CHAPITRE II
 
La ferme de Trémanoir

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QUELLE ravissante promenade jusqu’à la ferme de Trémanoir ! L’air sentait bon le chèvrefeuille. Les coquelicots et les bleuets entaillaient de taches de couleurs les grands champs ensoleillés.

Lorsqu’ils arrivèrent au village de Trémanoir, les enfants découvrirent une longue rue bordée de magasins et de maisons ; plus loin encore, quelques fermes dont les toits d’ardoises grises scintillaient dans la lumière.

Mais les enfants n’avaient qu’une idée : trouver une pâtisserie. Ils ne virent qu’une grande épicerie qui vendait de tout.

« Nous allons nous offrir des glaces tout de suite », dit François qui était plein d’espoir.

Mais quelle déception : il n’y avait pas de glaces ! Heureusement, les orangeades et les citronnades qu’on leur servit étaient très fraîches ; elles étaient restées longtemps dans la cave.

« Vous êtes sans doute les enfants que Mme Penlan attend ? demanda l’épicière. Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ?

— Non », répondit François. Evidemment, on allait les considérer comme des étrangers dans le pays. « Mais ma grand-mère avait une grand-tante qui habita Toulirac toute sa vie. Aussi nous ne sommes pas exactement des étrangers.

— Non, opina la paysanne au regard bleu de ciel, mais vous n’avez pas l’accent d’ici. C’est comme ce monsieur que Mme Penlan hébergeait. Il était un peu fou, mais nous l’avions adopté.

— Un peu fou, vraiment ? demanda François en se servant pour la troisième fois à boire. C’était un savant, vous savez, et tous les vrais savants ont l’air d’être un petit peu fous ; enfin, c’est ce qu’on dit ! Que cette citronnade est bonne ! Pourrais-je en avoir une autre bouteille, s’il vous plaît ? »

L’épicière se mit à rire. Les enfants l’amusaient beaucoup.

« Bien, bien ! Mais vous savez que Mme Penlan a dû préparer un bon repas pour vous. Vous ne pourrez rien manger avec tout ce que vous avez bu.

— Mais si, soyez tranquille. Combien vous dois-je ? C’était très bon. »

François paya. Ils reprirent leurs bicyclettes une fois de plus, après avoir trouvé sur la carte la route qui menait à la ferme. Dago partit avec eux ; il était désaltéré et visiblement content.

« Je crois que tu as bu trop d’eau, mon pauvre Dago. Mais qu’il fait chaud ! Si ce temps-là continue, nous aurons la figure aussi rouge que celle des Indiens »

La route montait. Ils arrivèrent bientôt. Ils entrèrent dans la cour de la ferme ; quatre chiens énormes accoururent vers eux en aboyant.

Dago leur répondit, mais il n’était pas assez fort pour s’imposer.

Une dame sortit derrière les chiens. Elle avait un visage souriant.

« Ici, Ben ! Ici, Bosco ! Ici, Nelly ! Vilain Willy, ici ! Ne vous effrayez pas, les enfants, c’est leur façon de vous dire « Bienvenue à la ferme de Trémanoir. »

Les chiens maintenant faisaient cercle autour des quatre enfants, langues pendantes, oreilles dressées, queues remuantes. C’étaient de très jolis chiens. Trois bergers et un fox noir. Dago les regarda l’un après l’autre. Claude le tenait par son collier, car on ne savait jamais de quoi Dagobert était capable ! Allait-il se jeter sur les quatre chiens pour leur dire bonjour ? Non, il n’en fit rien, il se conduisait comme un parfait gentleman. Il avait pris un air poli, remuant doucement la queue. Le petit fox courut vers lui et lui renifla le nez. Dago répondit à cette avance. Alors les trois bergers s’approchèrent à leur tour. Ils étaient très beaux. Les enfants se réjouissaient de voir la sympathie qu’ils manifestaient à Dago.

