CHAPITRE XV
 
Une expédition nocturne.

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Chacun réagissait différemment, suivant son caractère, mais tous étaient prodigieusement intéressés.

« Je vais prendre l’autobus jusqu’à la ville la plus proche, décida François. Tout le monde peut entendre ce qu’on dit dans la cabine téléphonique de Château-Mauclerc.

— D’accord, vas-y, approuva Mick. Nous allons faire quelques courses et revenir à nos roulottes. J’ai hâte de connaître l’avis de mon oncle sur cette affaire ! »

François se rendit à l’arrêt de l’autobus. Les autres enfants allèrent dans quelques boutiques du village, pour faire leur marché. Ils achetèrent des tomates, des laitues, des pommes de terre, du fromage, du beurre, des gâteaux, des jus de fruits, du poisson, de la viande et du lait crémeux en bouteilles.

Ils rencontrèrent en route quelques-uns des saltimbanques, qui se montrèrent fort aimables. Mme Alfredo était là avec un énorme panier, presque aussi gros qu’elle.

« Vous voyez, dit-elle en souriant, je fais mon marché moi-même ! Mon grand vaurien de mari est trop paresseux pour s’en charger. Et il n’a pas de tête ! Je lui demande d’acheter de la viande et il rapporte du poisson, je lui dis d’acheter un chou et il rapporte de la laitue. Il n’a pas de tête ! »

Les enfants se mirent à rire. Vraiment, le grand et gros Alfredo, sensationnel avaleur de feu, faisait avec sa tyrannique petite femme un ménage des plus cocasses.

« Comme ils sont gentils, maintenant ! Quelle différence ! dit Claude. Pourvu que cela dure ! Voici Tony, le dresseur de serpents. Heureusement, il est seul !

— Quelle panique dans le village, s’il se promenait avec ses pythons ! dit Annie. Je me demande ce qu’il peut bien acheter pour les nourrir !

— On leur donne à manger seulement une fois par semaine, dit Jo. Ils avalent…

— Non, je t’en prie, ne le dis pas ! coupa Annie. Je préfère ne pas le savoir. Regarde, voici Carmen qui vient vers nous ! »

Carmen salua gentiment. Elle portait deux sacs à provisions remplis jusqu’au bord. Les saltimbanques, visiblement, se soignaient bien !

— Ils doivent gagner beaucoup d’argent, remarqua Annie.

— Ils dépensent sans compter, dit Jo. Ils n’épargnent jamais. Ou bien ils sont dans l’abondance, ou bien ils vivent dans la misère. Leur dernière représentation a sans doute beaucoup rapporté, car ils semblent tous riches. »

Les enfants revinrent vers le camp et passèrent une très bonne journée avec les saltimbanques, qui ne savaient que faire pour leur être agréables. Alfredo donna quelques explications au sujet de son tour, sans cependant révéler l’essentiel, et montra comment il bourrait d’ouate le fond de ses flambeaux, qu’il trempait ensuite dans de l’essence pour obtenir de belles flammes.

L’homme-caoutchouc passa obligeamment dans les rayons de roue de sa caravane, ce qui laissa les enfants stupéfaits. Il se plia aussi en deux et tordit ses bras et ses jambes de telle sorte qu’il ne ressemblait plus à un être humain, mais à une bête étrange, avec des tentacules.

Il proposa à Mick de lui apprendre ce tour, mais Mick n’arriva même pas à se plier en deux de la bonne manière. Il était bien déçu, car il avait un instant espéré qu’il allait pouvoir étonner ses camarades de lycée avec cette acrobatie.

Tony leur parla longuement des serpents, leur révéla sur eux d’intéressants détails et termina par quelques remarques sur les serpents venimeux.

« Prenez par exemple un crotale, un naja ou n’importe lequel de ces animaux dangereux. Si vous désirez l’attraper pour l’apprivoiser, il ne faut pas le poursuivre avec un bâton, ni l’immobiliser au sol, car cela lui fait peur et vous n’en obtiendriez jamais rien.

— Alors, comment doit-on s’y prendre ? demanda Claude, curieuse.

— Vous savez qu’ils ont une langue fourchue ; c’est elle qu’il convient d’observer, dit Tony, le plus sérieusement du monde. Je pense que vous avez déjà vu un serpent venimeux sortir sa langue en sifflant ?

