CHAPITRE IX
 
La lumière dans la tour

 

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À LA FIN de la journée, la grange était complètement transformée. Tout avait été déblayé. On avait sorti des vieilles machines agricoles, des sacs de farine et d’engrais ; la grange paraissait maintenant immense. Les Barnies étaient enchantés.

« Nous avons joué plusieurs fois ici, dirent-ils aux enfants. C’est la meilleure grange de la région. Nous n’avons pas un grand public, évidemment, car l’endroit est plutôt solitaire et il n’y a que deux villages aux alentours, mais nous nous amusons beaucoup, et Mme Penlan nous sert, après la soirée, un merveilleux souper.

— Je m’en doute, répondit Mick en riant. Je comprends pourquoi vous choisissez cet endroit depuis que vous avez goûté à la bonne cuisine de Mme Penlan ! Je crois que je ferais des kilomètres pour venir manger ici ! »

On avait monté une scène sur des tréteaux. Une toile de fond était tendue derrière. Elle représentait un paysage champêtre et avait été peinte, morceau par morceau, par toute la compagnie.

« Voilà mon œuvre, dit Sid en montrant à Mick un cheval debout dans les champs. J’ai fait le portrait du vieux Clopinant. »

Tous les décors, d’ailleurs, étaient l’œuvre de la troupe. Ils changeaient plusieurs fois durant le spectacle. L’un représentait l’intérieur d’une maison, un autre, dont les Barnies étaient très fiers, un château avec une tour.

La tour rappela aux garçons les paroles de Yan. Ils se regardèrent l’un l’autre, ils avaient la même pensée. Ils iraient voir eux-mêmes si le vieux grand-père et Yan disaient vrai. Mais M. Penlan sortirait-il encore cette nuit ? Le poulain allait très bien. D’ailleurs avait-il jamais été malade ? Il était de nouveau dans les champs. Quel prétexte le fermier trouverait-il encore pour se promener la nuit ?

Les deux garçons cherchaient à imaginer ce qui l’attirait dehors. Allait-il à la rencontre de quelqu’un. Sûrement pas du vieux grand-père, en tout cas, car il habitait très loin !

Il y avait là un mystère.

Mme Penlan vint pour voir la grange, maintenant qu’elle était presque prête. Elle s’agitait beaucoup et ses joues étaient rouges. C’était une fête pour elle que d’avoir les Barnies dans sa grange et de savoir que la nuit prochaine les villageois viendraient. Aussi s’affairait-elle dans sa cuisine, épluchant des légumes, préparant des sauces et de la pâtisserie. Le dessus du buffet était déjà plein de plats appétissants : pâtés en croûte, tartes, fromages, jambons.

Les enfants tournaient autour de la fermière, respirant avec délices toutes les bonnes odeurs mêlées.

« Demain, dit-elle, vous m’aiderez à préparer des petits pois, des pommes de terre, des haricots ; vous cueillerez des groseilles et des framboises, vous trouverez des fraises aux alentours.

— D’accord, cela nous amuse beaucoup. Mais vous n’allez pas servir le dîner toute seule ? demanda Annie.

— Oh ! Non ! Une ou deux villageoises me seconderont », répondit la petite fermière dodue, qui ne semblait jamais aussi contente de vivre que lorsqu’elle se donnait beaucoup de mal pour nourrir les gens. « D’ailleurs, ajouta-t-elle, je serai debout à cinq heures du matin, j’aurai du temps devant moi.

— Il faut vous coucher tôt ce soir… suggéra Claude.

— Nous irons tous dormir de bonne heure, car demain la journée sera fatigante et nous devons être dispos pour la fête. Quant à M. Penlan, il se couche toujours comme les poules. »

Les garçons savaient que le fermier n’avait pas beaucoup dormi la nuit précédente. Ils se sentaient fatigués eux aussi, mais ils étaient décidés à affronter la nuit et l’orage et à grimper jusqu’à la colline du berger pour voir si la lumière s’allumait vraiment.

Le dîner fut comme toujours savoureux ; M. Penlan mangeait solennellement, sans dire un mot. Enfin, il murmura : « Oh ! Oh ! »

« Je suis contente que tu aimes ma tarte, dit sa femme. Je ne me rendais pas compte qu’elle serait si bonne, d’ailleurs. Eh bien, tu m’en vois réjouie, monsieur Penlan. »

Annie se demandait si elle l’appelait toujours « M. Penlan » lorsqu’ils étaient seuls. Tout continuait à l’étonner prodigieusement : la ferme, l’ambiance, le fermier géant et la nourriture qu’il absorbait.

M. Penlan leva la tête juste à cet instant et surprit le regard d’Annie. Il lui dit quelque chose qu’elle ne comprit pas ; elle demeura embarrassée…

« Monsieur Penlan, dit la fermière, n’intimide pas cette enfant, elle ne sait pas quoi te répondre, n’est-ce pas Annie ?

— Eh bien, pour dire vrai, je n’ai pas très bien compris ce qu’il m’a dit !

— Tu vois, monsieur Penlan, comme tu parles mal quand tu n’as pas ton dentier ! gronda la fermière. Je t’ai dit cent fois de le mettre si tu veux avoir une conversation normale. Moi je te comprends, mais pas les autres ! »

Les enfants avaient tous levé la tête et considéraient le fermier avec stupéfaction. Comment se débrouillait-il pour avaler tout ce qu’il mangeait sans dents ? Il avait l’air de mastiquer, de croquer. Il dévorait !

« Voilà pourquoi il parle si mal, pensa Mick amusé, mais Dieu sait ce qu’il mangerait s’il mettait son dentier ! »

Mme Penlan changea de conversation en voyant que son mari était ennuyé.

