CHAPITRE IV
Les saltimbanques arrivent.
LE PREMIER JOUR qui vit les Cinq à nouveau réunis se passa fort agréablement. Ils se sentirent pleins d’entrain, particulièrement Claude, qui s’était bien ennuyée chez elle. Dagobert se montra dynamique et enthousiaste. Il fit la chasse aux lapins, courant en tous sens à travers champs, montant et descendant la colline, jusqu’à épuisement.
Il reparut vers les quatre heures et se laissa tomber aux pieds des enfants, la langue pendante, soufflant comme une locomotive.
« J’ai chaud rien qu’à te regarder, dit Annie en le repoussant. Voyez, il est tout fumant ! Un de ces jours, Dagobert, tu vas exploser ! »
Ils allèrent faire une promenade, mais n’atteignirent pas la mer. Ils l’aperçurent de loin, d’une hauteur. Elle avait ce bleu intense des jours exceptionnellement beaux. De petits yachts aux voiles blanches évoquaient, à cette distance, des cygnes battant des ailes.
Ils goûtèrent dans une ferme, sous le regard curieux des deux enfants de la maison.
« Voulez-vous emporter quelques pots de la confiture que je fais moi-même avec les fruits de mon verger ? » demanda l’aimable fermière aux joues rouges et rebondies, quand ils payèrent leur goûter.
« Oh ! oui, volontiers ! dit Mick ! Pouvez-vous nous vendre aussi un morceau de ce gros gâteau ? Nous campons sur une colline, près de Château-Mauclerc. Le ravitaillement n’est pas très facile.
— Je veux bien vous céder un gâteau entier si cela vous convient, dit la fermière. J’en ai fait plusieurs hier.
Désirez-vous du jambon ? J’ai aussi d’excellents cornichons pour l’accompagner. »
C’était merveilleux ! Ils achetèrent tout ce que proposait l’obligeante fermière, pour un prix modique, et emportèrent leurs provisions, ravis de l’aubaine.
Mick souleva le couvercle des cornichons, auxquels se mêlaient de petits oignons, et respira leur odeur.
« C’est plus agréable que n’importe quel parfum ! déclarât-il. N’est-ce pas ton avis, Claude ?»
Chacun des enfants apprécia les effluves en connaisseur, et s’attribua un cornichon. Dagobert prit un air dégoûté. Mick rajusta le couvercle, et la petite troupe se remit en route.
Quand ils furent en vue du terrain de camping, le soleil était bas à l’horizon. L’étoile du Berger brillait déjà d’un vif éclat. Tout à coup, François s’arrêta net.
« Regardez, dit-il. Il y a deux nouvelles roulottes, qui ressemblent quelque peu aux nôtres. Je me demande si elles appartiennent aux saltimbanques qu’on nous a annoncés…
— En voilà une autre qui arrive, dit Mick.
— Nous allons avoir des voisins intéressants !» dit Annie, toute joyeuse. En arrivant près de leurs propres roulottes, les enfants jetèrent un coup d’œil curieux à celle qui venait de s’installer près d’eux. Elle était jaune, à bandes noires, et avait grand besoin d’être repeinte. Les portes et les fenêtres en étaient fermées.
« Il y a une grande caisse dessous, dit François. Que peut-elle contenir ? »
La caisse était longue, large et plate. Sur les côtés, il y avait des trous ronds, percés à intervalles réguliers. Claude s’approcha et se pencha sur la caisse, se demandant si ce qu’il y avait dedans était vivant ou non.
Dagobert la suivit, et flaira par les trous. Aussitôt, il se rejeta en arrière et se mit à aboyer rageusement. Claude le saisit par le collier, voulut l’écarter et le faire taire, mais il refusa d’obéir.
On entendit un bruit qui venait de l’intérieur de la caisse, une sorte de frôlement, de glissement, qui fit aboyer Dagobert encore plus fort.
« Tais-toi, Dago, tais-toi ! dit Claude tirant toujours le chien par son collier. François, viens m’aider. Il y a quelque chose dans cette caisse que Dagobert n’a encore jamais rencontré, et qui l’intrigue et l’effraie à la fois ! »
De l’autre bout du champ, une voix furieuse s’éleva soudain.
