CHAPITRE XII
 
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ALFREDO s’assit dans l’herbe, à une certaine distance du feu. Il plaça devant lui un petit bol de métal qui sentait l’essence. Puis il éleva en l’air deux objets qu’il montra aux enfants.

« Ce sont ses flambeaux, dit Mme Alfredo, fièrement. Il avale le feu qui en sort. »

Alfredo parla à voix basse au dresseur de serpents, et trempa ses deux flambeaux dans le bol. Ils n’étaient pas encore allumés, et ressemblaient, à ce moment-là, à deux cylindres sombres. L’homme-aux-serpents se pencha et prit dans le feu une brindille qui brûlait. Il la lança dans le bol. Immédiatement, l’essence s’enflamma. Alfredo approcha du bol un flambeau, puis l’autre. Ils s’allumèrent aussitôt et jetèrent de hautes flammes. Les yeux d’Alfredo brillaient d’un étrange reflet, tandis qu’il tenait un flambeau dans chaque main. Les cinq enfants regardaient, captivés. Puis Alfredo renversa la tête en arrière, et ouvrit toute grande sa large bouche. Il introduisit dedans l’un des flambeaux allumés, et ferma la bouche dessus. Ses joues devinrent incroyablement rouges, éclairées curieusement par les flammes qui étaient à l’intérieur. Annie poussa un cri étouffé. Claude et les garçons retinrent leur souffle. Seule, Jo regardait sans émotion apparente. Elle avait vu son oncle se livrer à cet exercice bien des fois !

Alfredo ouvrit la bouche, et des flammes en jaillirent.

Avec un flambeau allumé dans chaque main, l’essence brûlant dans le bol, c’était un spectacle extraordinairement impressionnant !

Il fit la même chose avec l’autre flambeau, et une fois encore ses joues s’éclairèrent comme une lampe. Puis le feu s’échappa de sa bouche, et les flammes ondulèrent sous la brise du soir. Alfredo ferma la bouche. Il avala. Puis il regarda autour de lui, ouvrit la bouche pour montrer qu’il n’y avait plus de flammes dedans, et sourit, satisfait. Il aimait son métier.

« Alors, qu’en pensez-vous ? » demanda-t-il en rangeant soigneusement ses flambeaux. Le contenu du bol avait cessé de brûler, et seul le feu.de camp éclairait encore la scène.

« C’est merveilleux, dit François avec admiration. Mais ne vous brûlez-vous pas la bouche ?

— Qui, moi ? Non, jamais ! s’exclama Alfredo en riant. Les premières fois, oui, sans doute, quand j’ai commencé, il y a bien des années. Mais maintenant, non. Ce serait une chose ridicule pour moi que de me brûler.

— Mais… comment faites-vous pour ne pas vous brûler ? » demanda Mick, piqué par la curiosité.

Alfredo refusa de donner la clef du mystère. Il tenait à garder son secret, comme tous ceux qui réalisent des tours peu courants.

« Je sais avaler du feu », annonça Jo d’un air détaché. « Oncle Fredo, prête-moi l’un de tes flambeaux !

— Jamais de la vie ! rugit Alfredo. Est-ce que tu veux risquer de te transformer en torche vivante ?

— Non, et cela ne m’arrivera pas, répondit Jo. Je t’ai observé et je sais comment tu t’y prends. J’ai déjà essayé.

— Tu te vantes ! s’écria Claude.

— Écoute, dit Alfredo, si tu avales du feu, je te ferai passer l’envie de recommencer.

— Non, Alfredo, dit sa femme. C’est à moi que Jo aura affaire si elle n’est pas raisonnable. Écoutez-moi bien tous, et toi surtout, Jo : s’il y a quelqu’un d’autre ici qui avale du feu, ce sera moi, oui, moi, ta femme, Alfredo !

— Non, tu n’avaleras pas de feu », dit Alfredo d’une voix forte, mais il craignait visiblement que son exubérante épouse ne passât outre.

Annie poussa soudain un cri de frayeur. Un long corps cylindrique glissait entre elle et François ! C’était un des pythons du dresseur de serpents, qui avait suivi son maître. Les enfants, très occupés, ne l’avaient pas remarqué. Jo l’attrapa et ne voulut plus le lâcher.