« Tout va bien, dit Mme Penlan, les présentations sont faites. Maintenant, venez avec moi, vous devez avoir envie de manger, de boire et de vous rafraîchir. J’ai préparé un goûter. »

Mme Penlan était chaleureuse et gentille. Elle les conduisit jusqu’à la salle de bain qui était grande, mais rudimentaire ; pas d’eau chaude, une baignoire préhistorique… Les enfants se lavèrent et se coiffèrent, ils en avaient bien besoin !

Il y avait deux chambres au premier étage : une pour les filles et une pour les garçons. Elles étaient très petites avec des fenêtres minuscules et semblaient sombres, malgré le coucher de soleil rougeoyant à l’extérieur. Deux lits dans chacune, une chaise, une armoire, deux tables de nuit, rien d’autre. Mais quelle vue merveilleuse par les fenêtres : d’immenses étendues de champs de blé bordés de haies sombres, des prairies verdoyantes. Au loin des collines, doucement profilées sous le ciel, comme de grandes bêtes paisibles. L’incendie du soleil déclinant illuminait la campagne ; dans le lointain, la mer miroitait.

« Nous irons à la mer dès que nous pourrons, dit Mick qui avait bien du mal à se coiffer, car un épi rebelle se redressait toujours sur sa tête. Il y a des grottes dans les falaises, nous irons les explorer. J’espère que Mme Penlan voudra bien nous donner de quoi pique-niquer. Cela nous permettra de passer toute la journée sur la grève.

— Elle voudra sûrement, dit François. Elle est gentille comme tout. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi accueillant. Vous êtes prêts ? Descendons, j’ai vraiment faim ! »

Sur la table, Mme Penlan avait déposé un énorme jambon, rose comme la langue de Dagobert, du pain de seigle, du saucisson et des fruits.

Les pots de confiture à la groseille étaient d’une alléchante couleur.

« Est-ce que nous devons manger tout cela, madame Penlan ?

— Bien sûr », dit-elle.

Elle était petite, dodue et s’affairait gentiment autour des enfants.

« Et il y a encore une tarte aux cerises, faite avec nos cerises et notre crème. Je connais l’appétit des enfants, j’en ai eu sept ! Ils sont tous mariés et partis, c’est pourquoi j’aime bien recevoir les enfants des autres, quand je peux.

— Je suis bien content d’être chez vous, dit Mick commençant à couper son jambon. Nous vous donnerons du travail, vous savez, nous avons beaucoup d’appétit.

— Je n’ai jamais connu d’enfants qui mangent autant que les miens, dit Mme Penlan d’une voix pleine de nostalgie, et je peux dire que je n’ai jamais rencontré aucun homme qui mange autant que M. Penlan. Quel robuste appétit ! Vous le verrez bientôt.

— J’espère que nous lui laisserons de quoi dîner, dit Annie en regardant le jambon qui diminuait Cela ne m’étonne pas que l’ami de mon oncle, qui avait habité ici, ait tant grossi, madame Penlan.

— Oh ! Le pauvre homme ! dit leur hôtesse qui versait maintenant un lait crémeux, épais, dans leurs tasses. Il était si maigre ! Il n’avait que la peau et les os, Il disait « non » à tout, mais je n’y prêtais guère attention. Lorsqu’il ne mangeait pas son dîner, j’emportais son plateau, puis je le lui rapportais dix minutes plus tard, après avoir réchauffé les plats en disant : « C’est l’heure de dîner, monsieur, et j’espère que vous avez faim. » Et il se mettait à manger, quelquefois assez bien.

— Il ne s’apercevait pas que vous lui rapportiez le même plateau ? demanda François étonné. Il était bien distrait !

— Un soir, je le lui ai rapporté trois fois de suite ! dit Mme Penlan. Aussi, faites attention que je n’en fasse pas autant pour vous.

— J’aimerais bien ça, au contraire, répondit Mick, mais je mangerais mon dîner les trois fois. »

On entendit des pas dehors et bientôt la porte s’ouvrit. Le fermier entra. Les enfants le regardèrent intimidés. Il était très grand, large d’épaules, brun de peau comme un Espagnol, ses cheveux abondants brillaient, noirs et bouclés ; il avait des yeux très sombres, dans un visage étrange.

