Alice était devenue un prédateur, un animal sauvage assoiffé de sang. Profondément choqué, je pensai que l’Épouvanteur avait raison. Elle avait complètement perdu l’esprit. Y avait-il encore en elle un peu de l’Alice que j’avais connue ou resterait-elle à jamais une parfaite étrangère ?
Le garde qui portait la torche jura. Un autre arriva, armé d’un gourdin. Alice se releva vivement, et je crus un instant qu’elle allait l’attaquer. Elle se contenta de bondir, sous les yeux effarés des deux hommes. Car c’était un bond Impossible, qui la projeta loin au-dessus de ma tête et par-dessus le grillage. Elle retomba dans la boue, à l’extérieur de l’enclos. Et elle disparut dans la nuit.
Je me lançai à sa poursuite. J’avais beau forcer l’allure, elle me distançait davantage à chaque foulée, courant à une vitesse surnaturelle, et le tapotement de ses souliers pointus sur l’herbe humide diminuait peu à peu.
La poitrine en feu, je fus bientôt épuisé. Je ralentis tout en continuant dans la même direction. Elle ne pourrait sans doute pas maintenir ce rythme indéfiniment. De temps en temps, je m’arrêtais, écoutais, Je n’entendais rien d’autre que le chuchotement du vent dans les arbres ou le cri sinistre de quelque bête nocturne. Enfin, un croissant de lune apparut, et je pus mettre à profit les techniques de traque que l’Épouvanteur m’avait enseignées. Je repérai des traces de pas le long d’un taillis. J’étais sur le bon chemin.
Je ne tardai pas à me sentir mal à l’aise. En temps normal, jamais je ne me serais aventuré ainsi sans mon bâton. Mais le comportement d’Alice m’avait tant bouleversé que je l’avais suivie sans réfléchir. J’avais également laissé la Lame du Destin dans le fourreau que Grimalkin m’avait fabriqué. Ma chaîne d’argent était dans mon sac, je n’avais dans mes poches ni sel ni limaille de fer. J’étais complètement désarmé. Et j’avais froid, vêtu seulement d’une chemise et d’un pantalon. J’étais parti sans aucune préparation, et chaque pas qui m’éloignait de la maison me rapprochait du danger. On m’avait pourtant averti que des créatures de l’obscur seraient à mes trousses, pour me faire payer le rôle que j’avais joué dans la capture du Malin ! Tandis que je traquais Alice, je pouvais bien être moi-même traqué !
Saisi d’angoisse à cette pensée, je scrutai les alentours. Rien. Aucune sensation de froid. Les nerfs à vif, je continuai mon chemin, plus vigilant que jamais. Quel que soit le risque, je ne pouvais abandonner Alice.
Une heure s’écoula ainsi ; des signes m’indiquaient que j’étais sur la bonne voie : des marques de pas, un lambeau de tissu arraché à la robe d’Alice alors qu’elle traversait un roncier. Puis la forme et la profondeur des empreintes m’apprirent qu’elle ne courait plus. J’accélérai, espérant enfin la rattraper. Je parvins ainsi au bas d’une colline boisée.
Je crus que mon cœur s’arrêtait de battre : d’autres empreintes se mêlaient à celles d’Alice. On voyait aussi des traces de lutte ; le sol avait été piétiné, et du sang se mêlait à la boue. Elle avait été capturée ; mais par qui ?
Je me sentais stupide. Un apprenti épouvanteur sans aucune arme ! Me dissimulant entre les arbres, je tendis l’oreille. Le silence était total, comme si la nature tout entière retenait son souffle. Lentement, m’efforçant de ne pas faire le moindre bruit, j’avançai un peu plus. J’écoutai de nouveau. Silence. Mon angoisse monta d’un cran.
Je devais réfléchir vite, improviser. Une branche était tombée sur le sol. Je la ramassai et constatai avec satisfaction qu’elle était solide, d’une bonne épaisseur, un peu plus longue que mon bâton ; c’était mieux que rien. Je m’engageai sur le versant de la colline, dont la pente devenait plus raide à chaque pas.
En approchant du sommet, je sentis sur moi le regard d’un guetteur invisible. Je levai la tête. Les premiers yeux que je rencontrai n’étaient pas humains. Les branches des arbres, au-dessus de moi, étaient chargées de corbeaux. J’observai leurs becs pointus, leurs plumes d’un noir luisant, leurs serres enfoncées dans l’écorce. Mon pouls s’accéléra. La Morrigan était-elle parmi eux ? Les oiseaux ne bougeaient pas, mais ce que je vis me dessécha la bouche d’effroi.
