CHAPITRE VI
Un voisinage peu sympathique.
EN L’ABSENCE des fillettes, les deux garçons décidèrent d’aller tout de même chercher de l’eau et ramasser du bois pour le feu.
Ils firent aussi leur lit, c’est-à-dire qu’ils se contentèrent de rabattre les draps et les couvertures, puis de relever la couchette contre la cloison.
Après cela, il ne restait plus qu’à attendre les filles. Aussi allèrent-ils se promener dans le champ. Ils eurent soin de se tenir à bonne distance du dresseur de serpents, qui s’occupait de ses pensionnaires.
« Ma parole, on dirait qu’il est en train de les astiquer ! dit François. Je voudrais bien m’approcher pour mieux voir, mais cet homme a si mauvais caractère qu’il serait capable de lâcher une de ces horribles bêtes contre nous ! »
Le charmeur de serpents était assis sur une chaise ; il avait sur les genoux un python étalé, dont quelques anneaux s’enroulaient mollement autour de ses jambes, et d’autres autour de sa taille. La tête plate aux yeux luisants passait sous son bras. L’homme frottait énergiquement le corps écailleux du reptile, qui paraissait satisfait de ce traitement curieux.
Buffalo tenait à la main un fouet au manche magnifique, orné de pierres fines de toutes couleurs, qui étincelaient au soleil.
« Regarde la lanière, dit François, elle a des mètres et des mètres de long ! Je voudrais bien le voir s’en servir ! »
Comme s’il avait entendu, Buffalo leva son grand fouet, la lanière fendit l’air et fit entendre un claquement semblable à un coup de pistolet. Les garçons sursautèrent, tant ils furent surpris.
Buffalo siffla. Une petite femme assez forte parut à la porte de la roulotte.
« Tu l’as réparé ? demanda-t-elle.
— Je crois que oui, dit Buffalo. Apporte-moi une cigarette, Carmen ! »
Carmen rentra dans la roulotte, et revint avec un paquet de cigarettes. Elle ne descendit pas les marches, mais resta devant sa porte et, prenant une cigarette entre le pouce et l’index, la tint en l’air.
Buffalo fit claquer son fouet. La cigarette disparut comme par magie !
Les garçons regardaient de tous leurs yeux. Le bout de la lanière avait-il vraiment enlevé la cigarette des doigts de Carmen ? Cela semblait impossible.
« Bien ! dit Buffalo. Recommençons. Mon fouet paraît en état, maintenant. »
Carmen ramassa la cigarette et la mit dans sa bouche !
« Non ! cria Buffalo. Je ne suis pas assez sûr de ma lanière. Tiens-la comme tout à l’heure ! »
Carmen, obéit. Le fouet claqua de nouveau comme un coup de pistolet, et une fois encore la cigarette disparut des doigts de la jeune femme !
« Oh ! Tu l’as coupée en deux ! dit-elle, mécontente, montrant sur le sol la cigarette sectionnée. Voilà une cigarette perdue ! »
Buffalo ne dit rien. Il tourna simplement le dos à Carmen, et se remit à façonner sa lanière. Les enfants mouraient d’envie de voir ce qu’il faisait, et s’approchèrent sans bruit.
Bien que Buffalo ne pût les voir, ils eurent la surprise de l’entendre lancer d’une voix forte, sans se retourner :
« Eloignez-vous ! Il est interdit aux enfants de rester ici. Partez, ou je vous arrache quelques cheveux de la tête avec mon fouet ! »
François et Mick ne doutèrent pas un instant qu’il fût capable de mettre sa menace à exécution, et ils se retirèrent avec le plus de dignité possible.
« L’homme aux serpents a dû nous faire une fâcheuse publicité, dit Mick. Espérons que cette histoire ne va pas nous brouiller avec tous les saltimbanques ! »
Ils traversèrent le champ et rencontrèrent l’homme-caoutchouc. Ils ne purent s’empêcher de le dévisager avec insistance. Il paraissait en effet élastique et sa peau même était grisâtre, comme les gommes d’écoliers !
Il fronça les sourcils et dit d’un ton rogue :
« Partez d’ici ! Les enfants n’ont rien à faire dans notre campement ! » François fut très contrarié. Il répondit : « Je regrette, mais nous sommes sur un terrain de camping et nous avons le droit d’y stationner avec nos roulottes.
— Ce champ a toujours été notre champ, dit l’homme. Aussi, faites-nous le plaisir d’aller vous installer ailleurs !
— Même si nous voulions partir, ce qui n’est pas le cas, ce serait impossible, car nous n’avons pas de chevaux pour tirer nos roulottes, rétorqua François, en colère. Pourquoi souhaitez-vous notre départ ? Nous désirons vivre en bons termes avec tout le monde. Nous ne vous causerons aucun tort, aucun ennui…
— Nous ne sommes pas de la même race, vous et nous, dit l’obstiné bonhomme. Il vous faudra chercher un autre emplacement, ainsi que ces luxueux machins qui sont là-bas ! » Il désignait les trois belles caravanes qui se trouvaient à l’autre extrémité du terrain. « Ce champ a toujours été occupé par nous seuls !
— Ne discutons pas là-dessus, dit Mick en regardant l’homme avec curiosité.
Êtes-vous vraiment élastique au point de pouvoir rentrer et sortir d’un tuyau ? Pouvez-vous… »
Il n’eut pas le temps d’achever, car l’homme-caoutchouc se jeta brusquement à terre, fît quelques étranges contorsions, passa entre les jambes des garçons, qui se trouvèrent plaqués au sol. Puis, satisfait de lui, il s’éloigna.
