CHAPITRE VII
 
Les plaisanteries de Philippe

 

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DAGOBERT grogna, et Clairon s’empressa de l’imiter. Les enfants se retournèrent. Ils virent la vieille Jeanne, l’air égaré, sur le pas de sa porte; des mèches de cheveux gris lui pendaient sur le front.

« Qu’avez-vous ? lui demanda François très surpris. Nous n’avons rien fait de mal !

— Mon fils ne veut pas voir d’étrangers ici ! cria-t-elle.

— Cette maison appartient à M. Grégoire, il me semble, rétorqua Mick.

— Je vous dis que mon fils est furieux quand des étrangers viennent ici », reprit la vieille femme en leur montrant le poing.

Dagobert trouva ce geste très déplaisant et se mit à grogner plus fort. Aussitôt la vieille pointa son index vers le chien et se mit à débiter une longue litanie de mots incompréhensibles. Annie recula, inquiète. Cette femme évoquait parfaitement une sorcière en train de jeter un sort !

Le chien eut une réaction bizarre. Il baissa l’oreille, cessa de gronder et se rapprocha peureusement de Claude. Voyant cela, Claude le prit par le collier et s’enfuit avec lui à toutes jambes, suivie d’Annie. Les garçons éclatèrent de rire. Philippe s’adressa alors à la vieille Jeanne :

« Votre fils n’est pas là. Pourquoi racontez-vous de pareilles histoires ? »

Elle se troubla. Deux larmes coulèrent le long de ses joues. Elle articula à voix basse :

« Il est brutal… Il me fait peur. Partez, allez-vous-en tout de suite ! S’il arrive, il vous chassera. C’est un méchant homme que mon fils !

— Elle est devenue folle, je crois, dit Philippe, navré. Rassurez-vous, elle n’est pas dangereuse. Quant à son fils, il vient de temps en temps à la ferme pour réparer le toit ou faire différents travaux pour mon père. Il est très adroit… Partons ! M. Grégoire est un curieux homme, ne trouvez-vous pas ? »

Ils rattrapèrent les filles. François était perplexe.

« Comment est l’associé de M. Grégoire ? demanda-t-il.

— Je n’en sais rien. Je ne l’ai jamais vu, répondît Philippe. Il est presque toujours absent de la ferme des Papillons. C’est qu’il faut assurer la vente, sinon de quoi vivraient-ils ?

— L’élevage des papillons ne doit pas rapporter beaucoup, si l’on en juge par l’état de leur maison. J’aurais bien voulu revenir ici encore une fois, mais je n’ai guère de sympathie pour M. Grégoire, dit Mick. Il a des yeux si perçants et si vifs qu’on se demande si vraiment il a besoin de ses grosses lunettes ! »

François taquina sa cousine :

« Alors, Claude, tu as eu peur que cette bonne femme ensorcelle ton chien ? Qu’elle te le change en souris ?

— Pas du tout ! protesta Claude en devenant toute rouge. Mais je n’ai pas aimé la façon dont elle a pointé l’index vers Dagobert… Il a paru bouleversé !

— Je ne comprends pas que Jeanne parle si mal de son fils, dit Philippe, songeur. En ce qui nous concerne, nous n’avons rien à lui reprocher. Elle doit perdre la raison.

— Je ne remettrai jamais les pieds chez M. Grégoire, lança Claude, vexée de son aventure. Qu’allons-nous faire maintenant ?

— Retourner à notre camp et déjeuner, dit François. Viens avec nous, Philippe, si tu n’as pas de travail en retard à la ferme.

— Entendu. Je serai très content de partager un repas avec vous. Il doit faire bon, en haut du Mont-Perdu ! »

Ce jour-là, Philippe se montra d’humeur facétieuse. Ses camarades faillirent s’étrangler de rire, tant il fut drôle. Son numéro le plus réussi fut celui de l’araignée…

Pendant qu’Annie et Claude s’éloignaient pour aller chercher les provisions près de la source, le malicieux Philippe tira de sa poche une énorme araignée factice, fort bien imitée avec ses longues pattes qui s’agitaient au moindre souffle. Il la suspendit à une branche par un fil de nylon très fin. Mick sourit en voyant ces préparatifs.

« Attends un peu qu’Annie l’aperçoive ! dit-il. Claude ne craint pas les araignées, mais il faut avouer que celle-ci est d’une taille impressionnante. »

Annie ne la remarqua qu’au dessert. Elle savourait ses fraises à la crème, lorsque soudain ses yeux s’agrandirent d’horreur. L’araignée se balançait doucement au bout de son fil, juste au-dessus de la tête de Claude.

« Oooph ! s’écria-t-elle, éperdue. Claude, fais attention ! Il y a une araignée monstrueuse au-dessus de ta tête !

— Comment, Claude aurait peur des araignées ? dit Philippe d’un petit air étonné. Elle est comme toutes les filles, alors ! »

Claude lui lança un regard noir. « Je me moque bien des araignées, laissa-t-elle tomber d’une voix tranchante.

— Ah ! bon. Autrement, je serais obligé de t’appeler Claudine. C’est ton vrai nom, n’est-ce pas ?

— Claude, ôte-toi vite de là ! reprit Annie, angoissée. Elle est pendue juste au-dessus de tes cheveux… Elle est énorme ! C’est peut-être une tarentule ! »

À ce moment précis, la brise souffla plus fort. L’araignée bougea comme si elle eût été vivante. François et Mick dominaient mal leur fou rire. Claude, intriguée, mais fermement résolue à ne pas quitter sa place, leva la tête lentement… Quand elle vît la taille de l’araignée, elle bondit, comme mue par un ressort, et tomba sur Philippe. Il y eut, dans la collision, un beau gâchis de fraises à la crème…

« Allons, Claudine, dit Philippe, très ennuyé d’être ainsi privé de dessert, tu as pourtant affirmé que tu ne craignais pas les araignées… »

Il essaya de récupérer quelques fraises, dut y renoncer et se consola en poursuivant la plaisanterie :

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« Je vais l’enlever de là, ainsi tu pourras retourner à ta place, dit-il.

