. Mais il ne pouvait rien…

Le lendemain, les membres du Club des Cinq se réveillèrent fort tard, même Dagobert. Il ne restait plus grand-chose dans le garde-manger.

« N’oublions pas de descendre à la ferme pour nous ravitailler, si Philippe ne nous apporte pas ce qu’il nous faut ce matin », dit Annie.

Ils déjeunèrent de tartines de fromage et burent là-dessus de grands verres d’eau.

Quand ils eurent terminé, François annonça :

« Nous allons tout de suite nous rendre chez M. Grégoire. Toi, Mick, tu essaieras de faire parler Jeanne.

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Elle s’est montrée si touchée lorsque tu lui as donné l’argent du papillon! Après cela, elle t’écoutera plus facilement que n’importe qui.

— D’accord, répondit Mick. Êtes-vous prêts ? » Tout le monde se mit en route, Dagobert suivait sagement. Dès que la ferme des Papillons fut en vue, ils ralentirent le pas, peu soucieux de se jeter dans les bras du gros Marcel. Mais ils ne virent de loin que la pauvre femme, en train d’étendre sa lessive. Ses mains tremblaient si fort que, par deux fois, des chemises lui échappèrent des mains et tombèrent à terre.

« Tu devrais aller à son secours, Annie, dit François. Cela nous ferait une entrée en matière. »

Annie s’approcha de la petite vieille. « Permettez-moi de vous aider », lui dit-elle de sa voix la plus douce.

En même temps, elle remarqua que la pauvre femme avait un visage décomposé, plus égaré que jamais.

« Qu’avez-vous ? demanda Annie. Etes-vous souffrante ? »

Jeanne marmonna une réponse incompréhensible. Elle semblait fort étonnée de cette aide inattendue, mais ne protesta pas. Elle laissa Annie étendre adroitement le linge à sa place.

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En terminant, Annie demanda :

« Est-ce que M. Grégoire et M. Rousseau sont ici ?

— … chasse aux papillons… », murmura Jeanne.

Annie risqua encore : « Et votre fils ? Est-il à la maison ? »

À ces mots, Jeanne éclata en sanglots. Elle se couvrit le visage de son tablier et se dirigea d’un pas incertain vers sa cuisine.

Annie resta interdite. Mick se précipita et aida Jeanne à rentrer dans sa cuisine; il la fit asseoir dans son fauteuil. Elle laissa retomber son tablier et le regarda longuement.

« Ah ! soupir a-t-elle. Je vous reconnais. Vous êtes un gentil garçon. Vous m’avez donné quelque chose l’autre jour. Personne n’est plus gentil pour moi, maintenant… Mon fils est méchant… si méchant. Il me prend tous mes sous… Et puis… il a… »

Elle n’acheva pas. Mick remarqua qu’elle tremblait de tous ses membres.

« Où est-il ? » demanda très doucement le jeune garçon.

Elle se remit à pleurer.

« Les gendarmes sont venus le chercher ce matin », bredouilla-t-elle entre deux sanglots.

Mick consulta du regard les autres, qui s’approchaient sans bruit. Avait-il bien entendu ? François lui fit signe de continuer son petit interrogatoire.

« Vous dites que les gendarmes l’ont emmené ? dit Mick. Et pourquoi ?

— Il paraît qu’il a volé les canards du voisin. Ce sont ces méchants hommes qui ont changé mon fils… Avant, il n’était pas comme ça…, murmura Jeanne.

— Quels méchants hommes ? demanda Mick en pressant doucement la vieille main ridée qui reposait sur le bras du fauteuil. Dites-nous ce que vous savez. Nous voulons vous aider.

— Vous voulez aider une pauvre vieille comme moi ? Vous êtes un brave garçon. Ce sont ces hommes-là qui ont changé mon fils, je vous dis…, répéta-t-elle en hochant la tête.

— Où sont-ils maintenant ? Votre fils les a cachés ici, n’est-ce pas ?

— Oui. Ils étaient quatre et ils avaient promis de l’argent à mon fils pour qu’il les cache dans cette maison. Quand ils se réunissaient dans la chambre, là-haut, ils parlaient de leur secret. J’ai écouté et j’ai entendu…

— Quel est ce secret ? » demanda Mick, dont le cœur battait plus vite. Peut-être allait-il tout apprendre…

« Ils observaient quelque chose, dit Jeanne dans un souffle. Quelque chose au pied du Mont-Perdu. Tantôt le jour, tantôt la nuit, ils regardaient toujours avec des jumelles. Ils restaient tous dans la seule chambre disponible là-haut. Je leur portais à manger, parce que mon fils m’y obligeait, mais je n’aimais pas ces hommes-là. Ce sont de méchants hommes, qui ont changé mon fils… »

De nouveau, elle fondit en larmes. Les enfants se regardèrent, embarrassés.

« Ne la fatiguons pas davantage, vous voyez bien qu’elle est malade de chagrin », dit Annie.

Des pas résonnèrent dans le couloir, puis M. Grégoire pénétra dans la cuisine. Il fut très étonné d’y trouver tant de monde.

« Quoi ? Vous êtes encore là ? s’écria-t-il en voyant Mick et François. Prenez garde! J’ai déposé une plainte contre vous à la gendarmerie. Vous serez punis pour être venus casser mes vitres, la nuit. Comment osez-vous revenir ici, après ce que vous avez fait ? »

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