— Oui, répondit le chœur des enfants.

— Bon. Si un serpent venimeux tire une langue raide, immobile, faites attention ! dit Tony. Surtout, ne le touchez pas. Mais, en revanche, si sa langue ondule et tremble, vous n’avez qu’à étendre le bras, il s’enroulera autour et vous laissera le prendre. »

En parlant, Tony mimait la scène avec un prétendu serpent qu’il laissait glisser le long de son bras. C’était très curieux à observer, et fascinant.

« Merci beaucoup, dit Mick. Si jamais je capture un serpent venimeux, je me souviendrai de vos conseils et les suivrai scrupuleusement. »

Les autres se mirent à rire. Mick avait un ton convaincu, comme si la chose lui paraissait toute naturelle ! Tony était satisfait de son auditoire, attentif à souhait. Claude et Annie, pour leur part, avaient décidé de ne jamais s’attarder à examiner un serpent venimeux qui tire la langue, mais, dans une pareille éventualité, de prendre leurs jambes à leur cou et de mettre le plus de distance possible entre elles et cet animal !

Les enfants firent connaissance avec des saltimbanques qu’ils n’avaient pas encore vus, comme Dacca, le danseur de claquettes, qui portait des souliers montants et fit une exhibition de son talent sur la plus haute marche de sa roulotte ; Alexis, acrobate et funambule, qui savait danser et faire des sauts périlleux sur la corde raide ; d’autres encore, qui exécutaient des tours moins remarquables et servaient de partenaires à leurs camarades.

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Alexis qui savait danser sur la corde raide.

Jo se trouvait tellement à l’aise parmi tous ces artistes forains que les enfants commencèrent à se demander si elle retournerait jamais chez ses parents adoptifs !

« Elle est exactement comme les saltimbanques maintenant, fit remarquer Claude. Joyeuse et sale, changeante et généreuse, paresseuse et acharnée au travail. Regardez Buffalo, par exemple. On le voit s’exercer pendant des heures avec son fouet et sa corde, mais il aime aussi faire d’interminables siestes au soleil, le chapeau sur les yeux ! Ce sont des gens bizarres, mais j’avoue qu’ils me plaisent beaucoup ! »

Les autres approuvèrent. Ils déjeunèrent sans François, qui tardait à revenir. Pourquoi était-il absent si longtemps ? Il n’avait qu’un coup de téléphone à donner à son oncle !

Il reparut enfin. « J’arrive tard, dit-il. Mais, tout d’abord, je n’ai pas pu obtenir la communication. J’ai supposé que tante Cécile et oncle Henri étaient sortis, et j’ai déjeuné en attendant leur retour. Puis j’ai redemandé leur numéro, et j’ai eu enfin tante Cécile au bout du fil. Elle m’a appris que notre oncle était parti pour Paris et ne devait rentrer que vers minuit.

— Pour Paris ! dit Claude, étonnée. Mon père n’y va pas souvent !

— Il a décidé de faire ce voyage à cause des deux savants en question. Il est convaincu de l’innocence de son ami Marcel Dumoutier, que la presse accuse ouvertement, et il est allé le dire aux autorités. Je ne pouvais attendre le retour de mon oncle, bien entendu. Aussi, j’ai tout raconté à tante Cécile. Elle a promis de répéter fidèlement mon histoire à son mari, dès son retour. C’est dommage que je n’aie pu parler directement à mon oncle, et connaître sa première impression ! Tante Cécile a dit qu’il écrirait aussitôt que possible. »

Après le goûter, ils s’assirent sur l’herbe et se reposèrent au soleil. Le beau temps persistait, ce qui était rare pour cette période de l’année. François regarda le vieux château. Il chercha des yeux la fenêtre de la tour qui les avait tant intrigués.

Elle était si loin qu’il distinguait à peine son ouverture.

« Prête-moi tes jumelles, Claude, demanda-t-il. Regardons de nouveau cette fenêtre. Il était à peu près cette heure-là quand nous avons vu quelqu’un là-haut. »

Claude alla chercher les jumelles. Mais elle refusa de les prêter tout de suite à François. Elle les ajusta à sa vue et fixa ses yeux sur la fenêtre. D’abord, elle ne vit rien ; puis, soudain, une tête apparut dans l’étroite ouverture ! Claude poussa une exclamation de surprise.

