CHAPITRE XI
Les Barnies et Clopinant
LORSQUE la grange fut pleine de spectateurs, et que les enfants se furent tous installés au premier rang, le bruit devint terrible. Les rires, les rumeurs de voix, les applaudissements, les trépignements, les cris des enfants, impatients de voir commencer le spectacle, se mêlaient aux jappements des chiens excités. Bref, on ne s’entendait plus.
Dago accueillait les invités en bon maître de maison, en aboyant vigoureusement. Yan ne quittait pas le jeune chien, et Claude était presque sûre que le gamin s’en croyait le propriétaire. Yan avait l’air plus propre que d’habitude ! Mme Penlan avait réussi à lui donner un bain.
« Tu n’iras pas au spectacle et tu ne viendras pas au dîner si tu ne te baignes pas », avait-elle dit.
Il avait grogné : l’eau lui faisait peur, il avait horreur du savon et, en regardant la baignoire, il gémissait :
« Je vais me noyer là-dedans.
— Froussard ! avait répondu Mme Penlan le poussant dans l’eau tout habillé.
— Maintenant, enlève tes vêtements, et je les laverai pendant que tu te savonnes, sale petit bonhomme que tu es. »
Yan avait fini par se rendre. N’était-il pas à sa merci ? Elle en avait profité pour laver toutes ses affaires, les faire sécher, les repasser.
« Un jour, je t’offrirai des vêtements plus convenables. Tu ressembles à un vagabond. »
Elle, l’avait considéré avec tristesse.
« Seigneur, que tu es maigre ! J’aurais bien besoin de te nourrir un peu. »
Cette dernière phrase lui avait valu de nouveau l’amitié du petit garçon. Ce genre de traitement lui plaisait ! Il voulait bien qu’elle le nourrisse !
Maintenant, il était debout à la porte de la grange accueillant tous les villageois d’un air important. Il fut au comble du bonheur lorsqu’il vit arriver son vieux grand-père.
« Grand-papa ! Tu avais dit que tu viendrais, et je n’avais pas osé le croire. Entre ! Je vais te trouver une chaise.
— Et toi que t’est-il arrivé, demanda le grand-père étonné.
— J’ai pris un bain. Cela se voit ? répondit Yan avec fierté. Oui, grand-père, j’ai pris un bain. Tu devrais en faire autant. »
Le grand-père haussa les épaules et alla dire bonjour à ses amis. Il portait avec lui sa houlette de berger et ne la posa pas, même lorsqu’il s’assit.
« Eh bien, grand-père ! Cela fait au moins vingt ans que l’on ne vous a pas vu ici, en bas, dit un villageois à la face rouge. Qu’avez-vous fait durant tout ce temps ?
— Je me suis occupé de mes affaires et de mon troupeau. Et il se passera peut-être encore vingt ans avant que tu ne me revoies, mon vieux Georges ; si tu veux savoir la vérité : ce n’est pas pour le spectacle que je suis descendu à Trémanoir, mais pour le souper. »
Tout le monde rit autour d’eux. Yan regardait fièrement son grand-père.
« Chut ! Chut ! Le spectacle commence », dit quelqu’un tandis que le rideau se levait doucement.
Enfin, les bavardages cessèrent ; tous les regards se tournèrent vers la scène. Un rideau bleu s’écartait lentement ; de temps et temps, un anneau accrochait sur sa tringle, les gens attendaient avec impatience que le décor apparût. Tous les villageois avaient déjà vu les Barnies, mais c’était un plaisir de les retrouver.
Les comédiens étaient tous debout sur la scène, et bientôt une chanson s’éleva de leur bouche, chanson à laquelle tous les villageois s’unirent en chœur. Le vieux grand-père chantonnait aussi, marquant la mesure du bout de sa houlette.
On applaudissait les Barnies avec entrain. Pourtant, bientôt quelqu’un dans l’assistance demanda à voix haute :
« Mais où est le vieux Clopinant ? »
C’est alors que la tête de Clopinant surgit dans, un coin du décor, puis disparut, revint un peu plus près de l’avant-scène, et le cheval apparut tout entier. Il était timide, il roulait de gros yeux apeurés, et, tournant la tête, à droite, à gauche, contemplait les spectateurs avec curiosité.