« Hé ! vous là-bas ! Eloignez ce chien tout de suite ! Avez-vous fini de mettre votre nez partout et de faire peur à mes serpents ?
— Oh ! Des serpents ! » s’écria Annie en tournant précipitamment les talons pour regagner sa roulotte.
François et Claude réussirent à ramener Dagobert dans la bonne direction, en l’étranglant presque avec son collier. La voix coléreuse se faisait maintenant entendre derrière eux. Claude se retourna et vit un petit homme brun, entre deux âges, avec des yeux noirs très brillants. Il montrait le poing et criait encore.
« Excusez-nous, dit Claude, nous ne pouvions pas savoir. Mais je vous en prie, cessez de crier comme ça, ou mon chien sautera sur vous !
— Par exemple ! Vous gardez un chien aussi dangereux, qui vient exciter mes serpents et veut me sauter à la gorge ? » hurla le petit homme, hors de lui et dansant d’un pied sur l’autre comme un boxeur. « Attendez un peu que je lâche mes serpents, et alors votre chien se sauvera si loin que vous ne le reverrez jamais ! »
C’était là une menace très inquiétante. D’un dernier effort, François, Mick et Claude parvinrent enfin à faire gravir à Dagobert les marches de la roulotte des filles, et refermèrent la porte sur lui. Annie essaya de le calmer, pendant que les autres restaient dehors pour voir ce qui allait se passer.
Le petit homme avait tiré à lui l’étrange caisse, et ôté le couvercle. Les trois enfants observaient, fascinés. Quelle sorte de serpents avait-il là-dedans ? Des serpents à sonnettes ? Des cobras ? Ils étaient prêts à opérer une retraite précipitée, dans le cas où les serpents se montreraient aussi méchants que leur propriétaire.
Une grosse tête plate sortit de la caisse et se balança d’un côté et de l’autre. Deux yeux sombres, fixes, brillèrent, puis un interminable corps cylindrique glissa hors de son abri et s’enroula autour des jambes, puis autour de la poitrine et du cou de l’homme. Celui-ci caressait le serpent, lui parlait d’une voix douce et affectueuse.
Claude frissonna. Les garçons regardaient, stupéfaits.
« C’est un python, dit François. Quelle énorme bête ! Je n’en avais jamais vu de si près. C’est étonnant qu’il ne resserre pas ses anneaux pour étouffer cet homme ! »
Un second python sortit lentement de la caisse. Il s’enroula aussi autour de son maître, en émettant un sifflement bizarre. Son corps était plus gros que la jambe de François.
Annie observait la scène de la fenêtre de sa roulotte, et n’en croyait pas ses yeux. De sa vie elle n’avait vu de pareils serpents. Elle ne savait même pas à quelle espèce ils appartenaient. Dans son for intérieur, elle souhaitait que sa roulotte fût à des kilomètres de là.
Le petit homme réussit à calmer ses serpents. Ceux-ci le dissimulaient presque entièrement dans leurs anneaux. De chaque côté de son cou, on voyait une tête de reptile, plate et brillante.
Dagobert vint mettre le nez à la fenêtre, près d’Annie. Il fut ahuri à la vue de ces étranges animaux, et cessa aussitôt d’aboyer. Il quitta la fenêtre et se réfugia sous la table. De toute évidence, le chien n’éprouvait aucune sympathie pour ces bêtes qu’il ne connaissait pas !
L’homme caressa les serpents et, continuant de leur parler doucement, les fit rentrer dans leur caisse. Ils glissèrent lentement et s’enroulèrent à l’intérieur, un anneau après l’autre. L’homme posa le couvercle et le ferma à clef. Puis il se tourna vers les trois enfants :
« Vous êtes-vous rendu compte à quel point vous avez effrayé mes serpents ? Maintenant, je vous défends d’approcher ! Arrangez-vous pour que votre maudit chien reste à l’écart, lui aussi. Ah ! Les gosses ! Il faut toujours qu’ils s’occupent des affaires des autres et causent des ennuis. Je n’aime pas les enfants, et mes serpents ne peuvent pas les sentir. Défense d’approcher ! Compris ? »
Il hurla les derniers mots de telle sorte que les trois amis sursautèrent.
