CHAPITRE V
Yan et son grand-père
LE JOUR suivant était un dimanche. Mais pour les Penlan cela n’avait guère d’importance, ils se levaient toujours aussi tôt : les vaches, les chevaux, les poules et les canards n’appréciaient pas la grasse matinée dominicale, ils désiraient manger à la même heure que les autres jours.
« Voulez-vous aller à la messe ? demanda Mme Penlan. La route jusqu’à l’église de Trémanoir est ravissante, vous aimerez sûrement M. le curé ; c’est un saint homme.
— Oui, nous irons, dit François.
Nous attacherons Dago dehors près de là porte, il a l’habitude. Et, cet après-midi, nous avons l’intention d’aller rendre visite au vieux berger, madame Penlan.
— Yan vous montrera le chemin, dit la fermière. Moi, je vous préparerai un bon repas puisque c’est dimanche ! Aimez-vous la salade de fruits avec de la crème fraîche ?
— Oh ! oui, répondirent-ils tous en chœur.
— Puis-je vous aider ? demanda Annie. Nous avons vu l’énorme tas de petits pois qu’il y avait à écosser !
— Ce sera bientôt l’heure de la messe. Mais comme il y aura beaucoup de travail aujourd’hui, je veux bien que vous me donniez un coup de main. Les filles éplucheront les légumes, les garçons pourront essayer aussi, bien que ce ne soit pas leur affaire ! »
Le visage de Claude se renfrogna. Elle aurait tellement aimé être un garçon que, chaque fois que l’on séparait le clan des filles de celui des garçons, elle était furieuse.
Pour l’instant, comme te soleil brillait haut dans le ciel, les cousins s’assirent sur le seuil de la ferme pour profiter de sa chaleur. Ils ne furent pas longtemps seuls. Les quatre amis de Dagobert poussant de grands « Ouah ! Ouah ! vinrent tourner autour d’eux.
« Ouah ! fit un chien berger, en provoquant Dago.
« Dago, il te demande d’aller jouer avec lui, expliqua Claude. Pourquoi n’y vas-tu pas ? Je n’ai plus besoin de toi, ici. »
Dago lécha la main de Claude et s’enfuit joyeusement. Ce fut une bagarre pour rire. Les quatre chiens s’acharnaient sur Dago qui se défendait fort bien.
« Regardez-le, dit Claude fièrement, il peut les tenir à distance d’une seule main.
— D’une seule patte, veux-tu dire. » Maintenant c’était une course effrénée, Dago était rapide comme le vent.
« Ce brave Dago, commenta François, il nous a été bien utile dans certaines aventures.
— Il le sera encore, sans aucun doute. J’aime mieux avoir Dago avec moi que deux chiens policiers. »
Tout en bavardant, les enfants écossaient les petits pois, les garçons n’étaient pas très adroits et, de temps en temps, sans le vouloir, ils bombardaient leurs voisines.
« J’en ai reçu dans le cou, je vais les semer à l’église !
— Voilà Yan. »
Il arrivait. Il marchait avec légèreté, presque en sautillant. Il était aussi sale que d’habitude. Mais son sourire était charmant. Avant même de dire bonjour il tendait la main pour demander un bonbon.
« Ne lui en donne pas, dit François, il ne faut pas qu’il devienne un petit mendiant. Qu’il gagne ses friandises, mais que cela ne tourne pas à l’habitude ! Yan, si tu veux un bonbon, tu peux nous aider à écosser les petits pois. »
Mme Penlan apparut soudain.
« Mais qu’il se lave les mains d’abord. »
Yan regarda ses mains et les cacha derrière son dos.
« Va te laver », dit François.
Mais Yan fit « non » de la tête, et s’assit un peu plus loin.
« Bon, ne te lave pas les mains, n’écosse pas de petits pois, tu ne mangeras pas de bonbons », dit Claude.
Yan la regarda avec des yeux furieux. Il ne l’aimait pas beaucoup, lui non plus. Et soudain, alors que personne ne faisait attention à lui, il ramassa les petits pois qui étaient tombés par terre et les mangea.
« Grand-père a dit qu’il vous attendait, je vous conduirai.
— Très bien, répondit François, nous irons cet après-midi. Mme Penlan nous préparera un panier et nous goûterons sur la colline. Tu pourras partager les gâteaux avec nous, si tu te laves les mains et la figure.
