CHAPITRE XXIII
 
Une fâcheuse méprise.

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UN LONG silence suivit. C’était donc le père de Claude qu’on avait traité de la sorte ! Tout le monde en était stupéfait. Jo se sentait particulièrement mal à l’aise. Elle savait qu’elle était cause de cette erreur. Elle avait pris cet homme pour Tessier.

« François, dit enfin l’oncle Henri, très digne dans sa colère. Je te prie d’aller avertir la police. J’ai été séquestré dans cette roulotte sans aucune raison ! »

Buffalo fut très contrarié. Décidément, on parlait beaucoup trop de la police dans le camp des saltimbanques, depuis quelque temps. Il se tourna vers Jo et demanda :

« Pourquoi ne nous as-tu pas dit qu’il était le père de Claude ?

— Mais je ne le savais pas ! répondit Jo. Je ne l’avais jamais, vu, et je croyais…

— Ce que tu croyais ne m’intéresse pas, dit l’oncle Henri en regardant avec dégoût la petite fille peu soignée. Je veux que l’on prévienne la police.

— Oncle Henri, ne te fâche pas, il y a eu un malentendu, dit François. Du reste, M. Dumoutier est déjà parti chercher la police… »

Son oncle le regarda comme s’il tombait de la lune.

« Que dis-tu ? Dumoutier ? Où est-il ? Que s’est-il passé ? L’a-t-on retrouvé ?

— Oui. Mais c’est une très longue histoire, dit François. Tout a commencé quand nous avons vu apparaître une tête à la fenêtre de la tour. J’ai téléphoné à tante Cécile pour la mettre au courant, et elle a promis de t’en parler à ton retour de Paris… C’était bien M. Dumoutier qui était à cette fenêtre !

— J’en étais sûr ! J’ai dit à ta tante que j’en avais le pressentiment ! dit l’oncle. C’est pourquoi je suis venu dès que possible, mais je n’ai trouvé personne. Où étiez-vous tous partis ?

— Nous te raconterons toute notre aventure, dit François, mais, pour le moment, nous sommes à bout de forces, et nous mourons de faim ! Nous n’avons rien mangé depuis hier ! »

Oncle Henri n’insista pas. Mme Alfredo s’affaira et bientôt sortit de sa grosse marmite de quoi régaler les cinq pauvres enfants. Ils s’assirent autour d’un beau feu, et engloutirent tous plusieurs assiettées. Quand ils furent rassasiés, il ne restait plus grand-chose dans la marmite de Mme Alfredo. Les desserts affluèrent de tous les coins du camp. À chaque instant quelqu’un s’approchait et déposait un fruit ou une friandise devant les enfants. Dagobert fut également comblé de restes de toutes sortes et de gros os !

Quand les enfants furent en état de raconter leur extraordinaire aventure, François commença le récit, Mick le relaya et Claude ajouta encore quelques détails. Jo interrompait souvent, et Dagobert ponctuait de ses aboiements. Seule, Annie se taisait, songeuse. Elle s’appuyait sur l’épaule de son oncle, et somnolait doucement.

« Quelle histoire ! répétait l’oncle Henri. Je n’en reviens pas que Tessier ait voulu enlever Dumoutier ! J’étais sûr de la parfaite honnêteté de ce dernier. Quant à ce Tessier, j’avoue qu’il ne m’a jamais plu ! Bon, continuez. »

Les saltimbanques étaient aussi étonnés que l’oncle Henri par ce récit Ils s’approchèrent de plus en plus près, pour mieux entendre la description du passage secret, de la mystérieuse petite chambre, des escaliers de pierre et de tout le reste…

Quand ils apprirent comment Buffalo était apparu par la fenêtre de la tour et avait enlevé le revolver des mains de Tessier, ils furent au comble de la joie ! Oncle Henri éclata de rire à cet endroit du récit.

« Quelle surprise pour Tessier ! s’exclama-t-il. J’aurais voulu être là pour voir sa tête. Vraiment, je n’ai jamais entendu une histoire pareille de ma vie ! »

Puis ce fut le tour de Jo de raconter comment elle avait suivi les quatre hommes dans le passage secret, et lâché Balthazar, le python, contre eux.

Le fou rire la reprit, en évoquant la scène, et tous les saltimbanques se mirent à rire avec elle. Seul, l’oncle Henri se renfrogna. Il se souvenait que, pour calmer ses cris et ses imprécations, les saltimbanques avaient introduit le python dans la roulotte où il était enfermé…

« Tony, va donc chercher Balthazar, demanda Jo. Il doit avoir sa part de compliments pour sa belle conduite. Ah ! il s’est bien amusé ! Je suis sûre qu’il aurait ri, si les serpents savaient rire ! »

Le pauvre oncle Henri n’osa pas protester quand Tony alla chercher son python : En fait, celui-ci ramena les deux serpents.

