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L’ange noir

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Je sentis mon cœur sombrer dans ma poitrine. Tout était perdu. Mes espoirs d’évasion étaient anéantis. Grimalkin représentait aussi notre seule vraie chance d’entraver le Malin. Et je ressentais une grande tristesse. Elle avait été une pernicieuse, la tueuse du clan Malkin. Mais nous avions combattu côte à côte. Sans #on aide, j’aurais été mort depuis longtemps.

— Où est Scarabek ? demanda Shaun le Mince.

— En sûreté, répondit Doolan. Mais elle a été blessée dans la bataille. Elle me laisse le soin de m’occuper du garçon et de lui donner la lente et douloureuse agonie qu’il mérite. Et je vais commencer tout de suite.

Levant son couteau, il en nettoya la lame sanglante d’un coup de langue.

On me remit sur mes pieds, on trancha mes liens. Puis Shaun m’attrapa par les cheveux et me tira vers le chef des mages.

— La mort est venue à ta rencontre, petit ! ricana celui-ci. Vois sa face effroyable !

Doolan le Boucher m’adressa un sourire narquois. Puis il prononça une phrase étrange :

— Mais la mort a envoyé son ange noir.

Son ange noir ? Que voulait-il dire ?

J’observais Doolan ; quelque chose n’allait pas.

Une lueur pourpre frémissait autour de sa tête, ses traits semblaient fondre, ses lèvres noircissaient, son front rétrécissait, ses pommettes saillaient. Ce n’était plus le visage de Doolan.

C’était celui de Grimalkin.

Comme à son habitude, la sorcière était équipée pour répandre la mort. Des lanières de cuir s’entrecroisaient autour de son corps. Les fourreaux qui s’y accrochaient contenaient ses lames et les ciseaux qu’elle utilisait pour couper les pouces de ses victimes. À son épaule gauche pendait un petit sac en toile de jute. Quelle nouvelle arme contenait-il ? Entrouvrant ses lèvres peintes en noir, elle découvrit ses dents limées en pointe. Tout en elle évoquait la dangereuse meurtrière qu’elle était.

Elle avait utilisé un manteau de magie pour tromper ses ennemis. Une bouffée de joie me gonfla la poitrine. Je n’étais pas encore mort ! Dans sa poigne gauche, Grimalkin tenait la tête coupée de Doolan. Elle la laissa tomber dédaigneusement à ses pieds, dans la boue. D’un geste fluide, elle lança vers moi son long couteau avec une force prodigieuse. Mais je n’étais pas visé, et Grimalkin manquait rarement sa cible.

Shaun le Mince hurla. Sa main se convulsa, et il lâcha mes cheveux. Il tomba à genoux, le couteau enfoncé dans la poitrine jusqu’à la garde. Les mages reculèrent, paniqués.

Grimalkin s’élança, m’attrapa par l’épaule et me fit passer derrière elle. Je dérapai, atterris à quatre pattes dans la boue. Maintenant, elle se dressait entre moi et mes ennemis, ramassée sur elle-même, prête à attaquer. Un garde lui jeta une lance. Il avait bien visé. Mais, au dernier moment, elle détourna le projectile d’un revers de main, tout en envoyant un deuxième couteau. Le garde était mort avant que sa lance eût touché le sol. Je me remis sur mes pieds.

— Cours vers l’escalier, me cria la sorcière en désignant la muraille. Sers-toi de la corde !

J’obéis. Mais, après ces nuits et ces jours de mauvais traitements, mes membres ne répondaient plus ; la boue qui aspirait mes bottes me retardait. Un regard en arrière m’apprit que Grimalkin ne me suivait pas. Elle combattait une dizaine de mages et de gardes, lançant ses lames, tranchant des chairs. J’entendais des hurlements, des râles d’agonie.

J’atteignis enfin les marches. Je grimpai aussi vite que je le pus, les jambes lourdes comme du plomb. Du haut des remparts, je vis que Grimalkin amorçait une retraite. Elle se battait près du poteau de fer auquel la corde, qui pendait toujours à l’extérieur, était attachée.

Je pris alors conscience du danger. Dès qu’elle aurait quitté sa position pour s’élancer dans l’escalier, ils couperaient la corde. Puis je pensai qu’elle avait sûrement envisagé cette possibilité. Je passai pardessus le mur et entamai la descente. La tête me tournait, la corde oscillait, et j’avais du mal à m’agripper.

Enfin, hors d’haleine, exténué, je touchai le sol. Je levai les yeux. Des cris me parvenaient de l’autre côté de la muraille. Puis Grimalkin apparut au sommet et se laissa glisser le long de la corde. L’angoisse me serrait la poitrine. Dès qu’elle fut à mes côtés, elle pointa le doigt vers l’est :

— Notre seule chance est de suivre la côte.