— Je crois qu’il n’a jamais dû savoir ce que c’était que l’eau, grogna Claude. Ah ! Voilà Dago qui revient, je ne veux pas qu’il lèche un enfant aussi sale. Ici, Dago ! »
Mais Dago accueillit encore une fois le petit berger avec une joie sans mesure, et le jeu de la veille recommença ils se battaient gentiment, roulaient par terre l’un sur l’autre.
« Si vous voulez assister à la messe, il serait temps de vous préparer, dit Mme Penlan.
— Nous y allons.
— Ah ! C’est fantastique ! Vous m’avez déjà écossé tout cela !
— Nous avons presque fini. Nous en avons écossé plus de mille, je pense.
— C’est que mon mari adore les petits pois, il pourrait en manger des kilos. »
Elle disparut de nouveau dans sa cuisine, les enfants, prêts pour la messe, prirent le chemin de l’église.
Mme Penlan avait raison : c’était un chemin ravissant, bordé de genêts et d’acacias. L’air sentait bon ; c’était un matin heureux. Les filles coupèrent des brins de chèvrefeuille et les piquèrent dans la paille de leurs chapeaux.
« Nous sentirons bon à l’église », dit Annie.
La vieille église dormait à l’ombre de ses tilleuls ; elle était toute petite, accueillante, charmante. Lorsque Yan vit que l’on attachait le chien près du portail de l’église, il décida de rester avec son ami, ce qui n’amusa pas du tout Claude. Elle ne pourrait pas les surveiller, et ils allaient faire les fous tout le temps qu’elle serait à la messe.
La chapelle était fraîche et obscure, mais trois vitraux de couleurs projetaient sur les colonnes et sur les dalles des reflets violets, rouges et bleus. M. le curé avait l’air d’un saint. Son sermon, tout simple, semblait émouvoir chacun des fidèles en particulier. Il les connaissait bien tous, il était leur ami.
Lorsque les enfants sortirent de la messe, ils furent éblouis par le soleil. Dago aboya, Yan était très calme. Il avait passé son bras autour du cou du chien et le caressait. Lorsqu’on le détacha, Dago partit en courant, selon son habitude.
« Vous viendrez voir grand-père ?
— Oui, cet après-midi. Tu nous montreras le chemin, viens nous chercher après le déjeuner. »
Aussitôt après un repas extraordinaire — rôti de veau et carottes, petits pois, pommes de terre nouvelles et, pour le dessert, une exquise salade de fruits à la crème — Yan apparut sur le seuil de la porte.
« Oh ! Avez-vous vu la montagne de petits pois que M. Penlan a avalée ? dit Annie suffoquée. Cela ne m’étonne pas qu’il ne puisse pas parler quand il mange !
— Si vous allez voir le vieux berger, je vais vous mettre quelques gâteaux dans un panier pour lui et pour Yan.
— Je vous en prie, madame Penlan, supplia Mick, ne nous mettez pas trop à manger, sinon nous ne pourrons pas dîner ce soir. »
Mais naturellement, selon la coutume, Mme Penlan prépara un énorme goûter.
Le chemin jusqu’à la cabane du berger était très long. Yan marchait fièrement en tête. Ils traversèrent le champ et longèrent des ruisseaux. Les chevaux en liberté galopaient ; les chèvres broutaient. Enfin, ils arrivèrent au sommet de la plus haute colline. Là, d’immenses troupeaux paissaient dans le silence d’une nature heureuse.
Le vieux berger était assis près de sa cabane ; il fumait sa pipe. Il était ridé comme une vieille pomme. Malgré sa petite taille, il gardait un air assez élégant et plein de santé. Les enfants l’aimèrent tout de suite. Il avait le même sourire que Yan, un sourire éblouissant qui faisait briller ses yeux comme un coin de ciel ; ses épais sourcils broussailleux, sa barbe frisée et ses cheveux étaient gris, d’un gris très clair pareil à la laine des moutons qu’il gardait.
« Soyez les bienvenus, dit-il Yan m’a beaucoup parlé de vous.
— Nous avons apporté de quoi goûter avec vous, dit Mick. Nous aimerions que vous nous racontiez des histoires. Est-il vrai que votre père était un des naufrageurs les plus fameux de son temps ? »
Le vieux berger fît « oui » de la tête.
François sortit un sac de bonbons de sa poche et lui en offrit. Il en prit un et le mangea tout de suite. Yan en voulut un, lui aussi. Le vieux grand-père avait toutes ses dents, car il croqua rapidement la friandise et commença à parler. Il parlait lentement et simplement et, par instants, s’arrêtait pour chercher un mot qui lui manquait.
