Shey envoya des messagers faire état de la situation, et les préparatifs de défense du château commencèrent aussitôt. Je fus soulagé de voir qu’on arrachait le lierre des murs pour empêcher l’ennemi d’y grimper.
Les hommes des propriétaires terriens furent là le lendemain. Ils étaient beaucoup moins nombreux que ce que j’avais espéré – une cinquantaine. Mais ils apportaient des armes, du matériel et des provisions plus qu’il n’était nécessaire pour couvrir leurs propres besoins, si bien que le château était à présent suffisamment pourvu pour soutenir un siège. Néanmoins, nous disposions d’à peine quatre-vingts combattants.
— Je pensais que vous auriez rallié davantage de gens à votre cause, fit remarquer l’Épouvanteur.
Nous observions du haut des remparts l’arrivée d’un nouveau contingent dont le chef de l’Alliance pour la Terre nous avait annoncé l’approche. Il se composait de cinq hommes et de deux chariots tirés par des ânes, si chargés qu’ils menaçaient de s’écrouler.
— La situation n’est ni pire ni meilleure que ce à quoi je m’attendais, dit Shey. Chaque propriétaire doit aussi assurer sa défense et garder assez de personnel à ses côtés.
L’Épouvanteur médita la réponse tout en regardant le soleil, déjà bas au-dessus de la mer.
— Quand lanceront-ils l’attaque ? demanda-t-il.
— Cette nuit ou la prochaine, supposa Shey.
Ils viendront de l’est, par la montagne.
— Combien sont-ils ?
— Cent cinquante environ, si l’on en croit nos dernières estimations.
— Tant que ça ?
Les sourcils de l’Épouvanteur s’arquèrent de surprise :
— Combien d’entre eux sont des mages ?
— Une cinquantaine, auxquels il faut ajouter une demi-douzaine d’apprentis. Les deux tiers d’entre eux viendront. Les autres resteront au fort de Staigue.
— Et leurs serviteurs, leurs partisans ?
— Ils ont une trentaine de soldats, ainsi qu’une dizaine de cuisiniers et d’artisans : bouchers, tanneurs, maçons. Quand une bataille s’annonce, ils ont le moyen de grossir leurs rangs. Ils enrôlent des conscrits parmi les plus pauvres, ceux qui ne possèdent qu’une masure et un lopin de terre, et sont sans cesse au bord de la famine. Ils combattent aux côtés des mages en échange de nourriture pour leur famille, mais aussi poussés par la peur. Comment refuser de prendre les armes quand un émissaire des mages vient jusqu’à votre misérable demeure pour vous recruter ? Toutefois, ces gens seront mal équipés et affaiblis par la faim.
— Alors que vous-même et vos gens, ayant été bien nourris tout l’hiver, vous serez forts et prêts au combat...
Shey ne parut pas remarquer la note de désapprobation dans la voix de mon maître. J’étais de son avis. Nous devions nous opposer à l’obscur et à la menace que représentaient les mages, mais, comme bien souvent en ce monde, les puissants luttaient pour préserver leurs terres ou leur honneur tandis que les pauvres souffraient.
— C’est certain, acquiesça Shey. Le château regorge de provisions, alors que nos assiégeants ne recevront que de maigres rations. J’estime que dans moins d’une semaine, s’ils n’ont pas fait de brèche dans nos murailles, les mages se retireront. Nous les harcèlerons tout le temps de leur retour à Staigue, et la forteresse finira par tomber, nous donnant enfin la victoire.
Je dormis bien cette nuit-là, mais fus tiré d’un profond sommeil par Alice qui me secouait te bras. Il faisait encore nuit, et elle tenait une chandelle.
— Ils sont là, Tom ! cria-t-elle, alarmée. Les mages ! Toute une troupe !
Je la suivis jusqu’à la fenêtre qui donnait à l’est. Aussi loin que portait le regard, on voyait des lumières sinuer dans notre direction. Nos ennemis arrivaient en force. Il était impossible de les dénombrer, mais, à en juger par ces lumières, ils étaient bien plus nombreux que ce que Shey avait prévu.
Je fis de mon mieux pour la rassurer :
— Ne t’inquiète pas ! On a de quoi tenir ici plusieurs semaines. D’ailleurs, dès que la date de la cérémonie sera passée, ils s’en iront.
Nous restâmes assis devant la fenêtre, main dans la main, sans dire un mot. Des feux de camp s’allumèrent bientôt tout autour du château. Alice avait sans doute la même pensée que moi : la sorcière celte devait être là, près de l’un de ces feux. Etait-ce celle qui voulait se venger de moi ? Savait-elle que j’étais ici ? Je me rassurai en me persuadant qu’elle ne pourrait pas m’atteindre, les épaisses murailles me mettaient hors d’atteinte.
L’aube apporta des nouvelles qui ébranlèrent mes espoirs. Une paire de bœufs tirait lentement vers le château un engin métallique monté sur roues. Ils avaient un canon ! Une grosse pièce d’artillerie !
