CHAPITRE XVII
 
Tard après minuit

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UN RAT s’échappa soudain d’un coin du hangar et s’engouffra dans la trappe entrouverte. Dago aboya et courut après lui, mais au moment de se glisser dans l’escalier obscur, il hésita, sa tête se pencha, d’un côté, de l’autre…

« Il écoute, dit Annie. Quelqu’un vient. Ce sont peut-être ces contrebandiers,

— Mais non ! Il est seulement en train de guetter le rat qui s’enfuit.

— J’ai une idée. Nous allons fermer la trappe, empiler les sacs et les caisses dessus ; lorsque les hommes arriveront, ils se trouveront pris au piège, ils ne pourront pas en sortir. Si nous prévenons la police à temps, nous pourrons probablement les faire arrêter.

— François, tu as des idées formidables ! Si ces hommes trouvent la trappe fermée, ils ne pourront pas retourner en arrière pour sortir, car l’autre côté du passage souterrain doit, à l’heure actuelle, être envahi par la marée.

— Je me réjouis à l’idée de voir la tête de M. Penlan. Il va émettre quelques bruits gutturaux selon son habitude.

— Oh ! oh ! oh ! ah ! oh ! dit Mick solennellement. Aidez-moi, c’est lourd ! »

Tous ensemble, ils fermèrent la trappe et empilèrent dessus les sacs et les caisses.

Ils avaient très chaud et étaient très sales lorsqu’ils eurent fini ; ils commençaient aussi à se sentir fatigués.

« Ouf ! dit Mick, je suis content que ce soit terminé ! Maintenant retournons à la ferme et allons nous montrer à Mme Penlan.

— Mon Dieu ! Est-ce qu’il va falloir lui dire que son mari est mêlé à une abominable affaire ? Je l’aime tant ! dit Annie. Elle a dû se faire beaucoup de souci pour nous.

— Oui, ce sera un peu difficile, dit François. Laissez-moi lui parler. Allez, venez ! Ne faites pas trop de bruit, sinon les chiens vont aboyer. Je suis surpris qu’ils n’aient pas encore montré leur nez. »

En effet, c’était plutôt surprenant, car les chiens aboyaient chaque fois qu’ils entendaient le moindre bruit suspect dans la nuit.

Les cinq enfants et Dago quittèrent le hangar aux machines et s’approchèrent de la ferme. Claude saisit soudain le bras de François.

« Regarde ! dit-elle à voix basse, tu vois ces lumières sur la colline ? »

François regarda et vit, à son tour, des lumières qui bougeaient ça et là dans les champs. Il était étonné et cherchait à comprendre…

« C’est peut-être Mme Penlan qui est partie à notre recherche avec quelques villageois. Ils ont pris des lanternes, les Barnies sont sans doute, eux aussi, inquiets à notre sujet. »

La vaste grange, dont les Barnies s’étaient servis pour leur spectacle, était obscure. François se souvenait de M. Penlan fouillant dans les poches des vêtements abandonnés là par les comédiens !

Un petit sifflement les fit arrêter sur place. Claude mit sa main sur le cou de Dago pour l’empêcher d’aboyer. Qui était-ce ? Personne ne répondit. De nouveau on siffla.

« Là, je suis là », chuchota quelqu’un…

Personne ne bougea. Ils furent tous seulement étonnés. Qui attendait là dans l’ombre ?

« Là, je suis là. »

Et tout à coup comme s’il mourait d’impatience, celui qui sifflait et chuchotait, avança dans la cour. François ne pouvait pas voir qui c’était dans l’ombre. Aussi braqua-t-il sa lampe électrique vers lui.

C’était le gouverneur, aussi sinistre que d’habitude. Il ferma les yeux devant l’éclat de la lumière, recula un peu et disparut derrière l’angle d’un mur. Dago grogna.

« Je me demande combien de gens peuvent être dehors cette nuit ! dit Mick. C’était le gouverneur. Qu’est-ce qu’il pouvait bien faire ?

— Ça, alors… nous ne sommes pas près de le deviner, d’ailleurs, je me sens fatigué, répondit François, que je ne serais même plus étonné si je voyais Clopinant accourir vers nous en disant : « Bonjour, les garçons ! » C’est exactement le genre de chose que Clopinant aurait faite s’il avait été un vrai cheval ! »

Les enfants pénétrèrent enfin dans la ferme. Les lumières étaient allumées partout ; à la fenêtre de la cuisine, les rideaux n’étaient pas tirés. Mme Penlan était assise, les mains nouées sur ses genoux, elle semblait désespérée. Ils s’approchèrent d’elle, elle sursauta et courut vers eux, elle saisit Annie dans ses bras, puis embrassa Claude et dit une quantité de choses que les enfants ne comprirent pas, tellement elle parlait vite ; des larmes coulaient sur ses joues.

