CHAPITRE X
De retour parmi les saltimbanques
Les quatre enfants, avec Dagobert bondissant autour d’eux, coururent à la rencontre de Jo.
« Bonjour, Annie ! bonjour, Claude ! s’écria Jo joyeusement. Je suis heureuse de vous revoir. Quelle surprise !
— Jo ! Comment as-tu fait pour te procurer ces chevaux ? demanda Mick en prenant une des bêtes par la bride.
— Rien de plus facile, répondit Jo en souriant. J’ai raconté à mon oncle Alfredo comment nous nous sommes connus, ce que je sais de vous et combien vous avez été bons pour moi. J’ai été bouleversée d’apprendre qu’ils vous avaient chassés du terrain de camping. Alors, je leur ai dit ce que je pensais d’eux ! Traiter de la sorte mes meilleurs amis !
— Vraiment, Jo ? dit Claude, incrédule.
— Ne m’avez-vous pas entendue ? demanda Jo. J’ai beaucoup crié après mon oncle Alfredo, et puis ma tante Anita s’est jointe à moi et ensemble nous avons crié après tous les autres !
— Ce devait être un concert assourdissant, dit François. Enfin, tu as eu gain de cause, puisque te voilà avec des chevaux pour ramener nos roulottes ! Tu es une brave fille, Jo !
— Quand tante Anita m’a raconté qu’ils avaient conduit vos roulottes dans le champ voisin et ne voulaient pas vous prêter des chevaux pour les ramener, je leur ai dit… non, je préfère ne pas vous répéter ce que je leur ai dit, car ce n’était pas poli.
— Cela ne m’étonne pas de toi », dit Mick, qui, l’année précédente, avait essuyé une fois la colère de Jo et constaté l’étendue et la variété de son répertoire.
« Et alors, je leur ai raconté comment mon père a été mis en prison, continua Jo, et comment vous m’avez trouvé une famille qui veuille bien prendre soin de moi, Ils ont eu honte de vous avoir traités aussi méchamment. J’ai dit à mon oncle Fredo qu’il me fallait deux chevaux pour ramener vos roulottes dans le champ.
— Très bien, dit François. Et personne n’a protesté ?
— Oh ! non, dit Jo. Attelons les chevaux, François, et partons. N’est-ce pas le fermier qui se dirige vers nous ? »
C’était bien lui, et il n’avait pas l’air de bonne humeur. François se dépêcha d’atteler un cheval à la roulotte des filles, pendant que Mick attelait le second cheval à la roulotte des garçons. Le fermier s’approchait et les observait
« Ainsi, vous avez bien trouvé le moyen de vous procurer des chevaux ? J’en étais sûr ! Vous m’avez raconté des blagues : qu’on vous avait mis vos roulottes ici, que vous ne pouviez plus en partir…
— Grrrrrr… », fit Dagobert. Ce fut le seul, d’ailleurs, qui répondit.
« Hue ! » cria Jo en prenant les rênes du cheval attelé à la roulotte des filles. Le cheval se mit en route, et Jo fit exprès de le faire passer si près du fermier que celui-ci dut se reculer précipitamment. Il grogna quelque chose à l’adresse de la fillette. Dagobert grogna en retour. Le fermier s’écarta encore davantage et regarda les deux caravanes s’éloigner dans le chemin. La manœuvre était malaisée, car il fallait descendre un peu la côte, puis remonter pour accéder au terrain de camping. Les roulottes étaient lourdes et les chevaux peinaient. Enfin, ils arrivèrent à leur précédent emplacement. François installa les roulottes exactement au même endroit qu’auparavant.
Il détela les chevaux et jeta les rênes du second cheval à Mick. « Nous allons les rendre nous-mêmes », dit-il.
Les deux garçons ramenèrent donc les chevaux à Alfredo, qui était occupé à étendre du linge sur une corde. Ce genre de passe-temps ne paraissait guère convenir à un avaleur de feu, mais Alfredo ne s’en souciait pas le moins du monde.
