CHAPITRE XVII
Une nuit mouvementée.
Dagobert aurait voulu avancer plus vite, mais François le tenait par son collier. Ils montèrent l’escalier de pierre, abrupt et étroit. Les autres suivirent, sans souffler mot. Tous avaient des chaussures de caoutchouc, excepté Jo, qui était nu-pieds. Dagobert était le plus bruyant d’entre eux, car ses griffes cliquetaient sur la pierre.
En haut se trouvait une autre porte. Ils tendirent l’oreille, et un son guttural, une espèce de grognement leur parvint. Tout d’abord, François ne put déterminer l’origine de ce bruit. Puis, tout à coup, il comprit !
« Quelqu’un ronfle derrière cette porte ! dit-il. C’est une chance ! Je peux risquer un coup d’œil et voir qui c’est. Nous sommes certainement en haut de la tour maintenant. »
La porte n’était pas fermée à clef. Il. l’ouvrit et regarda à l’intérieur, tenant toujours Dagobert par son collier. Le chien grondait sourdement. Un rayon de lune, passant par la fenêtre, éclairait le visage d’un homme endormi. François l’examina attentivement, avec un intérêt grandissant. Ces sourcils ! Oui, c’était bien la tête aperçue de si loin, avec les jumelles !
« Je sais qui c’est ! Sans aucun doute, c’est Marcel Dumoutier ! » pensa François, en se déplaçant comme une ombre dans la pièce. « Il est tel que le montrait la photo que nous avons vue dans le journal. Peut-être l’autre est-il là aussi. »
Il regarda autour de lui, mais ne vit personne. Quelqu’un était-il dissimulé dans les ténèbres ? Il tendit l’oreille. Seul, le ronflement du dormeur lui parvenait. Rien d’autre. François contenait toujours le chien, qui tirait sur son collier, et flairait, inquiet de cette nouvelle présence. Il alluma sa lampe de poche et projeta sa lumière vers les coins sombres. Il n’y avait là personne d’autre que l’homme endormi. Soudain, François s’aperçut que celui-ci était ligoté ! Ses mains étaient attachées derrière le dos et ses jambes étaient liées ensemble. Si c’était bien Marcel Dumoutier, alors son oncle avait raison. Ce n’était pas un traître, mais une victime — il avait été enlevé et fait prisonnier dans ce lieu sinistre.
Tous les enfants étaient maintenant entrés dans la pièce, et regardaient le dormeur. Il ronflait toujours, la bouche ouverte.
« Que vas-tu faire, François ? demanda Claude tout bas. L’éveiller ? »
François répondit par un signe de tête affirmatif. Il se pencha sur l’homme endormi, le prit par l’épaule et le secoua.
L’homme s’éveilla aussitôt et regarda avec effarement François, qui se trouvait juste dans la clarté blanche de la lune. Il fit un violent effort pour s’asseoir.
« Qui êtes-vous ? demanda-t-il. Comment êtes-vous parvenu jusqu’ici ? Et qui se cache dans l’ombre, derrière vous ?
— Un instant, s’il vous plaît. Permettez-moi de vous poser une question. Êtes-vous bien M. Marcel Dumoutier ? demanda François, le cœur battant.
— Oui, c’est moi. Mais qui êtes-vous ?
— Nous campons sur la colline qui fait face au château, répondit François. .Grâce à nos jumelles, nous vous avons aperçu dans la fente de cette étroite fenêtre. Alors, nous avons décidé de venir vous chercher.
— Mais… Comment avez-vous su qui j’étais ? demanda le savant, très surpris.
— Les journaux ont beaucoup parlé de vous, dit François. Nous avons vu votre photographie. Comment ne pas remarquer vos sourcils, monsieur ? Ils ont même attiré notre attention à travers les jumelles…
— Pouvez-vous me libérer de mes entraves ? demanda. Dumoutier. Il faut absolument que je m’échappe. Demain soir, mes ennemis vont venir me chercher pour me conduire dans une voiture jusqu’à la mer. Un bateau doit m’emmener je ne sais où ! Mais il est clair qu’une puissance étrangère veut que je lui vende le résultat de mes dernières expériences. Je m’y refuserai, bien entendu, et je préfère ne pas penser au sort qui me sera réservé par ces bandits !
