CHAPITRE V
De surprise en surprise.
ILS parlèrent beaucoup de leurs nouveaux voisins pendant le dîner. Dagobert s’assit à côté de Claude et essaya de lui faire comprendre qu’il regrettait de lui avoir causé des ennuis. Elle le caressait et le grondait à la fois :
« Je comprends très bien que tu n’aimes pas les serpents, Dago, mais quand je te dis de cesser d’aboyer et de t’éloigner, tu dois obéir. Comprends-tu ? »
Dagobert posa sa grosse tête sur les genoux de Claude et poussa un long gémissement.
« Il n’aura plus envie de retourner auprès de cette caisse, maintenant qu’il en connaît le contenu, dit Annie.
— C’est ennuyeux que notre premier contact avec les saltimbanques, ait manqué de cordialité, soupira François.
— Tiens, dit Claude, il me semble que j’entends d’autres roulottes sur le chemin. » Dagobert pointa les oreilles et grogna. « Calme-toi, Dagobert. Ce terrain de camping ne nous est pas spécialement réservé. »
Mick s’approcha de la fenêtre et distingua des ombres dans l’obscurité ; une frêle silhouette était penchée sur un feu de camp.
« Cela me rappelle que nous avions projeté d’allumer un feu de camp ce soir, dit Claude. Mais je me sens si fatiguée que je préfère me coucher.
— J’ai sommeil, moi aussi, dit Annie. Mettons un peu d’ordre et faisons nos lits. Les garçons vont aller lire ou jouer dans leur roulotte, s’ils en ont envie. »
Mick bâilla. « Oui, je lirai sans doute un peu, dit-il. J’espère que tu as assez d’eau, Annie, car je n’ai pas l’intention de traverser ce champ obscur jusqu’au ruisseau, pour tomber sur des serpents et autres gentils animaux qui pourraient se promener dans l’herbe !
— Tu crois que les saltimbanques laisseraient leurs serpents en liberté ? demanda anxieusement Annie.
— Bien sûr que non, dit François. De toute façon, Dagobert aboiera éperdument si seulement un hérisson approche de nous ; donc, nous n’avons pas à nous soucier des serpents ! »
Les garçons souhaitèrent une bonne nuit aux fillettes et se retirèrent dans leur propre roulotte.
Annie montra à Claude comment déplier et disposer son lit pour la nuit. Elles mirent des draps et des couvertures.
« Où est mon oreiller ? demanda Claude. Tiens, dans la journée, il devient un coussin ? Quelle bonne idée ! »
Les fillettes ôtèrent les enveloppes de cretonne des deux coussins posés sur des chaises ; elles en sortirent de petits oreillers très doux, recouverts de leur taie, prêts pour la nuit.
Elles se déshabillèrent, firent leur toilette dans le lavabo où elles versèrent l’eau apportée par les garçons, se lavèrent les dents et se brossèrent les cheveux.
« Est-ce que l’eau s’écoule sous la roulotte quand je soulève la bonde ? questionna Claude. Mais oui, c’est bien cela ! »
L’eau gargouilla dans le tuyau et se répandit sous la caravane.
Dagobert pointa les oreilles et écouta. Il lui fallait s’habituer à toutes sortes de bruits nouveaux, dans cette étroite demeure !
« As-tu ta lampe de poche ? demanda Annie quand elles furent couchées. Elle te sera utile si tu as besoin de quelque chose pendant la nuit. J’éteins la lumière. Regarde Dagobert : il ne se rend pas bien compte que nous sommes au lit. Qu’est-ce que tu attends, Dago ? Que nous montions l’escalier ? »
Le chien remua la queue. C’était, en effet, précisément ce qu’il attendait. Pour aller se coucher, Claude montait toujours un escalier — que ce fût en pension ou chez elle. Il fallut quelques minutes à Dagobert pour réaliser que Claude allait passer la nuit sur cette couchette étroite, fixée à la cloison. Quand il eut enfin compris, il sauta sur les jambes de sa jeune maîtresse, qui protesta :
« Oh ! Dago, sois moins brusque ! Pousse-toi plus loin ! »
Dagobert trouvait ce lit très inconfortable. Enfin, il s’arrangea pour se mettre en rond dans un petit espace, posa sa tête sur l’un des genoux de Claude, exhala un profond soupir et s’endormit.
Pourtant, il garda une oreille aux aguets pour le rat qui, par un étrange caprice, se mit à courir sur le toit, pour le lapin audacieux qui vint ronger l’herbe jusque sous la roulotte, pour le gros hanneton qui se jeta maladroitement sur une vitre et tomba, étourdi. Dagobert essaya longtemps de deviner de quoi il s’agissait, et, lassé, se rendormit, gardant toujours une oreille attentive.
Le merle niché dans l’aubépine le réveilla de bonne heure avec son sifflement mélodieux. Dagobert s’étira. Claude sursauta, arrachée à son rêve, car Dagobert marchait lourdement sur elle.
