CHAPITRE VIII
 
L’arrivée des Barnies

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LE LENDEMAIN MATIN, les deux garçons considérèrent M. Penlan avec curiosité. Cela leur paraissait tellement étrange de penser à leur aventure passée. Le fermier les avait-il reconnus cette nuit ? Il toussa de la même petite toux sèche que d’habitude, et François fit un clin d’œil à Mick. Mme Penlan, debout devant la table, servait le petit déjeuner.

« Avez-vous bien dormi tous ? demanda-t-elle. L’orage ne vous a pas réveillés, n’est-ce pas ? »

M. Penlan sortit de la pièce en faisant « Ah ! Oc ! Oh ! » ou quelque chose qui ressemblait à cela.

« Qu’a-t-il dit ? » demanda Annie pleine d’admiration pour la fermière qui réussissait, non seulement à comprendre son mari, mais à bien s’entendre avec lui.

« Il a dit qu’il ne rentrerait pas pour déjeuner. J’espère qu’il pourra manger un morceau quelque part, car il a pris son petit déjeuner à six heures et demie, le pauvre et il a passé une si mauvaise nuit, hélas !

— Pourquoi ? Qu’est-il donc arrivé ? demanda François.

— Ah ! Il a dû aller s’occuper de Colibri le poulain. Je me suis réveillée quand il est sorti. Heureusement le chien n’a pas aboyé. Je me suis rendormie et quand il est revenu, j’ai regardé ma montre : il avait passé deux heures près du petit cheval malade ; le pauvre homme ! »

François et Mick ne manifestèrent aucune pitié, aucune sympathie. Ils savaient très bien que M. Penlan n’était pas allé à l’écurie. D’ailleurs, Colibri n’était pas malade. Pourquoi tous ces mensonges ? Pourquoi le fermier racontait-il ces histoires à sa femme ? Et qu’avait-il à lui cacher ? François et Mick expliquèrent aux filles ce qui s’était passé durant la nuit, alors qu’ils préparaient le dessert : des fraises, des framboises et des pommes.

Annie et Claude écoutèrent tout étonnées.

« Vous ne nous aviez même pas dit que vous sortiez, dit Claude d’un ton plein de reproches, j’aurais aimé aller avec vous.

— J’ai toujours trouvé, dès le premier instant, que M. Penlan avait un air bizarre et plutôt cynique. Il doit être méchant, commenta Annie. Quel dommage ! Sa femme est si gentille ! »

Tandis qu’ils échangeaient ces propos, Annie eut tout à coup la sensation que quelqu’un les écoutait

C’était Yan naturellement. Il lui sourit et s’approcha d’elle. C’était elle qu’il aimait le mieux. Il vint la main tendue.

« Non, je n’ai pas de bonbons, dit Annie. Comment as-tu passé la nuit ? Tu n’as pas eu trop peur de l’orage ? »

Il secoua la tête, puis s’approcha et murmura. :

« J’ai vu la lumière, la nuit dernière.

— Quelle lumière ? Tu ne veux pas dire le phare dans la vieille tour en ruine ? »

Il inclina la tête.

Annie couru vers les garçons, qui étaient sortis maintenant pour ramasser des groseilles, et mangeaient toutes celles qu’ils trouvaient

« François, Mick ! Yan dit qu’il a vu la lumière la nuit dernière dans la tour. »

Les deux garçons se retournèrent d’un seul mouvement.

« Tu as vu la lumière ?

— Oui, elle était grosse comme une boule de feu.

— Elle brillait à l’intérieur de la tour ?

— Oui.

— Ton grand-père l’a-t-il vue ?

— Oui, il l’a vue lui aussi.

— Racontes-tu la vérité ? » demanda François qui ne savait pas s’il devait croire le gamin.

Yan dit « oui » encore.

« Quelle heure était-il ? »

Le petit berger n’avait pas de montre et d’ailleurs s’il en avait possédé une il n’aurait pas su la lire.