— Je vais couper les cordes », dit François. Il sortit son couteau de poche et trancha les nœuds qui reliaient ensemble les poignets de Marcel Dumoutier, puis lui libéra les jambes. Dagobert observait cet inconnu, prêt à bondir s’il faisait un geste menaçant vers ses amis !
« Ah ! Je me sens mieux, dit l’homme en s’étirant.
— Comment avez-vous pu aller jusqu’à la fenêtre ? demanda François en le regardant frotter ses bras et ses genoux raides.
— Chaque soir, l’un des hommes qui m’ont amené ici m’apporte à manger et à boire, dit Marcel Dumoutier. Il me délie les mains pour que je puisse m’alimenter. Il s’assoit dans un coin et fume, sans s’occuper de moi. Je me traîne jusqu’à la fenêtre pour respirer un peu d’air frais. Bien entendu, je ne peux pas rester là longtemps, parce que je suis vite fatigué. C’est stupéfiant que vous ayez pu me voir à cette étroite fenêtre, si profondément encastrée !
— Nos jumelles sont extraordinaires, dit François. Vous avez eu une bonne idée de venir respirer un peu d’air à la fenêtre, sans quoi nous ne vous aurions jamais découvert !
— François, j’entends un bruit ». dit Jo soudain.
Elle avait l’ouïe aussi fine qu’un chat, capable de percevoir le moindre son.
« Où ? demanda François en se retournant brusquement.
— En bas, souffla Jo. Attendez un instant, je vais voir ce que c’est. »
Elle sortit de la salle où les enfants étaient tous rassemblés autour de M. Dumoutier, et descendit le petit escalier. Puis elle se glissa dans l’entrebâillement de la porte qui conduisait à la galerie. Oui, quelqu’un approchait ! Des pas résonnaient, de l’autre côté de la galerie. Jo se mit à réfléchir rapidement. Si elle courait prévenir ses amis, l’arrivant (qui allait sans doute monter aussi et s’apercevoir de leur intrusion) pourrait refermer le verrou sur eux et faire cinq prisonniers de plus ! Elle décida de s’aplatir sur le sol de la galerie, devant la porte qui conduisait en haut. De quel côté l’étranger venait-il vers elle ? Jo écouta, le cœur battant. Les pas retentissaient lourdement. Dès qu’elle put déterminer dans quel sens l’homme arrivait, elle rampa pour dégager la porte et s’éloigner le plus possible. Les pas s’arrêtèrent devant la porte entrebâillée. Jo imaginait sans peine la surprise de l’arrivant. Un silence de mort suivit. Jo craignait qu’on entendît les battements de son cœur, tant il sautait dans sa poitrine. Elle avait envie de crier pour avertir les autres, et pourtant, il lui fallait se taire…
À ce moment, la voix de François appela du haut de l’escalier : « Jo ! Jo ! Où es-tu ? » Puis elle entendit le jeune garçon qui descendait les marches. Il la cherchait. « Ne viens pas, ne viens pas !… » dit-elle tout bas. Mais François arrivait, suivi de Dumoutier, et du reste de la bande. Ils avaient décidé de quitter au plus vite cet endroit malsain.
Cependant l’inconnu, en entendant des voix et des pas venant d’en haut, claqua la porte et tira précipitamment le verrou. Les pas dans l’escalier s’arrêtèrent aussitôt.
« Hé ! Jo ! Est-ce toi ? demanda François. Ouvre la porte ! »
La voix de l’inconnu s’éleva, furieuse :
« La porte est verrouillée. Vous êtes prisonniers. Qui êtes-vous ? »
Il y eut un silence, puis Marcel Dumoutier prit la parole :
« Ainsi, vous êtes de retour, Tessier ! Voulez-vous ouvrir cette porte ! »
François pensa aussitôt : « Tiens ! L’autre savant est là aussi. C’est donc lui qui aurait séquestré Dumoutier ! Mais qu’est-il donc arrivé à Jo ? »
Tessier, debout devant la porte, paraissait hésiter sur l’attitude à prendre. Jo s’aplatit encore davantage dans la galerie et écouta.
« Qui a cherché à vous libérer ? demanda l’homme. Qui est avec vous ?