« Par exemple ! dit Mick, frictionnant la bosse qu’il avait à la tête. J’ai essayé d’attraper ses jambes, elles glissent comme du caoutchouc ! Quel dommage que ces forains soient si intolérants ! Ce ne sera pas gai de les avoir tous ligués contre nous ! Moi qui croyais que nous pourrions nous en faire des amis… »
Ils n’osèrent plus approcher des autres roulottes, malgré leur envie de voir de plus près Alfredo, l’avaleur de feu.
« Cet homme est si parfaitement semblable à l’image que je me faisais d’un avaleur de feu ! dit Mick. Sans doute est-il le chef de tous les saltimbanques réunis ici, si toutefois ils ont un chef !
— Regarde, il vient vers nous », dit François.
En effet, Alfredo arrivait en courant dans la direction des garçons, et François pensa tout d’abord qu’il voulait les chasser. Son amour-propre l’empêcha de battre en retraite devant Alfredo. Il resta immobile, ainsi que Mick. Les deux frères n’étaient guère rassurés, devant ce géant qui fondait sur eux, les joues rouges comme du feu et la crinière au vent !
Ils comprirent alors pourquoi Alfredo courait tant.
Derrière lui surgissait sa toute petite femme. Elle criait dans une langue étrangère, et le poursuivait, armée d’une casserole !
Alfredo passa en trombe auprès des enfants. La petite femme brune le regarda partir. Il se retourna pour voir si elle brandissait toujours sa casserole, puis disparut dans le chemin qui descendait au village.
« Grand vaurien ! criait la femme. Tu as laissé brûler le déjeuner une fois de plus ! Viens ici, Alfredo ! »
Mais Alfredo courait toujours. La coléreuse petite femme se retourna vers les deux garçons :
« Il a encore laissé brûler le déjeuner ! Il ne fait jamais attention !
— C’est un accident bizarre, pour un mangeur de feu, dit François.
— Avaler du feu, c’est facile, dit la petite femme. Faire la cuisine, c’est autre chose ! Il faut un peu réfléchir. Mais Fredo n’a pas de cervelle, et il est d’une maladresse ! Avaler du feu, voilà tout ce qu’il sait faire. Je vous demande un peu à quoi ça sert ?
— À gagner de l’argent, sans doute, dit Mick, amusé.
— C’est un propre à rien », dit la petite femme d’un ton sans réplique. Elle s’éloigna, puis se retourna et ajouta avec un sourire : « Mais, quelquefois, il est très gentil ! »
Elle rentra dans sa roulotte. Les garçons se regardèrent.
« Pauvre Alfredo ! dit Mick. Il a l’air brave comme un lion, mais, en dépit de sa taille impressionnante, il est timide comme une souris. C’est comique, n’est-ce pas, de le voir se sauver devant ce petit bout de femme !
— Peut-être que j’en ferais autant si elle me poursuivait en brandissant cette casserole, dit François. Tiens, qui est celui-là ? »
L’homme qui savait se libérer de ses liens montait le sentier et pénétrait dans le champ. Il marchait d’un pas léger et souple, comme un chat. François regarda ses mains : elles étaient étroites mais paraissaient fortes et agiles. Oui, il pouvait certainement défaire des nœuds compliqués avec des mains pareilles ! Ils l’examinèrent avec le plus grand intérêt.
« Les enfants ne doivent pas rester ici, dit l’homme en passant près d’eux.
— Désolés, mais nous sommes aussi en roulottes, dit Mick. N’êtes-vous pas l’homme à qui aucun nœud ne résiste ?
— Possible », répondit-il en s’éloignant. Il se retourna soudain et ajouta : « Avez-vous envie que je vous ficelle comme des saucissons ? Non ? Alors ne vous mêlez pas de nos affaires, ou cela vous arrivera !
— Vraiment, que ces gens sont aimables ! dit François. Nous avons déjà connu des artistes de cirque, ils étaient bien différents ! Je commence à perdre l’espoir de gagner l’amitié de nos nouveaux voisins !
— J’ai l’impression qu’il vaut mieux nous tenir sur nos gardes, dit Mick. Ils paraissent nous détester. Ne traînons pas davantage ce matin. Tenons-nous à l’écart jusqu’à ce qu’ils soient un peu habitués à nous. Peut-être changeront-ils d’attitude.
— Allons à la rencontre des filles », proposa François.
Quand ils arrivèrent à l’arrêt de l’autocar, celui-ci gravissait péniblement la colline. Bientôt, les fillettes mirent pied à terre, suivies de trois épouses de saltimbanques.
« Nous avons acheté un tas de choses, dit Annie. Nos paniers sont lourds. Merci, François, c’est gentil de prendre le mien. Avez-vous vu ces femmes qui sont sorties du car en même temps que nous ?
— Oui, dit François. Pourquoi ?
— Eh bien, nous avons essayé de lier conversation avec elles, mais sans aucun succès, dit Annie. Nous en étions gênées. Dagobert grognait, ce qui n’arrangeait rien. Je pense qu’il n’aime pas leur odeur. Elles ne doivent pas se laver souvent.
— Nous n’avons pas eu plus de chance que vous avec leurs mari, dit François. Ces messieurs se sont montrés peu gracieux. Ils ne souhaitent qu’une chose : nous voir décamper.
— Je vous ai rapporté un journal, dit Annie, et Claude a trouvé à la poste une lettre de sa mère. Nous ne l’avons pas encore ouverte parce qu’elle nous est adressée à tous. Nous la lirons ensemble.
— J’espère qu’il est bientôt l’heure de déjeuner, dit Claude. Qu’en penses-tu, Dago ?
Dagobert connaissait très bien le mot « déjeuner ». Il aboya joyeusement, et montra le chemin. Déjeuner ? Oui, vraiment, quelle bonne idée !