« Ce cheval Clopinant, quelle merveille ! Vous verrez ça ! Vous verrez aussi M. Penlan tomber de sa chaise secoué par le fou rire. Il a vu au moins douze fois le spectacle, mais le cheval l’amuse toujours autant.

— Je comprends cela, dit François. J’aimerais que Sid et M. Binet nous laissent essayer. Ce doit être amusant de manœuvrer ce cheval. »

Le repas s’achevait. La plupart des plats étaient vides et Mme Penlan semblait vraiment heureuse.

« C’est parfait, dit-elle, j’aime quand vous mangez normalement. J’ai horreur qu’on me laisse des restes.

— C’est si bon, dit Claude, n’est-ce pas, Dago ? Je suis sûre que Dago resterait bien ici toute sa vie. »

Après la vaisselle, qu’ils firent tous en chœur, les cousins s’assirent pour lire un peu, mais le fermier bâillait tellement que les enfants eurent soudain sommeil.

« Au lit ! dit Mme Penlan en riant. Je n’ai jamais entendu autant de bâillements et de soupirs dans ma vie. Pauvre M. Penlan, il a passé une si mauvaise nuit auprès du poulain ! »

Les enfants se regardèrent de nouveau avec un air de complicité.

Ils montèrent tous se coucher. François se pencha à la fenêtre. C’était une nuit très sombre, traversée de brusques averses, le vent gémissait, et le jeune garçon avait l’impression d’entendre les hautes vagues se briser contre les falaises.

« Voilà une bonne nuit pour les pirates, s’ils existent encore ! Que des bateaux s’approchent de la côte cette nuit et ils se briseront contre les récifs ! La plage serait jonchée d’épaves et de butin.

— Attendons un peu avant d’y aller, dit Mick, il est trop tôt »

Ils allumèrent leur lampe et se mirent à lire. Le vent tournait autour de la ferme et se plaignait comme un être vivant, angoissé et malheureux dans la nuit. Une heure plus tard, les garçons se levèrent.

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« Nous pouvons y aller maintenant ! Ils ne s’étaient pas déshabillés, aussi furent-ils vite dehors. Ils n’avaient fait aucun bruit. En traversant la cour, ils prirent la précaution de regarder la porte de la façade. Elle était fermée ; M. Penlan n’était peut-être pas sorti cette nuit… Ils marchèrent doucement, sans faire craquer de branches, et enfin se retrouvèrent en pleins champs. Ils s’arrêtèrent deux ou trois fois pour vérifier s’ils ne se trompaient pas de chemin. Lorsqu’ils aperçurent un grand troupeau de moutons sagement couchés ils surent qu’ils n’étaient pas loin de la cabane du berger.

« Voilà la cabane, murmura François. Enfin ! Faisons attention maintenant ! »

Ils s’approchèrent de la maison de bois. Ils n’entendirent aucun bruit à l’intérieur ; ils n’aperçurent aucune lumière. Le vieux grand-père devait dormir. François imagina Yan blotti contre lui dans leur lit fait de vieilles peaux de mouton. Ils s’éloignèrent calmement. Maintenant, il leur fallait trouver l’endroit, l’unique endroit d’où on pouvait voir la vieille tour.

Hélas ! Leur recherche fut vaine ! D’ailleurs, il leur était impossible, dans l’obscurité, de contrôler s’ils étaient bien placés ou non.

« Si la lumière ne s’allume pas, nous ne saurons jamais si nous avions retrouvé le point de repère. »

Ils attendirent un moment, regardant dans la direction où devait être la tour. Ils ne virent rien du tout. Toute cette longue marche avait donc été inutile… Mais soudain, François s’exclama :

« Qui êtes-vous ? Je vous vois ! Qui est-ce ? »

Mick sursauta. Quelqu’un s’était glissé contre eux et une voix timide murmura :

« C’est moi, Yan.

— Encore toi. Tu nous attendais, n’est-ce pas ?

— Oui. Venez avec moi. »

Et le petit paysan prit François par le bras. Ils empruntèrent un sentier sur la droite, puis ils grimpèrent un peu sur la colline. Enfin, Yan s’arrêta. Les garçons virent alors la lumière lointaine.

Aucun doute, elle brillait comme un phare ! Chaque fois qu’elle s’éclairait, ils voyaient son rayon prolonger la tour.

« On dirait un signal, dit François. Flash ! Flash ! Flash ! Flash ! Flash ! Qui peut faire cela et pourquoi ? Il n’y a sûrement pas de pirates aujourd’hui !

— Grand-père dit que c’est son vieux papa.

— Ne sois pas stupide, dit François en riant. Tout est mystérieux, n’est-ce pas, Mick ? Est-ce qu’un navire peut vraiment être attiré par ce signal, dans une nuit aussi dangereuse et par une telle tempête ?

— Nous verrons bien demain dans le journal, s’il y a eu un naufrage, répondit Mick. J’espère que non, je ne peux pas supporter cette pensée. Il n’y a sûrement pas de pirates de nos jours.

— S’il y en a, ils emprunteront le chemin souterrain, dit François, et surveilleront le navire. Ils rempliront leurs sacs de tout ce qu’ils auront pu piller sur les épaves et remonteront sur les collines. »

Mick réprima un frisson d’horreur.

« Tais-toi, François, dit-il, ne parle pas comme cela. Tu me fais peur. Qu’allons-nous faire maintenant que nous avons vu la lumière ?

— Nous explorerons la tour aussitôt que possible, demain peut-être. »