— Écoutez, Tessier, dit Dumoutier. J’en ai assez de cette sinistre farce ! Il faut que vous ayez perdu la raison pour agir ainsi ! Pour m’avoir enlevé, pour vouloir m’arracher à mon pays dans une intention qui n’est que trop claire ! Il y a quatre enfants ici, qui m’ont vu à la fenêtre et sont venus faire une enquête…
— Des enfants ! s’exclama Tessier, ahuri. Quoi ! au milieu de la nuit ? Comment sont-ils montés dans cette tour ? Je suis le seul à connaître ce passage…
— Tessier, ouvrez la porte ! » cria Dumoutier, hors de lui. Il donna un grand coup de pied dedans, mais la vieille porte était épaisse et solide.
« Vous pouvez tous retourner en haut de la tour, dit Tessier, sarcastique. Je vais chercher des ordres, car cette regrettable intrusion va modifier nos plans. Nous serons probablement obligés d’emmener ces enfants avec nous, Dumoutier. Ils vont bien regretter de vous avoir vu à la fenêtre ! Le voyage et le séjour que nous leur offrirons ne seront certainement pas de leur goût ! »
Tessier tourna les talons et repartit par la voie qu’il avait prise pour venir. Jo comprit que c’était bien le passage qu’ils avaient découvert grâce au chien de Claude. Elle attendit un certain temps. Quand elle pensa qu’il n’y avait plus de danger, elle se rua sur la porte et la martela de ses poings. « Mick, Mick ! Descends ! cria-t-elle. Où es-tu ? »
Elle entendit une voix qui lui répondait, et Mick descendit en courant.
« Jo ! Déverrouille la porte, vite ! »
Jo suivit le conseil, mais ne put ouvrir la porte. François avait maintenant rejoint Mick, et parlait à Jo :
« Tourne la clef dans la serrure, Jo !
— Mais, François, il n’y a pas de clef dans la serrure ! cria Jo, désespérée. Tessier a dû partir avec ! Oh ! Comment vous sortir de là, à présent ?
— Tu ne le peux pas, dit Mick. Mais tu es libre. Dépêche-toi de sortir d’ici et d’appeler la police ! Vite, Jo, notre sort est entre tes mains ! Tu connais le chemin, n’est-ce pas ?
— Je n’ai pas de lampe de poche, dit Jo d’un ton lamentable.
— Quelle misère ! Et il nous est impossible de t’en prêter une ! dit Mick. Dans ce cas, il est préférable que tu attendes à demain matin. Tu pourrais te perdre dans ces couloirs si sombres ou te blesser dans ces dangereux escaliers !
— Il fera tout aussi noir là-dedans ! gémit la pauvre Jo. Il vaut mieux que je parte tout de suite !
— Non, je t’en prie, attends jusqu’à demain matin », dit François, qui craignait fort que Jo ne s’égarât dans ce passage si mal connu. Il l’imaginait tombant dans quelque oubliette, se blessant, mourant de faim et de soif ! Affreuse perspective !
« D’accord, dit Jo. Je partirai au petit jour. Je vais dormir sur la galerie. Il n’y fait pas trop froid !
— Hélas ! ce sera bien dur, dit Mick. Nous allons retourner dans la salle du haut. Appelle-nous en cas de besoin. C’est tout de même une chance que tu sois libre !
— Notre seule chance », ajouta Dumoutier, qui se tenait près des garçons.
Jo se coucha sur le sol de la galerie, mais ne put s’endormir. La pierre était si froide ! Elle pensa soudain à la petite chambre secrète, où il y avait une cruche, un poignard et le papier d’emballage de chocolat. « Ce sera une bien meilleure place pour dormir ! Je pourrai m’étendre sur le banc ! » se dit-elle.
Elle se leva, essaya de se souvenir des lieux parcourus avec ses camarades, et en conclut qu’elle devait tourner autour de la galerie jusqu’à la porte qui donnait accès à l’escalier en spirale conduisant de la galerie à la petite chambre secrète. Elle avança prudemment, chercha l’anneau de fer, le tourna et ouvrit la porte. Il faisait aussi noir que dans un four ; elle tâta le sol du pied, pour s’assurer qu’elle était bien en haut de l’escalier en colimaçon. Elle étendit les mains de chaque côté, touchant les murs de pierre, et descendit lentement, une marche après l’autre.
« Suis-je vraiment dans la bonne voie ? Ne me suis-je pas trompée ? L’escalier semble interminable ! pensa Jo, angoissée. Allons, il ne faut pas avoir peur ! En avant ! »