— « Vivre toute sa vie avec des moutons vous fait oublier la conversation », pensa François, que le vieil homme intéressait avec son air sage et ses yeux profonds. « Il doit être plus souvent avec des animaux qu’avec des hommes. »
« Le grand-père a certainement des histoires passionnantes à nous raconter, de terribles récits », pensait Annie.
« Vous avez vu ces rochers en bas de la côte de Trémanoir ? Des rochers hantés, faits pour le malheur des navires et des hommes. De nombreux bateaux se sont brisés sur cette côte, et la plupart des naufrages ont été provoqués volontairement par des bandits. Cela peut vous paraître incroyable, mais c’est vrai.
— Comment la plupart des naufrages ont-ils pu être provoqués ? demanda Mick. Les bateaux étaient-ils attirés par des lumières ? »
Le vieil homme baissa la voix d’un ton, comme s’il craignait d’être entendu ou espionné.
« Il y a cent ans, plus bas, le long de la côte, il y avait un feu destiné à guider les navires qui passaient par là. Les pilotes devaient conduire leur bateau vers cette lumière, ensuite suivre la côte en évitant les récifs qui surgissent de la mer. Ils étaient saufs alors, mais durant des nuits terribles, une autre lumière s’allumait quatre kilomètres plus loin, afin d’attirer les bateaux égarés vers les rochers de Trémanoir. Ils venaient alors se fracasser contre les falaises.
— Quelle horreur ! s’écrièrent Annie et Claude ensemble.
— Oui, les hommes sont parfois d’une grande cruauté, répondit le grand-père. Regardez mon vieux papa, qui était pourtant un brave homme, il allait à l’église, m’emmenait avec lui, mais c’est lui qui allumait cette lumière et poussait les bateaux à leur perdition.
— Avez-vous jamais vu un navire se fracasser et sombrer ? » demanda Mick, imaginant le bruit terrible de la tempête et les hurlements des naufragés engloutis dans l’abîme.
« Oui, j’ai vu tout cela…, dit le grand-père avec un regard lointain. J’étais envoyé vers les falaises avec les hommes et j’étais chargé de porter la lanterne que le pilote verrait tandis qu’il conduisait son navire au malheur. Pauvres bateaux ! Ils gémissaient comme des êtres vivants avant de sombrer dans la mer. Le lendemain, je devais retourner aux falaises, aider à ramener les marchandises que l’on avait recueillies et cachées dans les grottes. Il y avait des noyés rejetés par la mer sur la grève. Oui, je les ai vus.
— Ne nous parlez pas des noyés, dit Mick, qui se sentait tout barbouillé. Où les pirates plaçaient-ils donc la lumière ? Sur les collines ou sur la falaise ?
— Je vous montrerai ce lieu maudit. On ne peut l’apercevoir que d’un seul endroit. Les pirates devaient naturellement éviter que leur lumière ne soit vue de la terre… »
Il les conduisit à travers champs. Entre deux buttes, les enfants purent voir, au loin, une vieille maison attenante à une tour en ruine. Bâties probablement sur un récif proche de la rive, elles n’étaient visibles que de ce point précis. Plus loin, l’une ou l’autre des collines les cachaient.
« J’étais le seul qui eût jamais su que l’on pouvait voir cette lumière de la terre, dit le grand-père. Je surveillais les moutons toutes les nuits et je voyais la lumière et j’entendais les appels angoissés des sirènes, je savais alors qu’un navire faisait naufrage et que les pirates étaient au travail.
— Avez-vous souvent aperçu cette lumière ?
— Oh ! Très souvent. C’était toujours durant des nuits d’orage, alors que les navires cherchaient désespérément leur chemin sur une mer déchaînée, dans les hurlements sinistres du vent. Alors la lumière brillait et je priais : « Que Dieu aide les marins cette nuit. »
— Mais c’est horrible ! s’exclama Claude, dont le visage avait pâli. Vous devez être content de ne plus voir cette maudite lumière maintenant, durant les nuits de tourmente. »
Le grand-père regarda Claude, et ses yeux durcis se firent étranges, il lui parla plus bas ; il la prenait pour un garçon :
« Mon garçon, dit-il, cette lumière apparaît encore durant certaines nuits d’orage. La tour est en ruine, mais j’ai vu la lumière trois fois dans l’année. Que la tempête se déchaîne et le phare s’allumera encore, je le sens, mon petit garçon, je le sens. »