François s’empara aussitôt des jumelles, les dirigea sur la tour et vit le mystérieux visage. Oui, le même que la veille, avec d’énormes sourcils !

Mick prit les jumelles, puis chacun des enfants à tour de rôle put voir la tête qui regardait au-dehors. Elle paraissait immobile. Alors qu’Annie l’examinait avec une attention passionnée, elle disparut soudain et ne se montra plus.

« Voici la preuve que nous n’avons pas eu des visions hier, dit François, très agité. Tant mieux. Où il y a une tête, il y a aussi un corps ! Ne trouvez-vous pas que ce visage, autant qu’on en puisse juger, a une expression désespérée ?

— Oui », dit Mick, et les autres approuvèrent.

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« J’avais déjà remarqué cela hier. Ne croyez-vous pas que cet homme — quel qu’il soit — est retenu prisonnier ici ?

— On le dirait bien, dit François. Mais comment l’aurait-on fait monter là-haut ? C’est un endroit extraordinaire pour cacher quelqu’un, bien sûr. Personne ne pourrait rêver d’une place meilleure que celle-là ; si nous ne nous étions pas amusés à observer le vol des choucas à travers d’excellentes jumelles, nous ne l’aurions jamais aperçu. Il y avait une chance sur mille de le voir !

— Tu veux dire une chance sur un million, dit Mick. Écoute, François. Je pense que nous devrions aller au château et appeler cet homme de toutes nos forces. Peut-être répondra-t-il ou jettera-t-il un message…

— Il aurait déjà lancé un message auparavant, s’il en avait eu la possibilité, dit François. Et pour arriver à nous faire entendre de lui, il faudrait qu’il pût s’appuyer sur le rebord de cette fenêtre si profondément encastrée !

— Allons-y donc ! Sur place, il nous viendra certainement des idées ! dit Claude qui mourait d’envie de passer à l’action. Après tout, Dagobert a trouvé le moyen d’entrer à l’intérieur du château, et nous pouvons en faire autant !

— C’est vrai, dit François. Dagobert a trouvé une voie d’accès ; qui sait si ce n’est pas celle qui conduit en haut de la tour ?

— Partons ! dit Claude.

— Pas maintenant, dit François. Nous pourrions être vus. Il vaut mieux attendre la nuit. Nous nous mettrons en route quand la lune se lèvera. »

La fièvre de l’aventure dévorait les cinq enfants. Dagobert agitait frénétiquement la queue. Il avait écouté attentivement, les oreilles dressées.

« Nous t’emmènerons, Dago, pour le cas où nous aurions des ennuis, dit Claude.

— Espérons que nous n’en aurons pas, dit François. Nous allons seulement explorer le château, et nous ne trouverons sans doute pas grand-chose. Il y a peu de chance que nous parvenions en haut de la tour. Mais je suis sûr que vous êtes tous dans le même état d’esprit que moi : il vous faut tenter de résoudre cette énigme, vous voulez faire quelque chose, même si c’est seulement une promenade autour des vieux murs, cette nuit !

— Oui, c’est exactement ce que je ressens, dit Claude. Si nous renoncions à l’action, nous ne pourrions pas dormir ni les uns ni les autres ; Oh ! François, n’est-ce pas follement intéressant ?

— Oui, dit François. Je suis content que nous soyons restés. Il s’en est fallu de peu… »

Le soleil disparut à l’horizon et l’air devint frais. Ils rentrèrent tous dans la roulotte des garçons et jouèrent aux cartes. Jo n’entendait rien aux cartes, et abandonna la partie. Elle s’assit et regarda les autres, un bras passé autour du cou de Dagobert.

Ils firent un dîner de haute fantaisie, et que leurs parents n’eussent certainement pas jugé bien équilibré : des sardines, des œufs durs, une terrine de pâté et un grand pot de confitures de fraises !

« Quel dommage qu’on ne nous donne jamais de menus de ce genre à la pension ! dit Mick.

— Cela nous changerait avantageusement des haricots et des pommes de terre, ajouta Annie.

— Et des éternels ragoûts ! renchérit Claude. Quelle cuisine !

— Nous nous débrouillons mieux en camping. Voilà un repas qui n’a demandé aucune préparation, et qui est délicieux ! François, n’est-il pas l’heure de partir ? demanda Mick.

— Oui, dit François. Mettez des lainages, et en route pour l’aventure ! »