« Monsieur Alfredo, je vous remercie de nous avoir prêté vos chevaux, dit François avec sa politesse coutumière. Devons-nous les attacher quelque part ou les laisser libres ? »
Alfredo se retourna et retira quelques épingles à linge de sa large bouche. Il semblait plutôt confus.
« Laissez-les libres », dit-il. Il hésita avant de remettre les épingles dans sa bouche. « Nous ne savions pas que vous étiez un ami de ma nièce, ajouta-t-il. Elle nous a parlé de vous. Pourquoi ne pas nous avoir dit que vous la connaissiez ?
— Comment aurait-il pu le faire, alors qu’il ignorait qu’elle était ta nièce ? s’écria Mme Alfredo, de la porte de sa roulotte. Fredo, tu n’as pas de tête ! Ah ! Voilà que tu laisses tomber ma plus belle blouse ! »
Elle accourut, et Alfredo la regarda venir d’un œil inquiet. Heureusement, elle n’avait pas de casserole à la main, cette fois. Elle se retourna vers les deux garçons, qui riaient sous cape.
« Alfredo regrette d’avoir déplacé vos roulottes, dit-elle. N’est-ce pas, Fredo ?
— Mais… C’est toi qui… », commença Alfredo, avec un regard ahuri. Sa remuante petite femme ne le laissa pas finir. Elle lui donna un coup de coude, et se remit à parler :
« Ne faites pas attention à ce qu’il dit ! Il n’a pas de tête. Il sait seulement avaler du feu, et ce n’est pas grand-chose. Jo est bien plus dégourdie ! Elle a mauvais caractère, mais elle se débrouillera dans la vie ! Alors, êtes-vous contents d’être revenus dans votre coin ?
— Je ne crois pas que nous nous attardions ici, dit François. Nous avons été traités en indésirables. Aussi, nous partirons probablement demain.
— Fredo, regarde ce que tu as fait ! gémit Mme Alfredo. Tu as chassé ces gentils enfants ! Voilà des garçons qui ont de bonnes manières, ce qui n’est pas ton cas. Tu devrais prendre modèle sur eux… »
Fredo, indigné, retirait quelques épingles à linge de sa bouche pour protester, quand sa. femme poussa un cri et courut à sa roulotte : « Le gâteau brûle ! »
Alfredo éclata de rire, d’un rire énorme qui surprit les garçons. « Ah ! C’est elle qui fait la cuisine, aujourd’hui, et elle laisse brûler son gâteau ! Cette femme n’a pas de tête ! Pas de tête du tout ! »
François et Mick s’éloignaient déjà quand Alfredo les rappela :
« Hé ! Vous pouvez rester ici, dans ce champ. Vous êtes les amis de Jo. C’est suffisant pour nous.
— Possible, mais ce n’est pas assez pour nous, répondit François froidement. Nous partirons demain. »
Les garçons retournèrent à leurs roulottes. Jo était assise sur l’herbe avec Annie et Claude, et leur racontait ses impressions de fille adoptive d’une bonne famille. « Mais on ne me permet pas de porter des shorts, moi qui aime tant m’habiller en garçon ! conclut-elle tristement. Vous voyez, j’ai une jupe, maintenant. Veux-tu me prêter un short, Claude ?
— Non, je ne le peux pas », répondit Claude, sans hésitation. Jo lui ressemblait assez, telle qu’elle était, sans porter de short ! « Tu as commencé une nouvelle vie, Jo. Sais-tu lire et écrire, à présent ?
— Presque », répondit Jo en détournant les yeux. Elle trouvait les leçons très difficiles, car elle n’avait jamais fréquenté l’école tant qu’elle avait vécu avec son père, le gitan. Elle regarda de nouveau ses amis, les yeux brillants : « Puis-je-rester avec vous ? demanda-t-elle. Ma mère adoptive n’y verrait certainement pas d’inconvénient…
— Ne lui as-tu pas dit que tu venais ici ? s’étonna Mick. Ce n’est pas bien, Jo.
— Je n’y ai pas pensé, dit Jo. Tu lui enverras une carte pour moi, Mick.