On leur fit un accueil triomphal. Jamais on ne s’était tant occupé d’eux, et ils en semblaient ravis.

« Laisse-moi porter Balthazar, Tony », demanda Jo, et elle mit le serpent autour de son cou.

L’oncle Henri blêmit, la vue de Jo et de son étrange fourrure le rendait malade. Il se serait levé et éloigné si sa chère petite nièce Annie ne s’était pas endormie contre son épaule.

« Les nouveaux amis de ma fille sont vraiment bizarres, pensait-il. Ils paraissent être de braves gens, mais tout de même, je ne pourrais pas m’y faire ! »

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« Regardez, dit Jo soudain. Voici M. Dumoutier qui arrive, avec trois policiers ! »

Aussitôt, ce fut la débandade. Presque tous les saltimbanques disparurent dans l’ombre en un clin d’œil. Ils savaient bien pourquoi la police venait : non pour leur causer des ennuis, ce qui était trop souvent le cas, mais pour arrêter les espions. Quand même, ils ne voulaient pas avoir affaire à ces trois gaillards dont la tenue leur inspirait une insurmontable aversion…

Tout heureux de revoir son ami, l’oncle Henri se leva et vint à sa rencontre. Il lui serra la main si vigoureusement que Dumoutier, qui n’avait toujours pas mangé, faillit en perdre l’équilibre.

« Je suis si content que vous ayez échappé à cet odieux complot, dit l’oncle Henri. La presse vous a injustement accusé, et j’ai protesté autant que j’ai pu. Je suis allé à Paris dire aux autorités que vous n’étiez pas un traître, et que vous ne pouviez l’être en aucun cas ! Ah ! Dumoutier, quelle joie pour moi de vous retrouver !

— C’est grâce à ces enfants », dit Dumoutier, qui paraissait à bout de forces. « Je pense que vous avez entendu le curieux récit de cette aventure»

— Bien sûr, dit l’oncle Henri en souriant. Cette histoire est si étonnante ! Je ne pourrais pas la croire si je la lisais dans un livre. Et pourtant, c’est arrivé. Mon pauvre ami, vous devez être bien fatigué !

— Oui, dit Dumoutier, et pourtant je n’aurai de cesse que tout ce joli monde ne soit sous les verrous ! Excusez-moi de vous quitter si vite, il faut que je retourne au château. Nous devons arrêter Tessier et ses complices. Je suis venu demander si l’un des enfants voulait bien nous accompagner, car il paraît que nous devons suivre un passage assez compliqué, avec des galeries et des escaliers en spirale et je ne sais quoi encore !

— N’avez-vous pas pris cette voie quand Tessier et ses complices vous ont amené dans la tour ? demanda Mick, très surpris.

— J’ai dû suivre en effet ce passage, dit M. Dumoutier. Mais Tessier m’avait endormi à l’aide d’une boisson dont je ne m’étais pas méfié. Je ne me souviens de rien. Sans aucun doute, Tessier connaît les lieux comme sa poche. Il a écrit des livres sur les vieux châteaux, vous le savez.

— Je vais vous accompagner, dit Jo. J’ai parcouru le passage plusieurs fois, aller et retour. Je le connais par cœur ! Les autres ne l’ont traversé qu’une seule fois.

— Tu as raison, vas-y ! dit Buffalo.

— Emmène Dagobert », offrit Claude, généreusement. D’habitude, elle ne consentait jamais à laisser Dagobert suivre Jo.

« Ou bien Balthazar ! suggéra Mick en riant.

— C’est inutile, dit Jo. Je pense que ces trois policiers de belle taille sont suffisants pour me protéger ! »

Elle s’efforça de sourire aux policiers, et de leur trouver de l’agrément. Comme tous ceux de sa race, elle se trouvait mal à l’aise en leur compagnie, mais il fallait bien crâner un peu ! Elle se mit en route, avec Dumoutier et les trois policiers, et marcha fièrement devant, eux, avec l’impression flatteuse d’être une héroïne.

Les autres enfants rentrèrent dans leurs roulottes. Ils étaient vraiment fatigués. L’oncle Henri s’assit près du feu de camp, attendant l’arrivée de Tessier et de ses trois amis.