« Voici M. Penlan ! » dit sa femme.

Les enfants se levèrent pour lui serrer la main, mi-effrayés, mi-admiratifs. Il pencha la tête et leur dit bonjour à chacun. Sa main était énorme, poilue.

Il s’assit et laissa sa femme le servir.

« Bon, dit Mme Penlan, et comment va la vache ? A-t-elle eu son petit veau ?

— Ha ! fit le fermier qui s’empara du jambon et en coupa sept tranches à la file sous les yeux effarés des enfants.

— Je suis content que la vache aille bien, dit la fermière en débarrassant. Et le petit veau est gentil ? De quel couleur ? »

M. Penlan ne parlait toujours pas, il faisait «oui » de la tête. « Roux et blanc, comme sa mère ?

— Hum ! Hum !

— C’est très bien, n’est-ce pas ? »

Mme Penlan semblait avoir le don d’interpréter les « Hum » et les « Ha » de son mari.

« Comment l’appellerons-nous ? »

Les enfants s’attendaient à l’entendre dire « Ho ! » mais il murmura quelque chose qui ressemblait à « in ».

« Oh ! Bonne idée, nous l’appellerons « le Rouquin ». Tu as toujours de l’inspiration pour les noms, monsieur Penlan. »

Les enfants étaient de plus en plus surpris. C’était curieux d’entendre la fermière appeler son mari par son nom de famille. Un tel géant aurait dû se nommer Pantagruel ou Gargantua ! Ils s’amusaient beaucoup, tout en mangeant énormément, M. Penlan absorbait consciencieusement de grosses parts de gâteau, de la confiture, du fromage blanc, de la crème. Sa femme intercepta leur regard.

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« C’est un gros mangeur, n’est-ce pas ? dit-elle fièrement.

Mes enfants étaient tous comme ça. Lorsqu’ils étaient à la maison j’avais beaucoup à faire, mais maintenant que je n’ai plus que M. Penlan à nourrir, je me sens désemparée, je suis contente de vous avoir chez moi. Vous me direz si vous avez encore faim. »

Ils éclatèrent de rire, et Dago aboya. Il avait eu un délicieux repas, lui aussi : un os énorme ! Il n’en avait jamais mangé d’aussi gros ! Il se cachait pour le croquer, car il avait peur que les chiens de la ferme ne le lui volent !

M. Penlan fît entendre un bruit particulier, tout en fouillant dans sa poche.

« Ooah ! » dit-il, et il sortit un petit bout de papier plié en quatre, le tendit à sa femme qui le lut. Aussitôt elle sourit aux enfants.

« Nous allons bien nous amuser ici, dit-elle, les Barnies seront là cette semaine, ils vous plairont sûrement.

— Qui sont les Barnies ? demanda Claude.

— Des comédiens ambulants qui jouent, chantent et dansent à travers le pays, dans nos grandes fermes, dit Mme Penlan. Nous n’avons pas de cinéma, vous savez, aussi les Barnies sont toujours très bien accueillis.

— Quelle chance ! Est-ce qu’ils joueront dans votre grange ?

— Oui. Nous recevrons ici tous les gens du village. »

Mine Penlan rosissait de plaisir.

« Peut-être aussi, ajouta-t-elle, des gens de Trelen.

— Ha ! » dit M. Penlan en hochant la tête.

Lui aussi aimait les Barnies. Il se mit à rire tout seul et murmura quelque chose d’incompréhensible.

« Il dit que vous aimerez surtout Clopinant le cheval. Si vous saviez ce qu’il fait : il s’assied, il croise les jambes. Enfin vous verrez… Quel cheval extraordinaire ! »

Tout cela semblait bizarre. Un cheval qui s’assied et croise ses jambes ! François regarda Mick d’un air entendu. Ils avaient hâte de voir les comédiens ambulants.