La musique reprit, Clopinant marchait en cadence. Lorsque le tempo s’accéléra, il trotta, puis galopa et s’écroula soudain au bord de la scène, ses deux pattes de devant pendantes dans le vide.
« Oh ! Oh ! Oh ! » grogna quelqu’un.
Tout le monde se retourna ; M. Penlan riait !
En entendant le curieux fou rire du fermier, Clopinant se releva, passa une patte derrière son oreille comme pour mieux entendre. Grand-père était lui aussi secoué par le rire. Tout cela était si drôle que les villageois en pleuraient, et on se demandait si le toit et les murs de la grange n’allaient pas s’écrouler !
« Dehors, Clopinant ! » dit une voix dure, qui semblait venir du côté droit de la scène.
François regarda et vît que c’était le gouverneur qui venait de donner un ordre. Son visage était toujours aussi dur et aussi sérieux même après les clowneries du cheval. Celui-ci obéit et s’en alla.
Le spectacle fut un grand succès. Les plaisanteries, les tours de prestidigitation étaient vieux et connus, mais ils faisaient toujours rire. Quant à la partie chantée, les petites filles d’un pensionnat l’eussent accomplie avec plus de charme, mais le public battait des mains, battait des pieds, riait, s’amusait follement ! Mais c’était surtout Clopinant qui remportait tous les triomphes. Chaque fois que la tête du cheval apparaissait entre les rideaux ; gosses et grandes personnes retenaient leur souffle et, penchés en avant, attendaient avec une curiosité fébrile que le cheval vienne danser ou faire sur la scène quelques acrobaties.
François et Mick étaient fascinés. Ils savaient tous deux comment Binet et Sid faisaient fonctionner l’étrange animal.
« Ils sont formidables ! dit Mick.
— J’aimerais essayer d’en faire autant. Nous pourrions monter un numéro pour la veillée de Noël au collège. Demandons à Sid demain de nous apprendre.
— Il ne voudra jamais à cause de la tête.
— Ce gouverneur est vraiment bizarre. Il a de drôles d’idées. »
La mélancolie envahit tous les cœurs lorsque le rideau tomba. Le spectacle était fini. On fit des ovations aux comédiens.
« Hip hip hurrah ! pour les Barnies ! » criait un gosse.
Le rideau se releva dans un frémissement de toile. Les comédiens saluèrent en souriant.
Le grand-père passait une soirée délicieuse. Lui aussi faisait des farces ! Avec sa houlette, il accrocha un fermier par le cou.
« Alors, grand-père, on veut se battre avec moi ? »
Il ne s’était pas tant amusé depuis au moins quarante ans, peut-être cinquante. Il attendait le dîner avec impatience ; enfin, le moment vint. Il allait montrer aux gosses comment on mangeait de son temps.
Les villageois retournèrent chez eux, bavardant et riant. Trois femmes restèrent pour aider Mme Penlan. Les Barnies vinrent dans la cuisine dans leur tenue de comédiens. Leur maquillage fondait à la chaleur, et ils avaient vraiment des visages cocasses.
Les enfants avaient tellement ri qu’ils étaient brisés de fatigue, mais ils avaient faim ! Autour de la vaste table de bois, le silence succéda aux plaisanteries et aux compliments d’usage. Mme Penlan traitait ses hôtes comme les enfants d’une école dont elle eût été la maîtresse. François cherchait des yeux le gouverneur. Lui, toujours si sombre, allait-il enfin sourire dans cette chaleureuse atmosphère ? Il n’était pas là.
« Où est le gouverneur ? demanda-t-il à Sid qui était près de lui.
— Il doit être assis tout seul dans la grange, dit-il en mangeant une énorme tranche de pâté. Il ne dîne jamais avec nous, même après un spectacle. On a dû lui apporter un grand plateau chargé de mets. Moi, il ne me manque pas ; je ne suis jamais à l’aise avec le gouverneur.