— Non, non ! N’y touche pas, supplia Annie. Une araignée de cette taille est peut-être venimeuse et… »

Mais Philippe, calme et grave, alla décrocher le fil de nylon entortillé à la branche et balança l’araignée sous le nez d’Annie, qui se recula précipitamment. Puis il déposa le noir insecte sur les genoux de Mick. Dagobert vint le flairer. Clairon l’imita, voulut mordre l’araignée factice et en brisa le fil.

Philippe lui donna une tape.

« Ma belle araignée exotique ! se lamenta-t-il.

— Quoi ? C’est une araignée exotique ? » s’exclama Annie, horrifiée.

Philippe, souriant, la remit tranquillement dans sa poche.

« C’est assez, Philippe, dit François. La farce est finie. »

Claude fixa sur le plaisantin un œil étincelant de colère, tandis qu’elle devenait cramoisie.

« Une farce ! C’était donc une farce ? Toi, tu me le paieras ! La vengeance est un plat qui se mange froid ! proclama-t-elle.

— Oui, laisse-le refroidir, ça vaut mieux, dit Mick, un peu inquiet de voir sa cousine dans cet état.

— C’est méchant de ta part, Philippe, poursuivit Claude. Tu savais qu’Annie a peur des araignées.

— Changeons de conversation, lança François précipitamment. Qu’allons-nous faire de notre après-midi ?

— Ce que j’aimerais le mieux, pour mon compte, ce serait de prendre un bain, enchaîna Mick. Par ce temps splendide, si nous étions à Kernach, nous aurions sûrement passé l’après-midi dans l’eau…

— Il est en effet bien dommage que nous ne soyons pas restés à Kernach, dit Claude en regardant Philippe avec insistance.

— Eh bien, si vraiment vous avez envie de vous baigner, je peux vous conduire à un très joli étang, déclara Philippe qui voulait rentrer dans les bonnes grâces de chacun.

— Un étang? Où donc ? demandèrent quatre voix.

— Du côté du champ d’aviation. Cette source, où vous prenez de l’eau, coule jusqu’au pied du Mont-Perdu, se joint à deux ou trois autres ruisseaux et forme un petit étang. Je vous préviens que l’eau est froide; pourtant, je vais y faire un plongeon de temps en temps.

— Cette idée me plaît, dit François. Mais nous ne pouvons pas nous baigner tout de suite après notre repas. Si nous nous reposions un peu ?

— Oui, il est bon de faire une petite sieste après le déjeuner, surtout quand il fait chaud », répondit Claude.

Une heure plus tard, ils se mirent en route.

« Nous avons bien fait d’emporter nos maillots de bain, constata François avec plaisir. Mais toi, Philippe, comment vas-tu faire ?

— Le chemin qui conduit au lac ne passe pas loin de la ferme. Je ferai un crochet pour aller chercher mon caleçon de bain. »

Ils descendirent la colline, en direction du champ d’aviation.

Depuis le matin, aucun bruit de moteur n’était venu troubler le calme de la campagne. Il ne semblait pas que ce terrain eût une grande activité. Mick en fit la remarque à Philippe, qui répondit :

« Attendez qu’ils commencent leurs expériences avec les nouveaux avions dont parle mon cousin. Alors, vous les entendrez franchir le mur du son, à chaque vol d’essai.

— Est-ce que ton cousin nous fera visiter l’aérodrome ? demanda François. Mick et moi en serions très  heureux.

— Moi aussi, assura Claude.

— Mais tu es une fille, dit Philippe, toujours taquin. Les filles ne comprennent rien aux avions, aux autos, aux bateaux… ni même aux araignées! N’est-ce pas ? Non, cela ne t’intéressera pas, ma chère Claudine.

— Ne m’appelle pas Claudine, et encore moins « ma chère Claudine », protesta la fillette violemment.

— Avez-vous fini de vous chamailler, tous les deux? dit François, excédé. Nous pouvons employer plus agréablement notre temps. Philippe, nous approchons de ta ferme. Comme nous avons vite descendu cette côte, si dure à grimper !

— Viens, Clairon, nous allons faire la course jusqu’à la maison. À tout à l’heure, dit Philippe gaiement. Continuez tout droit, jusqu’à ce gros pin que vous apercevez au loin. Je vous rattraperai. »

Il se mit à courir, tandis que les autres enfants ralentissaient le pas. Au moment où le Club des Cinq atteignait le pin, Philippe surgit par-derrière, hors d’haleine.

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Tout joyeux, les enfants se dirigèrent vers lui.

« Encore quelques pas, dit-il, et vous verrez l’étang sur la gauche. »

En effet, un petit étang bleu apparut bientôt, miroitant au soleil. Il était bordé d’un côté par un rideau d’arbres, de l’autre par des joncs. Tout joyeux, les enfants se dirigèrent vers lui. Quelle ne fut pas leur déconvenue, lorsqu’ils virent cet écriteau cloué sur un arbre :

BAIGNADE INTERDITE

DANGER

« Qu’est-ce que cela signifie ? Philippe, tu nous as fait encore une blague ! se lamenta Mick.

— Ce n’est pas gentil de ta part, Philippe, dit François. Tu savais certainement qu’on ne pouvait pas se baigner ici !

— Ne vous inquiétez pas pour si peu, répondit tranquillement Philippe. Cet écriteau ne veut rien dire. C’est de la pure fantaisie ! »

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