« Bonne nuit, dit François aux fillettes. Je voudrais bien attendre leur retour, mais je sens que dans cinq minutes je tomberai endormi ! »

Ils s’éveillèrent très tard le lendemain matin. Jo, debout bien avant eux, grillait d’envie de leur raconter la fin de l’aventure : comment les policiers avaient capturé Tessier et ses complices, et comment les traîtres avaient été emmenés au commissariat.

Dans son impatience, Jo avait voulu aller réveiller ses amis, mais Mme Alfredo s’y était opposée.

Enfin, elle vit paraître le Club des Cinq. Dagobert fut le premier auprès d’elle. Les enfants arrivaient, pressés de connaître les dernières nouvelles.

« Bonjour, papa ! » dit Claude joyeusement en voyant son père s’avancer à leur rencontre.

« Bonjour, oncle Henri ! Bonjour, Jo ! » dirent les autres.

Ils firent tous cercle autour de Jo, très fière d’avoir participé à l’arrestation des traîtres.

« Ces hommes n’ont opposé aucune résistance, dit-elle avec une nuance de désappointement dans la voix. Il est probable que Balthazar leur avait fait si peur qu’ils n’étaient plus capables de se battre. Ils se sont rendus sans un mot !

— Venez, mes enfants ! appela Mme Alfredo. J’ai préparé le petit déjeuner pour vous ! »

Ils ne se firent pas prier. Jo se joignit à eux, bien qu’elle eût déjà déjeuné. L’oncle Henri suivit. Il regardait avec ébahissement ce qui se passait autour de lui, dans le camp.

Buffalo répétait ses différents exercices, tantôt avec une longue corde, tantôt avec un fouet au manche scintillant de pierres fines. L’homme-caoutchouc passait et repassait dans les rayons de roues de sa caravane. Tony nettoyait et polissait ses pythons avec ardeur. Dacca mettait au point son numéro de claquettes.

Alfredo arriva avec ses accessoires, ses flambeaux et son bol de métal. « Je vais vous donner une petite représentation, annonça-t-il à l’oncle Henri. Voulez-vous me voir avaler du feu ? »

L’oncle Henri regarda Alfredo avec inquiétude, comme s’il doutait de sa raison.

« C’est un avaleur de feu, mon oncle, expliqua Mick.

— Oh ! non merci, mon ami. Je ne tiens pas du tout à vous voir avaler du feu », dit l’oncle Henri, poliment mais fermement.

Alfredo fut très déçu. Il avait voulu exécuter son numéro devant le père de Claude pour lui être agréable et lui faire oublier la fâcheuse méprise dont il avait été l’objet. Mais il n’avait pas de succès. Il s’éloigna tristement.

« Fou que tu es ! lui dit Mme Alfredo. Qui a envie de te voir manger du feu ? Tu crois toujours que c’est la plus belle chose du monde, mais ça n’intéresse pas les gens ! Tu n’as pas de cervelle ! Va-t’en avec ton attirail du diable !»

Elle disparut dans sa roulotte et l’oncle Henri resta tout surpris de cette explosion de colère.

« Ces gens sont étonnants, dit-il. Quel endroit curieux ! Je retourne à la maison aujourd’hui, mes enfants, et si vous le voulez bien, je vous emmène. Je ne crois pas que vous soyez à votre place ici.

— Oh ! papa ! s’exclama Claude, très contrariée, tu voudrais que nous partions quand nous venons à peine de nous installer ? Aucun de nous n’en a la moindre envie, n’est-ce pas, François ? »

Elle se tourna vers son cousin, et lui lança un coup d’œil éloquent. François répondit aussitôt :

« Claude a raison, mon oncle. Il nous a fallu quelques jours pour nous habituer ici, et nous commençons juste à bien nous amuser. Qu’en penses-tu, Annie ? Et toi, Mick ?

— Nous sommes d’accord avec vous », répondirent-ils, et Dagobert frappa de la queue par terre en signe d’approbation, avec un sonore « Wouf ».

« Je vois qu’il est inutile d’insister, dit l’oncle Henri en se levant. Je partirai donc seul. »

Les enfants l’accompagnèrent jusqu’à la station d’autocar. Celui-ci arriva bientôt. L’oncle Henri embrassa sa fille et ses neveux.

« Au revoir, mes enfants, dit-il. Que dois-je dire à ta mère, ma petite Claude ? Elle attend avec impatience que je lui rapporte des nouvelles de vous tous ! »

L’autocar démarrait.

« Dis-lui que le Club des Cinq s’amuse ! crièrent les enfants. Au revoir, oncle Henri, au revoir ! »

 

 

FIN