« Mon Dieu ! Où avez-vous été ? demanda-t-elle, à travers ses pleurs. Les hommes sont partis à votre recherche, les chiens aussi et les Barnies ! Il y a des heures qu’ils vous cherchent. M. Penlan n’est pas à la maison non plus. Je me demande où il peut être. Il est parti. Ah ! Quelle soirée épouvantable, mais, Dieu merci ! Vous êtes saufs. »

Ce pauvre visage défait, plein de tristesse et plein de douceur, comme les enfants l’aimaient ! François prit la fermière par le bras et l’entraîna. Il la força à s’asseoir et à s’apaiser.

« Consolez-vous, madame Penlan, nous n’avons rien. Nous sommes désolés que vous vous soyez inquiétée.

— Mais où êtes-vous allés ? Je vous imaginais noyés, perdus dans les collines ou tombés au milieu des carrières ! Et où est donc M. Penlan ? Il est parti à sept heures et on ne l’a pas revu. »

Les enfants se sentaient mal à l’aise. Ils croyaient bien savoir où se trouvait M. Penlan, Il récupérait les produits de contrebande à bord du bateau à moteur et les ramenait avec l’aide de son ami le long du chemin des pirates.

« Maintenant, expliquez-moi ce que vous avez fait, dit Mme Penlan en séchant ses yeux, vous avez inquiété tout le monde. J’ai le droit de savoir où vous étiez.

— Eh bien, dit François, c’est une longue histoire, mais je vais essayer d’être bref. Des choses étranges se sont passées, madame Penlan. »

Il raconta toute leur aventure, l’histoire de la vieille tour, le récit du berger, le passage secret des pirates, leur capture et leur fuite, puis il s’arrêta. Comment pouvait-il dire à Mme Penlan que l’un des contrebandiers était son mari ? Il regarda les autres avec désespoir. Annie commença à pleurer et Claude était bien émue elle aussi, malgré ses airs de garçon. Heureusement, Yan intervint.

« Nous avons vu M. Penlan près des grottes, dit-il, content de pouvoir placer un mot. Nous l’avons, vu ! »

Mme Penlan ouvrit de grands yeux.

« Vous l’avez vu ? Près des grottes ? Sûrement pas. Qu’aurait-il fait par là-bas ?

— Nous pensons… nous pensons qu’il doit être l’un des contrebandiers, dit François. Nous croyons l’avoir vu dans le bateau ; il ramait vers le canot automobile entre les rochers. Il va bientôt s’attirer des ennuis, madame Penlan ! »

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Il ne finit pas sa phrase, car à sa plus grande surprise, Mme Penlan s’était levée et, courant vers lui, lui avait frotté vigoureusement les oreilles. Il n’eut même pas le temps de s’échapper.

« Maudit gosse ! cria-t-elle, petit monstre, dire des choses pareilles au sujet de M. Penlan qui est le plus honnête et le plus brave des hommes ! Lui un contrebandier ! Lui avec ces bandits ! Je te tirerai les oreilles jusqu’à ce que tu ravales tes mots ! Que cela te serve de leçon ! »

François était bien étonné de voir le changement qui s’était fait sur le visage de la fermière ; ses yeux lançaient des flammes et elle semblait plus grande ; il n’avait jamais assisté à une telle scène de colère ! Quant à Yan, il se cachait prudemment sous la table. Dagobert grognait. Il aimait Mme Penlan, mais il ne pouvait tout de même pas lui permettre de battre ses amis. La fermière faisait toujours face à François, tremblante de fureur.

« Maintenant vous allez me faire des excuses, dit-elle, ou je vous donne une raclée comme vous n’en avez jamais reçu de votre vie, et puis vous verrez ce que M. Penlan fera lorsque je lui répéterai cela ! »

François était trop grand et trop fort pour « recevoir une raclée » mais il savait que la fermière s’il ne s’excusait pas, était bien capable de lui administrer quelques coups. C’était une vraie tigresse ! Il posa sa main gentiment sur le bras de Mme Penlan :

« Ne vous mettez pas en colère, madame Penlan, je suis vraiment désolé d’avoir parlé ainsi. »

Mme Penlan enleva la main du garçon de son bras,

« En colère ! On le serait à moins ! Qui ose penser d’aussi vilaines choses au sujet de M. Penlan. Je sais qu’il n’était pas sur le chemin des pirates, je voudrais seulement savoir qui y était. Je suis tellement inquiète !