— Où est Clopinant ? Où est sa tête ? demanda François, qui ne la voyait pas auprès de Sid. Sous la table ?
— Non, le gouverneur l’a gardée cette nuit. Il a dit que, sous la table, elle aurait reçu des coups de pied ; elle aurait pu être abîmée. Pauvre Clopinant ! Oh ! Mme Penlan est vraiment merveilleuse ! Je regrette de ne pas avoir épousé une femme comme elle au lieu de devenir de plus en plus maigre à l’intérieur des jambes du cheval ! »
François riait. Il voyait Mme Penlan préparer un plateau. Était-ce celui du gouverneur ? Qui irait le lui porter ?
« Est-ce pour le gouverneur, madame ? Puis-je m’en charger à votre place.
— Merci, François, c’est une bonne idée. Demande à Mick de t’accompagner pour porter la bouteille de vin et le verre. »
François et Mick se rendirent tous les deux dans la grange. Il faisait très sombre. Le vent soufflait fort, et la pluie commençait à tomber, faisant monter de la terre une bonne odeur.
La grange était vide.
« Il n’y a personne, dit François.
Il posa le plateau sur un banc et, s’approchant du rideau qui fermait la scène, aperçut un petit papier épingle sur lequel quelques mots étaient écrits :
« Je serai de retour dans une heure, je suis parti faire une promenade. — Le gouverneur. »
« Laissons le plateau, alors. »
Les deux garçons eurent la même pensée au même moment. Ils venaient d’apercevoir, abandonnés dans un coin le corps et les jambes de Clopinant.
« Ils sont tous en train de dîner, le gouverneur est parti pour une heure, personne ne saura si nous avons essayé de faire marcher Clopinant.
— D’accord.
—Vite ! Glisse-toi dans les jambes de derrière, je me mets dans celles de devant. »
Ils entrèrent dans les pattes du cheval, mais cela n’allait pas très bien sans la tête.
« Le gouverneur n’a pas dû emmener la tête de Clopinant avec lui alors qu’elle était en sûreté dans la grange ! Cherchons-la.
— Elle est là sur cette chaise. » Ils galopèrent. François attrapa la tête, qui lui parut beaucoup plus lourde que ce qu’il avait imaginé. Il regarda à l’intérieur. C’était très profond, et il se demanda comment faire marcher la bouche et les yeux-
Sa main rencontra une sorte de poche dans le cou du cheval ; des cigarettes en sortirent.
« Oh ! dit-il, je ne savais pas que Binet cachait ses cigarettes dans le cou de Clopinant ! »
Enfin, le plus soigneusement du monde, il plaça sa tête à l’intérieur du masque.
« Il y a des trous pour les yeux ! dit-il à Mick, ce qui explique comment Binet pouvait si bien se diriger. Maintenant, je suis prêt, je vais compter : un deux, un deux, et nous marcherons en cadence. Est-ce que ma voix rend un son bizarre ?
— Très bizarre. »
Mick était plié en deux, son dos reconstituait le dos du cheval et ses bras étaient noués autour de la taille de François.
« Est-ce bien comme ça ?
— Je crois. Oh ! attention ! Quelqu’un arrive, c’est le gouverneur qui revient. Vite, galopons ! Sortons de la grange avant qu’il ne nous attrape. »
Et c’est ainsi que Clopinant s’échappa dans un bruyant galop hors de la grange silencieuse.
« Je ne vois rien, gémissait le pauvre François. Où suis-je ? Oh ! Mon Dieu ! Nous sommes dans une étable vide. Sors de la carcasse du cheval et enlève-moi cette tête ! La fermeture est si serrée, je ne peux plus la défaire ! »
Mais hélas ! Ils étaient emprisonnés dans ce déguisement de cheval et ne savaient plus comment s’en dépêtrer. Allaient-ils être obligés de jouer le rôle de Clopinant jusqu’à la fin de leurs jours ?