CHAPITRE XI
Le mystère de la tour.
L’ÉVÈNEMENT se produisit cet après-midi-là, après le goûter. Ils s’étaient régalés du gâteau de Mme Alfredo, qui était fort bien fait et savoureux. « Je ne pourrais rien avaler de plus, dit Claude en finissant son jus de fruit. Les saltimbanques s’y connaissent en gâteaux ! Je ne me sens même pas capable de me lever et de ranger les verres et les assiettes, aussi ne me le demande pas, Annie !
— Ce n’est pas mon intention, dit Annie. Nous avons tout notre temps. Il fait si bon ! Restons assis un moment sur l’herbe. Écoutez ce merle qui siffle encore. Son chant est différent chaque fois !
— C’est pour cela que j’aime les merles, dit Mick. Ce sont des compositeurs. Ils ne font pas comme les pinsons, qui lancent toujours les mêmes notes. Il y en avait un ce matin qui a chanté cinquante fois de suite le même air !
— C’est vrai, je l’ai entendu, ce raseur ! dit Claude.
— Oh ! regardez, dit Annie, est-ce que ces hérons s’envolent vers le marais ?
— Oui, dit Mick. Tu devrais aller chercher tes jumelles, Claude. Nous pourrions nous amuser à les observer. »
Claude trouva que c’était là une bonne idée. Elle se leva, entra dans sa roulotte et revint bientôt avec les précieuses jumelles, qu’elle tendit à Mick. Il les dirigea sur le marais.
« Oui, il y a quatre hérons au bord de l’eau. Quelles longues pattes ils ont ! Ils pèchent avec entrain. En ce moment, il y en a un qui tient quelque chose dans son grand bec. Qu’a-t-il attrapé ?
C’est une grenouille ! Je peux voir ses pattes de derrière !
— Non, c’est impossible, tu te moques de nous, dit Claude en lui prenant les jumelles. Tu ne me feras pas croire que ces jumelles sont assez puissantes pour permettre de voir à cette distance les pattes d’une grenouille ! »
Pourtant, Mick n’avait pas menti. Les parents de Claude avaient offert à leur fille des jumelles excellentes ; c’était un trop beau cadeau pour. Claude, qui n’était pas soigneuse et ne prêtait guère d’attention aux objets de valeur. Elle eut juste le temps de voir les pattes de la pauvre grenouille disparaître dans le bec du héron. Puis, quelque chose effraya les échassiers et, avant que les autres enfants aient pu les observer, ils s’enfuirent à tire-d’aile.
« Quel vol majestueux ! dit Mick. Le battement de leurs ailes est plus lent que celui d’aucun autre oiseau. Prête-moi encore tes jumelles, Claude, s’il te plaît. Je voudrais regarder les choucas. Il y en a des centaines qui tournent au-dessus du château. C’est sans doute leur promenade du soir ! »
Il prit les jumelles. Le cri des choucas parvenait jusqu’à eux, lugubre et discordant. Mick vit quelques-uns des oiseaux descendre vers l’unique tour intacte du château. Il abaissa ses jumelles pour suivre leurs évolutions. L’un des choucas se posa sur le rebord de l’étroite ouverture pratiquée dans le haut de la tour (fenêtre d’autrefois, combien sinistre !). Puis l’oiseau s’envola, comme effarouché.
Alors Mick sentit soudain son cœur battre plus fort dans sa poitrine. Ses jumelles étaient dirigées sur l’antique fenêtre et ce qu’il voyait le stupéfiait ! Il regardait comme s’il ne pouvait en croire ses yeux. Puis il dit à François, d’une voix étranglée d’émotion :
« Prends les jumelles, braque-les sur la fenêtre qui est tout en haut de la tour, et dis-moi ce que tu vois ! Vite ! »
François, surpris, fit ce que son frère lui demandait. Les autres, très intrigués, cherchaient à comprendre. Qu’est-ce que Mick avait bien pu voir ? François observa longtemps.
« Oui, oui, j’y suis, dit-il enfin. C’est extraordinaire ! N’est-ce pas un effet de lumière ? »
Poussée par la curiosité, Claude arracha les jumelles à François.
« Laisse-moi voir ! cria-t-elle. Ce sont mes jumelles, après tout ! » Elle les dirigea sur l’endroit indiqué et regarda, regarda intensément. Puis elle abaissa les jumelles et se tourna vers les garçons.
« C’est une plaisanterie ? demanda-t-elle. Il n’y a rien là-bas, rien qu’une ouverture dans le mur ! »
Annie lui prit les jumelles des mains juste au moment où Mick tentait de s’en emparer. Elle aussi essaya de distinguer quelque chose. Mais il n’y avait absolument rien à voir.
« Il n’y a rien », dit Annie, découragée. Mick se jeta aussitôt sur les jumelles et les braqua une fois de plus sur la tour. « Il est parti, dit-il à François. C’est fini.
— Mick ! Si tu ne nous dis pas immédiatement ce que tu as vu, nous te faisons rouler jusqu’en bas de la colline, tu entends ! dit Claude, hors d’elle. Vas-tu enfin parler ?
— Eh bien, dit Mick en regardant François, j’ai vu… un visage. Oui, quelqu’un regardait par la fenêtre… Qu’as-tu vu, toi François ?
— La même chose, dit François. Et cela m’a fait une drôle d’impression !
— Un visage ! s’exclamèrent Claude, Annie et Jo ensemble. Que voulez-vous dire ?
— Ce que nous avons dit. Une tête avec deux yeux, un nez et une bouche !