— Laisse-le, dit le dresseur de serpents. Il veut revenir près de moi.

— Je voudrais le tenir un moment, dit Jo. Il est si doux et si froid… J’aime les serpents. »

La curiosité aida François à surmonter la répulsion qu’il éprouvait, et il posa sa main sur le reptile. Celui-ci était froid, en effet, et très doux au toucher, malgré l’aspect de sa peau écailleuse. François en fut surpris.

Le python monta en glissant jusqu’à l’épaule de Jo et ensuite redescendit le long de son dos. « Ne le laisse pas enrouler sa queue autour de toi, avertit le dresseur de serpents. Je te l’ai déjà dit.

— Je veux le porter autour de mon cou comme une fourrure », dit Jo, et elle tira sur le serpent jusqu’à ce qu’enfin il fût posé selon sa fantaisie. Claude l’observait avec une admiration involontaire. Annie avait préféré mettre quelque distance entre elle et Jo. Les garçons regardaient, fascinés, et leur estime pour la petite gitane en fut augmentée.

Un chant très doux, accompagné à la guitare, s’éleva dans la nuit. C’était Carmen, la femme de Buffalo, qui chantait d’une voix contenue une mélodie triste, avec un refrain d’une gaieté inattendue que les saltimbanques reprenaient en chœur. À peu près tout le camp était réuni alors, et il y avait là quelques artistes que les enfants n’avaient encore jamais vus.

C’était très amusant d’être assis autour d’un beau feu, d’écouter le chant bohémien qui résonnait étrangement à leurs oreilles, en compagnie d’un avaleur de feu et d’un serpent qui semblait, lui aussi, apprécier la musique ! Il abandonna Jo tout à coup et s’approcha de son maître.

« Oh ! Balthazar », dit le curieux petit homme en laissant le serpent glisser dans ses mains. « Tu aimes la musique, n’est-ce pas ?

— Regarde-le ! murmura Annie à Claude. Il a de la tendresse pour cet animal-là ! Comment peut-on s’attacher à une bête aussi répugnante ?

— Je ne le trouve pas répugnant, répondit Claude. On s’y habitue très vite. »

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La femme d’Alfredo se leva. « Il est temps de partir, dit-elle à l’assemblée. C’est l’heure du dîner.

« Alfredo a faim. N’est-ce pas, Alfredo ? » Celui-ci approuva. Il replaça la lourde marmite sur le feu, et — tandis que les autres saltimbanques regagnaient leurs roulottes — une si bonne odeur se répandit que les cinq enfants commencèrent à se sentir en appétit.

« Où est Dagobert ? demanda soudain Claude.

— Il s’est sauvé quand il a vu le serpent, dit Jo. Je l’ai vu partir. Dagobert, reviens ! Tout va bien ! Dagobert !

— Merci, je vais l’appeler moi-même, dit Claude. C’est mon chien ! Dagobert ! »

Dagobert revint, l’oreille basse. Claude le caressa et Jo aussi. Il leur lécha la main à toutes deux. Claude essaya de l’éloigner de Jo. Dagobert témoignait toujours de l’affection à la petite gitane, et ce n’était pas du goût de Claude.

Le souper fut très réussi. « Qu’y a-t-il dans la marmite ? demanda Mick en acceptant une seconde assiette. Je n’ai jamais mangé un aussi bon ragoût !

— Du poulet, du canard, du bœuf, du lard, du lapin, du lièvre, des oignons, des carottes, des navets…, énuméra la femme d’Alfredo. Je mets dedans tout ce qui me tombe sous la main. Ça cuit et je remue, ça cuit et je remue. Un jour une perdrix tombe dans la marmite, le lendemain c’est un faisan, et…

— Tiens ta langue, femme », gronda Alfredo, qui ne tenait pas à ce que les fermiers des environs vinssent poser des questions au sujet de quelques-unes des merveilles contenues dans la marmite.

« Tu as osé me dire de tenir ma langue ! » cria la petite Mme Alfredo en colère, et faisant des moulinets avec une cuiller.

« Wouf ! » fit Dagobert en recevant quelques gouttes du savoureux ragoût sur le nez, et les léchant. « Wouf !» Il se leva et se dirigea vers la cuiller, espérant un supplément.