Sans attendre de réponse, elle partit au pas de course. Je la suivis de mon mieux, mais elle me distançait de plus en plus. En me retournant, je vis briller des torches dans la pénombre.

— Ils sont trop nombreux, me lança-t-elle. Et ils vont envoyer des cavaliers à nos trousses. Accélère, notre vie en dépend !

Mon esprit voulait, mais mon corps ne répondait plus.

— Désolé, dis-je, je ne peux pas. Je suis resté ligoté pendant des jours sans presque rien manger. Je n’ai plus de forces.

Sans un mot, la sorcière m’attrapa par les jambes et me jeta sur son épaule comme si je n’étais qu’un sac de plumes. Puis elle reprit sa course.

Grimalkin courut pendant une bonne heure. Une fois, elle dut sauter par-dessus un ruisseau. Une autre fois, elle dérapa dans une pente et tomba à genoux. Enfin elle me déposa sur le sol, dans une sorte d’abri. Je tombai aussitôt dans un profond sommeil. Quand je me réveillai, Grimalkin cuisait quelque chose sur lin feu, et la fumée montait dans une cheminée.

Je m’assis avec précaution et regardai autour de moi. Il faisait jour ; nous étions installés dans un cottage abandonné. Il ne restait aucun meuble, et des animaux avaient visiblement occupé l’endroit avant nous. Près du seuil, les dalles étaient couvertes de crottes de moutons. Il n’y avait plus de porte, et l’unique fenêtre brisée laissait passer les courants d’air. Mais nous étions au sec, le toit était encore en bon état.

La sorcière, accroupie devant l’âtre, faisait lentement tourner deux lapins sur une broche improvisée. Elle se retourna et m’adressa un sourire qui découvrit ses dents pointues.

À ma grande surprise, je vis alors mon bâton, appuyé contre le mur, dans un coin de la pièce. Suivant mon regard, elle expliqua :

— Je l’ai récupéré dans la maison de Scarabek et l’ai laissé ici quand j’étais en route pour Staigue. Tu te sens mieux ?

Je fis signe que oui.

— Merci de m’avoir sauvé la vie, une fois de plus.

Je désignai le feu.

— Vous ne craignez pas que la fumée nous fasse repérer ?

— Ils ne nous trouveront pas ici. J’ai dissimulé cet endroit derrière un voile de magie. À la nuit tombée, nous reprendrons notre voyage.

— Où allons-nous ?

— À Kenmare, où est ton maître.

— Vous lui avez parlé ?

— Oui. Il est retourné là-bas. Mais Alice n’était pas avec lui, et je n’ai plus aucun contact avec elle. Elle est bien au-delà de la protection de la fiole de sang.

Je racontai tristement :

— La sorcière celte, Scarabek, a livré Alice au Malin. Il l’a emportée dans son domaine.

En ce cas, la pauvre petite est perdue. On ne peut plus rien faire pour elle. Je regrette de ne pas l’avoir su. J’ai laissé partir Scarabek. Elle n’était pour moi qu’un moyen de te délivrer. J’aurais dû la tuer.

Ces phrases me brisaient le cœur. Elles confirmaient mes pires craintes. Venant de la bouche de Grimalkin, elles avaient quelque chose d’affreusement définitif.

— Maintenant que Scarabek est libre, dis-je, elle va recommencer à me traquer. J’étais avec Bill Arkwright quand il a tué sa sœur jumelle. Elle veut se venger avant de m’offrir au Malin.

— Inutile de t’inquiéter. Avec moi, tu es en sécurité. D’ailleurs, j’ai rapporté autre chose du cottage de la sorcière.

Elle me tendit le sac en toile de jute que j’avais remarqué plus tôt. Je l’ouvris et découvris avec bonheur qu’il contenait ma chaîne d’argent.

— Éloigne ça de moi ! m’ordonna-t-elle. Le simple contact du sac me fait mal aux doigts.

Elle m’offrit alors une des broches qu’elle avait retirées du feu.

— Mange ! Tu vas avoir besoin de forces.

Nous mangeâmes en silence. Les lapins étaient délicieux. Je me brûlai la langue dans ma hâte à avaler la viande tant j’étais affamé.

— Comment ton maître a-t-il pris la découverte de la fiole de sang ? voulut-elle savoir. Il m’en a à peine parlé. Il paraissait plongé dans de sombres pensées. Accepter que son apprenti soit protégé par la magie noire doit lui être difficile.