— Envoie-la toi-même, dit Claude aussitôt. Tu as dit que tu savais écrite. »
Jo ne parut pas remarquer la perfidie de cette réflexion. « Puis-je rester avec vous ? demanda-t-elle encore. Je ne dormirai pas dans une roulotte, je me coucherai dessous. C’était mon habitude, l’été, quand je vivais avec mon père, qui avait aussi une roulotte. Quel changement pour moi, d’habiter maintenant une maison ! Je reconnais qu’il y a bien des choses qui me plaisent dans une maison, beaucoup plus que je ne l’imaginais avant, mais ce que je préférerai toujours, c’est de coucher sur la dure !
— C’est bon, tu peux rester avec nous tant que nous sommes ici, dit François. Mais nous allons certainement partir bientôt, car nous avons été trop mal reçus par tes amis les saltimbanques !
— À l’avenir, ils seront aimables avec vous », dit Jo en se levant, comme si elle avait l’intention d’aller immédiatement donner des ordres en conséquence.
Mick la retint par le bras. « Non, laisse-les tranquilles, dit-il. Restons encore vingt-quatre heures ; nous prendrons une décision demain. Qu’en dis-tu, François ?
— D’accord, dit-il. Allons fêter l’arrivée de Jo en mangeant des glaces. Je pense que vous, les filles, vous avez des achats à faire ?
— Oui », dit Annie en sortant du buffet les paniers à provisions.
Ils descendirent tous la colline, avec Dagobert. Quand ils passèrent devant le dresseur de serpents, celui-ci leur cria gaiement : « Bonjour, les enfants ! Beau temps, n’est-ce pas ? »
Après la mauvaise humeur et la rudesse dont les saltimbanques avaient fait preuve envers eux, c’était inattendu ! Annie sourit, mais les garçons et Claude se contentèrent de saluer d’un signe de tête, en passant. Ils étaient plus rancuniers qu’Annie !
Ils croisèrent l’homme-caoutchouc, qui rapportait de l’eau. Derrière lui venait l’homme-aux-liens ; tous deux saluèrent les enfants, et l’homme-caoutchouc quitta même un instant son air lugubre pour leur adresser un bref sourire.
Puis ils virent Buffalo, qui s’exerçait avec son fouet, clac, clac, clac ! Il vint à eux.
« Si vous avez envie de m’imiter, venez me trouver, dit-il à François. Je vous montrerai des tours !
— Merci, dit François poliment mais en gardant ses distances. Nous allons probablement partir demain.
— Oh ! » dit Buffalo, embarrassé. Il se demandait si François lui en voulait pour les quelques cheveux arrachés par jeu. Mais François sourit. Buffalo lui plaisait assez, avec sa mèche rousse et son accent traînant.
« Restez donc avec nous, dit Buffalo. Je vous prêterai un fouet
— Nous partirons sans doute demain », répéta François. Les enfants saluèrent et passèrent leur chemin.
« Hum ! Et si nous restions ? dit Claude. Puisqu’ils deviennent aimables, cela change tout !
— Non, dit François. Je suis décidé à partir. Pour moi, c’est une question d’amour-propre. Vous, les filles, vous ne comprenez pas ce que je ressens. »
Non, elles ne comprenaient pas. Mick, lui, approuvait son frère. Ils continuèrent leur route jusqu’au village et arrivèrent chez le marchand de glaces.
Ce jour-là, ils s’amusèrent bien. Ils firent un excellent déjeuner sur l’herbe, près de leur roulotte et, à leur grande surprise, Mme Alfredo leur apporta un gros gâteau — qui n’était pas brûlé. Annie la remercia chaleureusement, pour compenser l’attitude réservée des garçons.
« Vous auriez pu vous montrer plus aimables, tout de même, leur dit-elle d’un ton de reproche. Elle est réellement très gentille, cette Mme Alfredo. Sincèrement, j’aimerais rester ici maintenant. »
Mais François s’obstinait. Il secoua la tête. « Nous partirons demain, dit-il. À moins qu’il n’arrive quelque chose d’extraordinaire, qui nous oblige à rester. Et il ne se produira rien. »
Mail François se trompait. Quelque chose d’inattendu arriva. Quelque chose de vraiment étonnant !