« Quel dommage que nous l’ayons ratée. La nuit passée, nous aurions pu la voir.

— François, nous y retournerons cette nuit, le temps est encore mauvais, il y aura peut-être encore un orage. Mais je voudrais bien comprendre ce que l’on peut provoquer par cette lumière. Les navires à l’heure actuelle sont bien équipés et les phares de la côte suffisent à les guider, ils ne font sûrement pas attention à la lampe des pirates. Enfin, nous irons voir.

— J’irai aussi, dit Yan.

— Non, pas toi. Reste avec ton grand-père, il se ferait du souci si tu partais au milieu de la nuit. »

Il commençait à pleuvoir.

« Quel dommage ! dit Claude, il faisait si beau. Aujourd’hui on a presque froid. Rentrons, Annie ! »

Lorsqu’ils rentrèrent, il pleuvait à verse. Mme Penlan les remercia pour leur travail et leur annonça une bonne nouvelle.

« Les Barnies nous ont demandé la grange pour demain soir, ils vont donner leur première représentation chez nous. Vous m’aiderez à nettoyer et à mettre de l’ordre.

— Avec plaisir, dit François, mais il y a des outils, des caisses, des amas de sacs, allons-nous transporter tout cela ailleurs ?

— Oui, bien sûr ! »

Les Barnies arrivèrent une demi-heure plus tard afin de préparer le local et ils furent ravis d’avoir l’aide des enfants.

Ils n’étaient plus habillés en costumes étranges mais portaient tous des bluejeans (y compris les femmes) et des pull-overs. C’était un rude travail que de nettoyer une grange et d’y installer une scène et des décors. François remarqua qu’un des comédiens transportait une tête de cheval. Il l’emmenait partout avec lui, ne la quittant jamais, ce qui était plutôt comique.

« C’est la tête de Clopinant, le cheval qui s’assied et qui croise ses jambes ? demanda François.

— Exactement, dit le jeune-comédien, j’en suis responsable, je ne dois jamais m’en séparer, ordre du gouverneur.

— Qui est le gouverneur ? Est-ce celui-là, là-bas ? »

Et il désignait un homme au visage triste qui semblait surveiller les travaux.

« Exactement, lui-même. Que pensez-vous de ma tête de cheval ? »

François regarda la tête de cheval qui était merveilleusement imitée. Les yeux, aux paupières frangées de longs cils, avaient un regard ironique, la bouche pouvait s’ouvrir et se fermer.

« Je n’actionne que les pattes de derrière, dit le petit homme, avec regret, mais c’est moi qui fais bouger la queue. M. Binet, que vous voyez là-bas, fait marcher les pattes de devant et la tête. Vous verrez Clopinant, il est fantastique ! Il n’y a pas un cheval qui puisse l’égaler dans le monde entier.

— Où sont le dos, les pattes, son corps ? dit Mick fasciné par la tête de cheval.

— Dans l’une des malles. Je m’appelle Sid. Et vous ? Que faites-vous ici ? »

François se présenta, ainsi que son frère et expliqua qu’ils habitaient la ferme et étaient venus pour aider les comédiens. Il s’empara d’une balle de foin, pensant qu’il était temps de faire quelque chose.

« Vous me donnez un coup de main ? » dit-il.

Sid secoua la tête.

« Désolé, mais j’ai l’ordre de ne pas quitter la tête de cheval. Où je vais, elle va. Je peux vous dire que Clopinant et moi, nous sommes très attachés l’un à l’autre.

— Pourquoi ? Est-ce que cette tête a tellement de valeur ? demanda Mick.

— Clopinant est tellement populaire, dit Sid, vous comprenez ! C’est le plus gros succès de notre spectacle. Si la soirée languit un peu, si le public n’est pas très chaud, alors nous sortons Clopinant. »

M. Binet s’approcha. Il était beaucoup plus gros que Sid, et plus fort.

« Alors, on admire le vieux Clopinant ? Est-ce que Sid vous a raconté que la tête de Clopinant est tombée une fois par la portière de la roulotte, et nous ne nous en sommes aperçus que quelques kilomètres plus loin ! Le gouverneur était dans un état de fureur indescriptible. Il disait qu’on ne pourrait pas donner un spectacle sans le cheval, et parlait de nous licencier de la troupe.

