CHAPITRE XVI
Le Club des Cinq passe à l’action
Ils arrivèrent près de la maison, en marchant sur la pointe des pieds.
« Quand vous regarderez par les fenêtres, tenez-vous à bonne distance, de façon que vous puissiez voir sans être vus, dit François. J’espère que nous ne serons pas surpris !
— De ce côté, il n’y a qu’une fenêtre éclairée, et c’est au rez-de-chaussée », constata Mick.
Ils s’en approchèrent avec mille précautions et aperçurent une cuisine d’une propreté douteuse, baignée d’une faible lumière. La vieille Jeanne, vêtue d’une robe de chambre toute déteinte, était là, affalée dans un fauteuil. Quoique les garçons ne pussent voir son visage, ils devinèrent sa tristesse à la façon dont elle baissait la tête. Elle passa dans ses cheveux gris une main tremblante, puis reprit une attitude immobile.
« Non, ce n’est pas une sorcière, la pauvre femme ! » murmura Mick, dont le cœur se serrait à la vue de cette malheureuse, perdue dans ses sombres pensées.
« Pourquoi n’est-elle pas couchée à cette heure ? s’étonna François. Peut-être attend-elle quelqu’un ?
— Cela se pourrait. Alors, méfions-nous, dit Philippe en se retournant comme s’il s’attendait à voir surgir une ombre derrière lui.
— Allons voir la façade », proposa Mick. Toujours sur la pointe des pieds, ils firent le tour de la maison et virent une fenêtre éclairée beaucoup plus brillamment que celle de la cuisine. Ils n’osaient pas trop s’approcher, de crainte d’être vus. Enfin, ils réussirent à voir deux hommes assis devant une table et penchés sur des papiers, qui paraissaient très absorbés.
« M. Grégoire ! souffla François. C’est bien lui ! L’autre est sans doute son associé, M. Rousseau. Il ne ressemble en aucune façon à l’homme aux lunettes noires. »
Tous examinèrent l’associé. C’était un homme d’une quarantaine d’années, d’aspect robuste, avec une petite moustache et des cheveux châtain clair. Rien qui rappelât l’être chétif qui prétendait s’appeler M. Rousseau…
« Nous sommes en plein mystère, murmura Philippe.
— Que font-ils ? demanda Mick à voix basse.
— L’un écrit dans un livre, l’autre sur des feuillets. Ils font sans doute leur comptabilité. En tout cas, ils ont l’air paisible de gens qui se livrent à leurs occupations ordinaires. Maintenant, je suis persuadé que M. Grégoire a dit la vérité quand il nous a assuré que son associé n’était pas sorti le soir tragique. »
Ils s’écartèrent pour aller parler plus tranquillement dans un coin sombre.
« Qui est l’homme aux lunettes noires ? Pourquoi portait-il un filet à papillons ? Pourquoi nous a-t-il menti ? Pourquoi rôdait-il sur le Mont-Perdu, ce soir-là ? se demandaient les deux frères.
— Oui, qui était-ce ? » reprit Philippe un peu trop haut. Il reçut aussitôt deux coups de coude dans les côtes, qui le ramenèrent à plus de prudence. « Il s’est passé la nuit dernière des choses que tout le monde ignore. Ah! je voudrais bien rencontrer l’homme qui s’est fait passer pour M. Rousseau !
— Nous en aurons peut-être l’occasion, murmura François. Y a-t-il d’autres fenêtres éclairées ?… Oui. Au premier étage. Quelqu’un se trouve là-haut !
— Peut-être le fils de la vieille Jeanne, dit Mick.
— Comment pourrions-nous jeter un coup d’œil là-dedans? J’ai une idée ! Grimpons à l’arbre qui est en face de cette fenêtre, suggéra Philippe.
— Il y a un moyen encore plus facile, dit François en actionnant sa lampe de poche de façon à éclairer fugitivement une échelle appuyée contre le mur de la remise.
— En effet, ce sera très commode, dit Mick. Mais il faudra opérer dans le plus grand silence, car celui qui se trouve là-haut viendra tout de suite à la fenêtre s’il entend le plus léger grattement ! »
François réfléchit un instant et prit une décision : « La fenêtre n’est pas haute, et cette échelle est légère. À deux, nous pourrons la placer contre le mur sans attirer l’attention de personne. Mick, aide-moi ! Philippe, fais le guet ! »
Les deux frères transportèrent précautionneusement l’échelle et l’appuyèrent contre la maison, sans bruit…
« À présent, tenez bien l’échelle, vous autres, dit François. Je vais monter. Regardez autour de vous. Je ne tiens pas à être pincé dans cette situation aussi ridicule que périlleuse ! »
Mick et Philippe maintinrent fermement l’échelle tandis que François en gravissait les barreaux. Il arriva près de la fenêtre éclairée et, très prudemment, en approcha son visage.
Il vit une petite chambre fort pauvre et mal tenue, avec un lit de fer au milieu. Un homme, assis sur le lit, paraissait plongé dans la lecture d’un journal.
« Comme il est gros ! » pensa François. Il se rappela le portrait tracé par Philippe et n’eut plus aucun doute : cet homme au cou de taureau était bien « le gros Marcel », le fils de la vieille Jeanne.