— Il l’a très mal prise, dis-je en vérifiant d’un geste instinctif que la fiole était toujours dans ma poche. J’ai cru un instant qu’il allait la briser, ce qui nous aurait condamnés tous les trois à l’obscur pour l’éternité. Puis il s’est laissé fléchir, comme si votre plan lui avait donné un nouvel espoir. La vie l’a durement éprouvé, ces derniers temps. Un incendie a détruit sa maison et sa bibliothèque, l’héritage qu’il devait préserver pour les futures générations d’épouvanteurs. Depuis, il n’est plus le même.

— Nous n’avions jamais pensé être de nouveau alliés après les événements de Grèce, reprit Grimalkin. Cela aussi doit être difficile pour lui.

— Alice vous a-t-elle dit que la fiole était fendue et fuyait ?

Grimalkin hocha la tête.

— Oui. C’est pourquoi il faut régler son compte au Malin le plus tôt possible.

— Comment vous êtes-vous échappée d’Écosse ?

— J’ai terrifié un malheureux pêcheur pour qu’il m’amène jusqu’ici, répondit-elle avec un sourire féroce. Je l’ai payé en lui laissant la vie sauve.

Tout en léchant sur mes doigts les dernières miettes de lapin, je demandai encore :

— Comment vont les choses, dans le Comté ?

— Pour le moment, très mal. Les gens n’ont plus rien, les troupes ennemies leur ont tout pris. Mais leur suprématie ne durera pas toujours.

— Je suppose que nous ne pourrons pas rentrer chez nous de sitôt...

Je pensais à ma famille, restée là-bas. Comment survivait-elle à l’occupation ? La ferme avait peut-être été pillée, les bêtes abattues pour nourrir l’armée. Et si mes frères, Jack et James, avaient tenté de résister ? Ils étaient peut-être morts, à cette heure.

— Les troupes se sont aventurées trop haut dans les terres, affirma Grimalkin. Elles se sont éloignées de leurs lignes de ravitaillement. Et les régions les plus au nord ne sont pas encore soumises. De l’autre côté de la frontière, les Ecossais des Basses Terres se rassemblent. Au printemps, ils rejoindront les Highlanders. Alors, ils attaqueront tous ensemble, et les hommes du Comté se lèveront de nouveau. Nous, les sorcières, nous jouerons notre rôle. Il y aura beaucoup de morts. Nous repousserons l’ennemi vers le sud, et le rejetterons à la mer. Cela adviendra, nos scruteuses l’ont vu.

Les sorcières scruteuses avaient un vrai don pour lire l’avenir. Néanmoins, il leur arrivait de se tromper, je le savais. Je ne fis donc aucun commentaire. Je ramenai plutôt Grimalkin à notre plus puissant ennemi.

— Croyez-vous vraiment qu’entraver le Malin soit possible ?

— Serais-je venue, sinon ?

Elle m’adressa un bref sourire.

— Nous devrons en discuter avec John Gregory. Le danger sera grand, et nous risquons d’y laisser notre peau. Mais, oui, je crois que nous avons une chance de réussir. L’emplacement devra être soigneusement choisi, de sorte qu’il soit possible de le dissimuler à ceux qui voudraient délivrer le Malin.

— Par magie noire ?

Grimalkin hocha la tête.

— Oui. J’envelopperai les lieux d’un voile d’invisibilité. Il faudra cependant choisir un endroit écarté. Il ne faudrait pas que quelqu’un le découvre par hasard.

À la nuit tombée, nous reprîmes la route de Kenmare. Je me sentais ragaillardi, content d’avoir mon bâton en main et d’entendre le tintement familier de la chaîne d’argent dans ma poche. Nous marchions en silence. Mais le sort d’Alice me préoccupait tant que j’abordai de nouveau le sujet :

— N’y a-t-il vraiment aucun espoir de sauver Alice ? Aucun moyen de la ramener parmi nous ?

— Je crains que non. J’aimerais qu’il en soit autrement.

— Même si nous réussissons à entraver le Malin ? Ça ne fera pas de différence ?

— Quand nous briserons la fiole de sang, il surgira, avide de s’emparer de toi. Il laissera Alice là où elle est, et elle y restera. Je comprends que ce soit terrible à accepter. Console-toi en pensant que, une fois le Malin entravé loin de son domaine, les souffrances d’Alice seront allégées. Il ne sera plus là pour les lui infliger.

Cette idée ne m’apporta aucune consolation. J’imaginai Alice, enfermée dans les ténèbres, seule, terrifiée et soumise à des tourments inimaginables, dans ce domaine infernal. Je me rappelai les paroles de Pan.

Le Malin possède le plus grand de tous, où il impose sa propre loi. Pour un mortel, vivant ou mort, c’est le pire endroit qui soit.