— Il y est et il doit y être encore, annonça Yan, toujours caché sous la table et très sûr de lui, car nous avons refermé la trappe sur lui.

— Sur le chemin des pirates ! »

La pauvre fermière de nouveau se laissa tomber sur sa chaise. Elle regardait maintenant François avec angoisse.

« C’est vrai, dit celui-ci, nous sommes revenus de la plage par là. Le passage souterrain aboutit dans le hangar à machines, nous avons refermé la trappe et mis des sacs dessus. Je suis inquiet, moi aussi, M. Penlan ne pourra pas en sortir. »

Les yeux de la pauvre fermière avaient l’air de vouloir jaillir de leurs orbites ; quant à sa bouche, elle s’ouvrait et se refermait pareille à celle d’un poisson hors de l’eau. Les enfants se sentaient mal à l’aise et ils étaient si tristes pour elle.

« Je ne crois pas tout cela, dit-elle enfin, c’est un cauchemar, ce n’est pas vrai ! M. Penlan va rentrer d’un moment à l’autre, je vous le dis, il n’est pas sur le chemin des pirates ; ce n’est pas un méchant homme, il va apparaître dans la pièce, vous allez voir ! »

Il y eut un grand silence et soudain on entendit le bruit régulier de grosses bottes : Clip, clop, clip, clop.

« J’ai peur », gémit Yan.

Tous sursautèrent. Les pas se rapprochèrent du mur de la cuisine, puis de la porte.

Mme Penlan courut ouvrir.

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Quelqu’un entra… C’était M. Penlan !

Sa femme se jeta à son cou et l’embrassa chaleureusement.

« J’avais dit que tu allais revenir d’un moment à l’autre, je suis si heureuse de te retrouver. »

M. Penlan avait l’air fatigué, les enfants le regardaient avec un étonnement sans bornes, mais il avait l’air, lui aussi, très surpris de les voir.

« Pourquoi ces enfants sont-ils encore éveillés ? » dit-il.

Il parlait tout à fait normalement, ses mots sonnaient clair.

« Oh ! Monsieur Penlan ! Des histoires à dormir debout ! Ces gosses ont raconté toute une série de mensonges à ton sujet. Ils ont dit que tu étais un contrebandier, qu’ils t’avaient vu sur le chemin des pirates, non loin des grottes… Tu aurais pris, soi-disant, un bateau à rames, pour aller chercher des marchandises de contrebande à bord d’un canot automobile, et maintenant, pour te capturer ils ont fermé la trappe du hangar. »

M. Penlan écarta sa femme et s’approcha des enfants étonnés. Ils avaient un peu peur à vrai dire. Comment avait-il pu s’échapper ? Certes, il avait une force terrible ! Mais il n’avait sûrement pas pu soulever le couvercle de la trappe. Il avait l’air plus sauvage que jamais avec sa chevelure noire, ses sourcils broussailleux ombrant ses yeux profonds, et sa barbe obscure.

« Qu’est-ce que tout cela ? demanda-t-il.

— Eh bien, monsieur, bégaya François, nous avons été explorer la tour et nous avons découvert cette affaire de contrebande, nous avons bien cru vous reconnaître dans la grotte des pirates. Nous pensions qu’en refermant la trappe sur vous nous vous capturerions !

— Voilà qui est important, dit M. Penlan et sa voix était grave. Oubliez cette idée, mes enfants… je ne suis pas un contrebandier, vous vous êtes trompés, je travaille, au contraire, avec la police, il y avait quelqu’un d’autre dans la grotte, ce n’était pas moi. J’étais sur la côte, c’est vrai, pour surveiller, et je me suis fait tremper, comme vous le voyez. Mais dites-moi… que savez-vous ? Cette histoire de trappe est-elle vraie ? »

Tout cela était tellement fantastique, que les enfants ne pouvaient plus dire un mot. Enfin, François parla,

« Oui, monsieur, nous avons refermé la trappe avec l’espoir d’emprisonner les contrebandiers et de prévenir la police. Nous n’avons qu’à attendre près de la trappe jusqu’à ce qu’ils arrivent.

— Parfait, dit M. Penlan, venez vite. »