Tandis que le jeune garçon l’examinait, l’homme consulta sa montre et grommela quelque chose d’indistinct. Il se leva brusquement. François descendit l’échelle en un clin d’œil et fit signe aux autres de se taire.
« Je pense qu’il y a là-haut celui que Philippe appelle « le gros Marcel ». J’ai cru qu’il allait s’approcher de la fenêtre. Attendons encore quelques instants. Si tout est calme, Philippe montera à l’échelle pour s’assurer que je ne me trompe pas, et qu’il s’agit bien là du fils de la bonne de M. Grégoire. »
Quand Philippe eut rempli sa mission, il déclara :
« Oui, c’est lui. Comme il a changé ! Mes parents disent qu’il a de mauvaises fréquentations et qu’il boit. Vraiment, il a l’air d’une brute, à présent !
— Il a regardé l’heure comme s’il attendait quelqu’un, dit François. Qui sait si l’homme qui se promenait avec un filet à papillons la nuit dernière ne va pas venir ici ? J’aimerais pouvoir l’examiner mieux.
— Cachons-nous dans les dépendances et attendons un moment, voulez-vous ? » proposa Philippe quand ils eurent rangé l’échelle.
Ils pénétrèrent sans bruit dans un bâtiment délabré qui servait encore de remise. Il y régnait une mauvaise odeur; les garçons ne savaient où s’asseoir.
Enfin, François trouva dans un coin une pile de sacs assez poussiéreux, qu’il disposa à terre.
Chacun s’y installa pour faire le guet, dans l’obscurité.
« Qu’est-ce qui peut sentir si mauvais? demanda Mick, incommodé. Des pommes de terre pourries ? C’est intenable !
— Ne fais pas le délicat, ou alors va te coucher », grogna François.
Ils restèrent tapis dans la remise pendant un certain temps, Mick allait s’endormir quand son frère lui donna un brusque coup de coude. On entendait des pas approcher. Les garçons retinrent leur respiration. Les pas se firent légers en arrivant devant la remise et en approchant de la maison d’habitation. Là, ils s’arrêtèrent. Un sifflement à peine perceptible parvint aux oreilles du trio.
François se leva et regarda par la porte de la remise, restée entrouverte. Il dit :
« Je vois deux hommes sous la fenêtre de Marcel; celui-ci les attendait probablement. Il va descendre pour leur parler. Pourvu qu’il n’ait pas l’idée de venir discuter avec eux dans cette remise! »
Cette pensée donna froid dans le dos aux jeunes garçons, car ils n’avaient plus aucune possibilité de retraite. La porte d’entrée de la maison venait de s’ouvrir, livrant passage au fils de Jeanne.
François vit nettement sa massive silhouette se découper dans la lumière que répandait le plafonnier des éleveurs de papillons, plongés dans leurs comptes. Marcel et les deux nouveaux venus s’éloignèrent ensemble, sans bruit, et tournèrent au coin de la maison.
« Suivons-les et essayons d’entendre ce qu’ils disent, proposa François. Peut-être apprendrons-nous quelque chose d’intéressant !
— Quelle heure est-il? demanda Mick. J’espère qu’Annie et Claude ne vont pas s’inquiéter à notre sujet.
— Il est plus de minuit, en effet, dit François en regardant les aiguilles lumineuses de sa montre bracelet. Nous n’y pouvons rien. Elles devineront que nous sommes sur une piste. »
Ils suivirent de loin les trois hommes, en prenant mille précautions pour éviter le moindre craquement.
Marcel et les visiteurs contournèrent les serres, et s’arrêtèrent sous un gros arbre. Là, ils commencèrent à discuter à voix basse. Les garçons, désappointés, ne pouvaient entendre qu’un murmure de voix.
Enfin, Marcel (ce fut Philippe qui reconnut sa voix) haussa le ton. Quelques-unes de ses paroles parvinrent à nos amis. Il semblait fort en colère et accusait les autres de se moquer de lui. Les inconnus essayaient de le calmer, en vain.
« Je veux mon argent! cria-t-il soudain. Je vous ai aidés, je vous ai cachés ici tout le temps nécessaire. J’ai couru des risques. Donnez-moi ce que vous m’avez promis ! »
La réponse des visiteurs ne le satisfit sans doute pas, car les enfants entendirent alors le bruit d’un coup de poing et la chute d’un corps sur le sol, puis un autre coup suivi d’une seconde chute.
Marcel eut un rire sardonique. Une fenêtre s’ouvrit, et la voix anxieuse de M. Grégoire résonna :
« Qui est là ? Que se passe-t-il ? »
Un bruit de vitre brisée lui répondit. Marcel venait de ramasser une grosse pierre et de la lancer sur la plus proche verrière.
« Je vais voir si je peux trouver celui qui vient de faire cela, cria Marcel. Tout à l’heure, je suis sorti parce que j’ai entendu quelqu’un rôder par ici. »
Hypocritement, il feignait de chercher le responsable; avec sa lampe de poche, il éclairait tout autour de lui. Soudain, les trois garçons, blottis les uns contre les autres, lui apparurent… il poussa une exclamation de surprise et exploita aussitôt l’avantage d’une telle rencontre :
« Les voilà, les coupables ! hurla-t-il triomphant. Monsieur, venez vite m’aider à attraper ces trois enfants qui se cachent là ! J’en tiens deux ! Empoignez le troisième ! »