— Mais personne ne vit dans ce château. Il est en ruine, fit remarquer Claude. C’était peut-être un visiteur, ne croyez-vous pas ? »
François jeta un coup d’œil sur sa montre. « Non, ce n’est pas un visiteur. J’en suis sûr. Le château ferme à cinq heures et demie et il est plus de six heures. Il m’a semblé que ce visage avait une expression désespérée !
— À moi aussi, dit Mick. C’est bizarre, n’est-ce pas, François ?
— Était-ce une tête d’homme ? demanda Claude.
— Oui, je le crois, dit Mick. Seuls ses yeux étaient en pleine lumière, mais quand même il n’y a guère de doute… As-tu remarqué ses sourcils, François ?
— Oui, dit François. Ils étaient très fournis, n’est-ce pas ? »
Claude dressa l’oreille. « Des sourcils très fournis ! dit-elle aussitôt. Vous souvenez-vous de la photographie de Marcel Dumoutier, le savant ? Nous avons tous remarqué ses épais sourcils noirs ! Mick a dit qu’il les raserait et s’en ferait une moustache pour se rendre méconnaissable !
— Oui, c’est vrai », dit Mick en se tournant vers François. Celui-ci secoua la tête. « C’était très loin, dit-il. Beaucoup trop loin pour que l’on puisse juger d’une ressemblance. Nous avons été très surpris par cette apparition inattendue, mais ne nous lançons pas trop vite dans des hypothèses extravagantes…
— Comme j’aurais voulu voir aussi ce visage ! soupira Claude. Ce sont mes jumelles, et je n’ai rien vu !
— Eh bien, tu peux continuer à regarder et attendre qu’il se montre de nouveau », dit Mick lui tendant les jumelles.
Annie, Claude et Jo, à tour de rôle, se repassèrent les jumelles et guettèrent le mystérieux visage, jusqu’à la tombée du jour. Quand elles abandonnèrent la partie, il faisait si sombre qu’on pouvait à peine distinguer la tour elle-même. Il n’était plus question d’apercevoir quelqu’un à la fenêtre !
« Je vais vous dire ce qu’on peut faire, dit François. Nous irons visiter le château demain, et nous monterons dans la tour. Ainsi, nous verrons bien s’il y a quelqu’un dedans.
— Mais je croyais que nous partions demain, dit Mick d’un air innocent, en regardant son frère du coin de l’œil.
— Tiens, c’est vrai, nous devions partir, dit François qui avait complètement oublié ses résolutions. En vérité, je ne crois pas que nous puissions quitter le pays sans avoir visité ce château, et trouvé l’explication de cette énigme…
— Evidemment, c’est impossible, dit Claude. Il faudrait que nous ayons bien changé pour renoncer à tirer cette affaire au clair !
— En tout cas, je séjournerai ici quelque temps, annonça Jo. Si vous partez, j’irai avec mon oncle Alfredo et ma tante Anita. Claude n’a qu’à me prêter ses jumelles. Je surveillerai la tour et vous ferai savoir si…
— Non, rien à faire, dit Claude nettement. Je ne me séparerai pas de mes jumelles. D’ailleurs, je n’ai pas l’intention de m’en aller. Tu veux rester aussi, maintenant, n’est-ce pas, François ?
— Nous resterons et découvrirons de quoi il s’agit, dit François. Je suis vraiment très intrigué. Tiens, qui vient vers nous ?»
Une silhouette massive se profila dans le crépuscule. C’était Alfredo, l’avaleur de feu. « Jo, es-tu là ? demanda-t-il. Ta tante t’invite à dîner, avec tous tes amis. Venez ! »
Il y eut un silence. Annie regarda François avec appréhension. Allait-il encore faire le fier ? Elle espérait que non.
« Merci, dit enfin François. Nous acceptons avec plaisir.
— C’est gentil de votre part, dit Alfredo. Voulez-vous que je fasse mon numéro pour vous amuser ? J’avalerai du feu devant vous ! »
C’était trop tentant ! Tous les enfants se levèrent sans tarder et suivirent le grand Alfredo jusqu’à sa roulotte. Auprès, il y avait un bon feu, sur lequel chauffait une grosse marmite noire qui laissait échapper une appétissante odeur.
« Le dîner n’est pas encore prêt », dit Alfredo.
Les enfants n’en furent pas fâchés. Après un si copieux goûter, ils n’avaient pas encore faim. Ils s’assirent non loin de la marmite.
« Vous allez réellement avaler du feu pour nous ? demanda Annie. Comment vous y prenez-vous ?
— Oh ! C’est très difficile ! dit Alfredo. Je le ferai à la condition que vous me promettiez de ne pas essayer vous-mêmes. Vous ne voulez pas avoir des ampoules dans la bouche, n’est-ce pas ? »
Non, personne ne le souhaitait. « Mais vous, monsieur Alfredo ? Je ne veux pas non plus que vous ayez des ampoules dans la bouche ! » s’écria Annie.
Alfredo parut scandalisé. « Moi ? Je suis un très bon avaleur de feu, lui dit-il. Ceux qui savent s’y prendre n’ont pas d’ampoules. Maintenant, attendez-moi bien gentiment, je vais chercher mes accessoires, et avaler du feu pour vous ! »
Quelqu’un d’autre s’assit près d’eux. C’était Buffalo. Il leur sourit. Carmen arriva aussi, puis le dresseur de serpents. Ils prirent place de l’autre côté du feu.
Alfredo revint en portant quelques objets dans sa main.
« On dirait un cercle de famille dit-il. Maintenant, regardez, le spectacle commence ! »