« Ecoutez, dit François, nous sommes venus vous présenter nos excuses pour ce qu’a fait notre chien. Vous savez bien que les chiens aboient toujours quand ils voient des choses qu’ils ne comprennent pas ou ne connaissent pas. C’est normal.
— Je déteste aussi les chiens », dit le petit homme en rentrant dans sa roulotte. « Vous vous arrangerez pour que le vôtre ne rôde pas par ici, particulièrement quand je sors mes serpents, sinon l’un d’eux pourrait le serrer un peu trop fort ! »
Il disparut en faisant claquer la porte.
« Quel dommage ! dit François. Nos relations avec les saltimbanques débutent mal. J’espérais tant que nous serions amis et qu’ils nous apprendraient quelques-uns de leurs tours !
— Avez-vous entendu ce qu’a dit ce méchant bonhomme ? demanda Claude, très contrariée. Être serré un peu trop fort par un python signifierait la mort pour Dagobert ! Bien sûr que je l’enfermerai quand je verrai cet individu sortir ses serpents de leur caisse ! Il semble vraiment les aimer, n’est-ce pas ?
— Sans aucun doute, dit François. Qui peut bien habiter la seconde roulotte arrivée aujourd’hui ? J’ose à peine la regarder, dans la crainte d’en voir sortir des gorilles ou des hippopotames, ou…
— Ne fais pas l’idiot, dit Claude. Viens, rentrons, la nuit tombe maintenant. Regarde, voici la roulotte que nous avons aperçue de loin tout à l’heure ! »
Elle arrivait en cahotant, gravissant avec peine la pente assez rude. On pouvait lire sur le côté cette inscription en grosses lettres rouges :
VALENTIN,
L’HOMME-CAOUTCHOUC.
« Mick, demanda Claude, crois-tu que le conducteur soit l’homme-caoutchouc lui-même ? »
Trois paires d’yeux se dirigèrent sur le nouvel arrivant. Il était grand, mince et se tenait courbé. Il paraissait si triste qu’on l’eût dit sur le point de se mettre à pleurer. Son cheval n’avait pas l’air plus gai.
« C’est probablement l’homme-caoutchouc, dit Mick. Voyez son allure ! »
L’homme sauta de sa voiture d’un bond souple et gracieux, qui contrastait avec son long corps dégingandé. Il détacha son cheval et le laissa paître en liberté dans le champ. La bête s’éloigna d’un pas lassé et se mit à brouter ici et là, sans enthousiasme.
« Ohé ! Buffalo, es-tu là ? » appela soudain l’homme.
La porte de la première roulotte s’ouvrit, et un jeune homme parut, presque un géant, avec une touffe de cheveux roux, une chemise verte à carreaux, et un large sourire.
« Salut, vieux ! répondit-il. Nous sommes arrivés les premiers. Viens avec nous, Carmen a déjà fait la soupe. »
L’homme-caoutchouc gravit, lugubre, les degrés de la roulotte de son ami Buffalo. La porte se referma sur eux.
« La compagnie promet d’être intéressante, dit Mick. L’homme-caoutchouc, Buffalo et Carmen (que font ceux-là ?), et un dresseur de serpents à côté de nous. Qu’y aura-t-il encore ? »
Annie les appela :
« Rentrez, je vous en prie. Dagobert n’arrête pas de gémir. »
Ils regagnèrent la roulotte et constatèrent qu’Annie leur avait préparé un dîner léger : du jambon, des pâtes au fromage, une orange.
« Il me faut un cornichon avec mon jambon, dit Mick. Quelle bonne idée nous avons eue de nous arrêter dans une ferme où il y a de si bonnes choses ! »
Aussitôt, ils se mirent à table, et attaquèrent le jambon avec appétit.