Tout d’abord, elle se demanda où elle était, puis elle se souvint et sourit. Bien sûr, dans une roulotte, avec Annie. Comme le chant du merle était joli ! Un rayon de soleil se glissait de biais par la fenêtre et éclairait la pendule et le vase de primevères.
Dagobert se recoucha. Si Claude ne se levait pas lui non plus ! Claude ferma les yeux et se rendormit.
Au-dehors le camp commençait à s’agiter. Les portes des roulottes s’ouvraient. On allumait des feux. Quelqu’un descendit au ruisseau pour chercher de l’eau. Puis, les garçons vinrent frapper à la porte des filles.
« Allons, debout, paresseuses ! Il est huit heures et nous avons faim !
— Ah ! zut ! dit Annie en ouvrant les yeux. Claude, réveille-toi ! »
Bientôt, ils furent tous réunis pour le petit déjeuner. Annie disposa le plateau avec goût, et ils s’installèrent sur les marches.
« Est-il arrivé beaucoup de nouvelles roulottes cette nuit ? » demanda Claude.
Ils examinèrent le champ. À côté des roulottes du charmeur de serpents, de Buffalo et de l’homme-caoutchouc, il y en avait quatre ou cinq autres. L’une d’elles attira spécialement l’attention des enfants. Elle était d’un jaune éclatant, ornée de flammes rouges peintes. On y lisait :
ALFREDO, L’AVALEUR DE FEU.
« C’est sûrement une espèce de grand gaillard féroce, dit Mick. Un avaleur de feu ne peut qu’avoir un caractère épouvantable, une voix tonnante et une démarche de géant chaussé des bottes de sept lieues !
— Tu te l’imagines ainsi, et ce sera probablement un petit homme maigre qui trotte comme un poney, dit François.
— Quelqu’un sort de sa roulotte, dit Claude. Regardez !
— C’est sans doute sa femme, dit Annie. Comme elle est petite et mince, charmante, ma foi ! On dirait une Espagnole, tant elle est brune.
— Et voilà l’avaleur de feu, dit Claude. Oui, ce ne peut être que lui ! Il est exactement comme tu le décrivais, Mick ! c’est amusant ! »
Un homme très grand et fort descendait les marches de sa roulotte, derrière sa petite femme. Il avait l’air terrible, en effet, avec sa chevelure fauve qui rappelait la crinière du lion, sa large face, haute en couleur, et ses gros yeux à fleur de tête, vifs et brillants. Il marchait à grands pas, et sa minuscule épouse devait courir pour le rattraper.
« C’est vrai, il répond exactement à l’idée que je me faisais d’un mangeur de feu, dit Mick, ravi. Il vaut mieux nous tenir à l’écart jusqu’à ce que nous sachions s’il déteste les enfants, comme l’homme aux serpents. Que sa femme est petite ! Regardez-la courir après lui ! Il doit la faire obéir au doigt et à l’œil !
— Crois-tu ? Pour le moment, il va lui chercher de l’eau, dit Annie. Deux énormes seaux. Tu as raison, il a tout à fait l’air d’un avaleur de feu !
— Il y a quelqu’un d’autre là-bas, dit Mick. Qui peut-il être ? Voyez-le descendre au ruisseau. Ne dirait-on pas un tigre ou un chat qui se promène ? Il paraît souple et fort !
— L’homme qui se libère de tous les liens ! s’écria Annie. J’en jurerais ! »
C’était très divertissant d’observer les nouveaux arrivants. Ils semblaient tous se connaître. Ils s’arrêtaient pour causer, riaient, se rendaient visite d’une roulotte à l’autre ; finalement, trois des femmes s’éloignèrent ensemble, avec leur panier au bras.
« Elles s’en vont faire leur marché, dit Annie. Il faudrait bien penser au nôtre. Veux-tu venir avec moi, Claude ? Il y a un autocar qui descend au village dans dix minutes. Nous ferons le ménage quand nous rentrerons.
— Entendu, dit Claude en s’apprêtant à la suivre. Et que feront les garçons en notre absence ?
— Ils iront chercher de l’eau, ramasseront du bois pour le feu, et rangeront leurs affaires, dit Annie d’un ton détaché.
— Vraiment ? fit Mick avec une horrible grimace.
Peut-être bien que oui, peut-être bien que non, comme disent nos voisins les Normands. En tout cas, ne manquez pas de faire sérieusement le marché, car les provisions sont en baisse. Annie, rapporte-moi du dentifrice, s’il te plaît ! Et n’oublie pas d’acheter une douzaine de ces délicieuses crêpes bretonnes que l’on trouve chez l’épicier !
— Nous avons besoin de lait et de jus de fruits en boîte, ajouta François.
— Est-ce tout, cette fois ? demanda Annie. Sinon, il vous faut nous accompagner pour nous aider à porter les paquets !
— Passe à la poste et demande si nous avons du courrier, dit Mick. Et n’oublie pas d’acheter un journal.
— Bien, dit Annie. Viens, Claude, ou nous allons rater le car ! »
Elles s’éloignèrent, Dagobert sur leurs talons.