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— Nous sommes très importants, n’est-ce pas ? dit Sid relevant la tête et faisant un clin d’œil de complicité au cheval. Moi et Binet et Clopinant, nous sommes le clou de la soirée.

— Ne pose pas Clopinant par terre, dit Binet, le gouverneur te regarde. Tiens, il t’appelle. »

Sid courut auprès du gouverneur, emportant la tête de cheval sous son bras, il avait l’air très inquiet.

L’homme au visage sombre dit quelques mots et Sid approuva. Lorsqu’il revint, François lui demanda :

« Laissez-moi voir si c’est lourd ? »

Sid regarda vivement autour de lui, il craignait que le gouverneur ait entendu.

« C’est stupide de me demander cela ! Je vous ai pourtant expliqué que je n’ai pas le droit de m’en séparer, pas même une minute. Le gouverneur vient justement de m’ordonner : « Ne restez pas avec ces gosses, vous savez bien que les gosses aiment faire des farces, ils vous chiperont Clopinant et vous perdrez votre emploi. »

François se mit à rire.

« Ne soyez pas sot ! Vous ne perdriez pas votre travail pour cela. Mais nous avons hâte de vous voir, vous et M. Binet. Quand allez-vous commencer à répéter ?

— Oh ! Nous avons l’habitude. Si ça vous amuse… Binet, prends les pattes. »

Binet et Sid s’éloignèrent dans la vaste grange et s’habillèrent en cheval. Sid montra aux enfants comment il faisait fonctionner la queue d’une main. Binet se glissa à l’intérieur de la tête et des pattes de devant ; sa tête entrait seulement dans le cou du cheval, pas plus loin : ses jambes étaient dans les pattes et, avec ses mains, il actionnait la bouche et les yeux.

C’était vraiment formidable !

Le cheval était très vivant, très comique, extrêmement souple. Il marchait, dansait, s’asseyait, bref faisait tout ce que voulaient les hommes. Par instants, il s’entortillait si bien les pattes qu’il en demeurait tout surpris et tournait la tête de droite à gauche, comme pour demander l’explication de tous ses malheurs. Les quatre enfants riaient de bon cœur et Yan, debout sur le seuil de la grange, ouvrait des yeux éblouis.

 

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Le ridicule petit cheval Clopinant avait pris maintenant sa queue entre ses dents et tournait sur lui-même. Ensuite, il se tint sur ses pattes de derrière, sauta comme un kangourou, en faisant de drôles de bruits ; la compagnie tout entière l’observait et le gouverneur lui-même se mit à rire. Enfin, Clopinant s’assit par terre dans une pose tout à fait humaine, la tête appuyée sur sa patte de devant, ainsi qu’un homme qui réfléchit, et se mit à bâiller en montrant des dents énormes.

« Je n’en peux plus, s’écria Annie qui avait un fou rire terrible, arrêtez ! J’en pleure ! Je comprends que Clopinant soit le clou du spectacle ! »

La matinée s’écoula dans les rires, les chansons et les farces. Les Barnies avaient plus d’un tour dans leur sac, et Sid, le petit homme, était l’un des plus comiques, lui et la tête de cheval qu’il emportait sous son bras.

Mme Penlan dut appeler plusieurs fois les enfants pour qu’ils viennent déjeuner. Yan courut après François.

« J’ai vu cette lumière, dit-il, je l’ai vue, n’oubliez pas, il faut absolument venir cette nuit »

François avait oublié l’histoire des pirates dans l’excitation de ce beau matin.

« D’accord, nous irons cette nuit, mais toi, ne viens pas. Tiens, j’ai un bonbon pour toi, et maintenant file ! »