« Oh ! tante Anita, donne donc un peu de jus à Dagobert », demanda Jo et, à la grande joie du, chien, Anita posa devant lui une belle assiettée pour lui tout seul. Il ne pouvait y croire !

« Merci beaucoup pour cet excellent dîner », dit François, quand il sentit qu’il était temps de se retirer. Il se leva et les autres suivirent son exemple.

« Et merci d’avoir fait votre numéro pour nous, Alfredo, ajouta Claude. C’était sensationnel ! Nous avons constaté avec plaisir que cet exercice ne vous a pas coupé l’appétit !

— Me couper l’appétit ? Quelle plaisanterie ! dit Alfredo. Jo, veux-tu rester avec nous ce soir ? Tu es la bienvenue chez nous !

— Merci, mon oncle, je voudrais seulement que tu me prêtes une vieille couverture, répondit Jo. Je dormirai sous la roulotte de Claude.

— Pourquoi pas à l’intérieur, sur le sol ? » demanda Claude. Mais Jo secoua la tête. « Non, j’en ai assez d’être enfermée la nuit. J’ai envie de coucher à la belle étoile. Sous la roulotte, je serai très bien. Les gitans aiment dormir ainsi, quand le temps le permet. »

Ils traversèrent le champ dans l’obscurité. La lune ne se montrait pas encore.

« Nous avons passé une bonne soirée, dit Mick. Je me suis bien amusé. Ton oncle et ta tante sont vraiment très sympathiques, Jo. »

Jo était ravie. Elle aimait recevoir des compliments de Mick. Elle s’installa sous la roulotte des filles, enroulée dans la couverture qu’Anita lui avait prêtée. Dans sa nouvelle famille, on lui avait appris qu’il fallait faire sa toilette, se laver les dents et se brosser les cheveux avant de dormir — mais tout cela était oublié pour l’instant. Jo avait décidé de redevenir provisoirement une vraie gitane.

« Dans un jour ou deux, elle sera de nouveau la petite sauvage sale et mal peignée qu’elle était quand nous avons fait sa connaissance », dit Claude en brossant ses cheveux avec un soin tout particulier. « Je suis contente que nous restions ici. Et toi, Annie ? Maintenant, les saltimbanques sont nos amis ; c’est une chance inespérée que les choses se soient si bien arrangées entre nous !

— Grâce à Jo », dit Annie.

Claude ne répondit pas. Elle n’aimait guère être l’obligée de Jo. Elle termina sa toilette et se coucha.

« Quel dommage que nous n’ayons pas vu cette mystérieuse tête d’homme à la fenêtre de la tour ! soupira-t-elle. Je me demande à qui cette tête appartient et pourquoi elle était là, regardant dehors ?

— Écoute, Claude, sois gentille. Je n’ai aucune envie de parler d’apparition juste avant de dormir, dit Annie. Changeons de sujet. »

Elle éteignit la lampe. Les fillettes causèrent encore quelques minutes, puis Claude entendit un bruit qui venait de l’extérieur. Qu’était-ce donc ? Dagobert leva la tête et gronda. Claude regarda vers la fenêtre qui était en face d’elle. Elle y vit une étoile, puis quelque chose vint se placer devant, et se pressa contre la vitre. Dagobert grogna encore faiblement, puis se tut. Etait-ce quelqu’un qu’il connaissait ?

Claude alluma sa lampe de poche et vit aussitôt de quoi il s’agissait. Elle réprima son envie de rire et se tourna vers Annie.

« Annie, vite, regarde, il y a une tête à la fenêtre. Annie, réveille-toi !

— Je ne dors pas, dit Annie en s’asseyant brusquement sur son petit lit. Quelle tête ? Où ? N’es-tu pas en train de te payer la mienne ?

— Non, vois toi-même ! » dit Claude en plaçant sa lampe sous la fenêtre. Une grosse tête brune et allongée regardait effectivement à l’intérieur, et Annie laissa échapper un petit cri de surprise. Puis elle éclata de rire.

« C’est le cheval d’Alfredo, grosse bête ! Tu m’as fait peur. Je ne sais ce qui me retient de tirer ton matelas pour te faire tomber par terre ! Et toi, Cocotte, Va-t’en regarder ailleurs ! »