Juste au-dessus de moi, un homme était assis sur le sol, le dos appuyé contre un arbre. Je fis un pas vers lui, un autre. Je compris alors avec horreur qu’il était mort. À son uniforme vert, taché d’humidité, je sus que c’était un des gardes de Shey. Certainement celui qui avait disparu une semaine plus tôt. Il avait été ligoté à un tronc d’arbre, et ses yeux n’étaient plus que deux trous noirs. Les corbeaux avaient festoyé. Au moins, le malheureux avait cessé de souffrir. Et aucune sensation de froid n’indiquait la présence d’esprits malfaisants errant dans les parages.
Elle ne me saisit que quelques pas plus loin, quand je découvris Alice assise dans la même position, le dos contre un arbre, les bras tordus à angle droit, les poignets liés si serré que la ficelle, salie de sang coagulé, lui sciait la chair. Et ses longs cheveux blancs, relevés et noués, fixés au tronc avec un clou, lui maintenaient la tête en arrière. Elle geignait doucement.
Ses yeux étaient intacts, mais ils ne semblaient pas plus vivants que les orbites vides du mort. Son regard passa à travers moi comme si je n’existais pas. Quand je m’agenouillai à ses côtés, elle gémit. Elle tremblait de tout son corps. Je lui caressai doucement le front. Comment la délier sans aggraver ses blessures ?
— Alice, murmurai-je, je vais t’aider, mais ça va te faire mal. Je suis désolé...
Brusquement, la sensation de froid me saisit. Une créature de l’obscur approchait.
— Désole-toi sur toi-même, petit ! Ce sera bientôt ton tour d’avoir mal, me lança une voix que je reconnus aussitôt.
Je pivotai vivement. Scarabek me toisait. Cette fois, Konal était harnaché sur son dos, son étrange visage de petit vieux tendu vers moi par-dessus l’épaule de la sorcière. Derrière elle venait une dizaine de mages à barbiche pointue, l’épée à la main. D’autres hommes armés s’avançaient sur les côtés. J’étais encerclé.
— Emparez-vous de lui ! ordonna la sorcière.
Les mages bondirent sur moi. Je tâchai de les tenir à distance avec mon bâton. Mais il n’était pas de taille face à des épées. Il ne me resta bientôt entre les mains qu’un tronçon de bois.
— Lâche ça, ou le prochain coup te tranchera le poignet, m’avertit le mage le plus proche.
J’obéis, et des mains brutales m’empoignèrent. Les bras tordus derrière le dos, je fus traîné au pied d’un arbre, forcé de m’asseoir. Scarabek me dominait de toute sa hauteur.
— La Morrigan est en colère, cracha-t-elle. Tu as osé la défier, dans les Collines Creuses ; elle ne l’oubliera pas. Et tu as entravé le Malin, un acte qui offense tous les serviteurs de l’obscur. Pour prix de cette infamie, tu souffriras une longue et douloureuse agonie. Tels sont les ordres de la déesse. Tu ne connaîtras pas la fin rapide de mon loyal époux, Shaun le Mince. Les corbeaux de la Morrigan t’arracheront les yeux. Puis nous te découperons morceau par morceau en commençant par les doigts, une phalange après l’autre pour chacun des becs affamés qui attendent, au-dessus ! Nous te lacérerons, lambeau par lambeau, jusqu’à ce que tu ne sois plus qu’un squelette dépouillé de sa chair.
D’une voix tonnante, elle commanda :
— Attachez-le !
Je me débattis avec l’énergie du désespoir, mais ils étaient trop nombreux. Ils déchirèrent les manches de ma chemise avant de me coller contre l’arbre, tirant mes bras derrière le tronc avec une violence à me déboîter les épaules, me liant étroitement les poignets avec une ficelle. Je dus faire appel à toute ma volonté pour ne pas crier. Je ne voulais pas donner ce plaisir à Scarabek.
Debout devant moi, elle gronda :
— C’est à cause de toi que mon Shaun est mort.
Elle tenait son poignet gauche levé tel un fauconnier. L’oiseau perché sur son bras était un énorme corbeau au bec cruel, à l’expression affamée.
— Nous commencerons par l’œil gauche, décida-t-elle.
Derrière elle, une voix s’éleva. Celle d’Alice :
— Pauvre Tom ! Pauvre Tom, il a mal !
Scarabek se tourna vers elle en ricanant :
— Oui, gamine, il a mal ! Et ce n’est qu’un début.
Déployant ses ailes, le corbeau vint se poser sur mon épaule gauche. Je sentis ses griffes s’enfoncer dans ma peau, les petits yeux cruels plongèrent dans les miens, le bec féroce s’entrouvrit, prêt à frapper.