Alice et moi avions déjà vu une de ces puissantes bouches à feu en action. Elle avait permis aux soldats qui assiégeaient la tour Malkin de faire une brèche dans la muraille. Les artilleurs d’ici seraient-ils aussi adroits ? Auraient-ils assez d’expérience pour ébranler les défenses du château de Ballycarbery ?
Ni Shey ni ses hommes ne paraissaient perturbés par ce qui se passait à l’extérieur. Après un copieux petit déjeuner de flocons d’avoine au miel, Alice et moi rejoignîmes Shey et l’Épouvanteur sur le chemin de ronde.
— Saviez-vous qu’ils avaient un canon ? demanda mon maître.
— Oui, je le savais. Il a été fondu à Dublin il y a plus de cinquante ans, et n’a servi qu’à deux occasions, où il s’est révélé redoutable. Les mages l’ont acheté l’année dernière. Mais, d’après nos espions, Ils manquent de canonniers expérimentés.
L’engin fut mis en position du côté ouest de la muraille. J’observai les hommes qui s’activaient autour. Pendant le siège de la tour Malkin, j’avais remarqué avec quelle efficacité l’équipe d’artilleurs travaillait, chacun accomplissant sa tâche avec une remarquable économie de mouvement.
Parmi nos hommes, il y avait une demi-douzaine d’archers. Tendant la corde de leurs arcs, ils visèrent les canonniers. Mais la distance était trop grande, le vent contraire. Les flèches n’atteignirent pas leur cible.
Un énorme boulet fut roulé dans la bouche du canon, la mèche allumée. Les canonniers se bouchèrent les oreilles.
Il y eut un bruit sourd ; un jet de fumée s’éleva tandis que le boulet commençait sa trajectoire. Il retomba bien avant d’atteindre le rempart, zigzagua dans l’herbe et finit sa course dans une touffe de chardons. Un concert de sifflets et de moqueries s’éleva parmi les défenseurs.
Il fallut à l’ennemi cinq bonnes minutes avant de tirer le deuxième boulet. Celui-ci frappa le mur au pied du château. Quelques éclats de pierre tombèrent sur l’herbe. Ce n’était pas un bon tir ; cette fois, néanmoins, il ne fut salué d’aucun sarcasme. Le coup suivant était encore trop court. Après quoi, chaque tir atteignit un endroit quelconque de la muraille, sans entraîner aucun dommage sérieux. Seul le bruit était exaspérant.
Shey alla parler à ses hommes, leur tapant dans le dos chacun son tour. C’était un bon chef, attentif au moral de ses troupes.
— Ces canonniers manquent d’expérience, fis-je remarquer à l’Épouvanteur. Ils devraient viser le même point de la muraille, s’ils veulent faire une brèche.
— Alors, espérons qu’ils n’apprendront pas trop vite, petit. Parce qu’ils possèdent une impressionnante provision de projectiles, et ils ont une semaine devant eux pour s’exercer.
C’était vrai. En plus des tonneaux d’eau destinée à refroidir le canon et de nombreux sacs de poudre, des dizaines de pyramides de boulets s’entassaient près de la pièce d’artillerie, et des chariots chargés de matériel attendaient plus loin. Tout ce qui manquait aux assaillants, c’était un peu d’entraînement pour utiliser efficacement leur redoutable engin.
Au bout d’une heure, le canon se tut et un homme s’avança, sans arme, porteur d’un drapeau blanc qui flottait au vent. Il s’arrêta devant le portail et clama son message. Sa peur était visible.
— Mes maîtres exigent que vous relâchiez immédiatement le mage Cormac. Remettez-le entre nos mains, et nous vous laisserons en paix. Un refus entraînerait de terribles conséquences. Nous détruirons vos murailles, et tous ceux qu’elles protègent seront passés au fil de l’épée.
Shey eut un rictus de colère. Les archers tendirent leurs cordes, visant le messager. D’un geste, Shey leur ordonna de baisser leurs armes.
— Allez dire à vos maîtres que nous refusons, cria-t-il. Leur temps va finir. Ce château n’a rien à craindre des imbéciles qu’ils ont embauchés comme canonniers. Bientôt, c’est vous qui serez les assiégés. Nous abattrons votre fort, et il n’en restera pas pierre sur pierre !
Le messager tourna les talons et rejoignit ses rangs. Cinq minutes plus tard, le canon grondait de nouveau.
L’Épouvanteur décida qu’il y avait là une opportunité de reprendre mon travail. J’étudiais alors l’histoire de l’obscur. Il poursuivit sa leçon tard dans l’après-midi. Il me parla d’un groupe de mages appelés les Kobalos, supposés vivre à l’extrême nord du pays. Bien que se déplaçant sur deux jambes, ils n’étaient pas humains et ressemblaient à des renards ou à des loups. Rien ne prouvait leur existence, sinon les notes d’un des tout premiers épouvanteurs, un certain Nicolas Browne. J’avais déjà la quelque chose sur eux. J’essayai donc de dévier la leçon sur un autre thème que je trouvais beaucoup plus intéressant. N’avions-nous pas affaire à des mages particulièrement maléfiques qui révéraient le dieu Pan ?
— Et Pan ? demandai-je. Que sait-on de lui ?
L’Épouvanteur tira son Bestiaire de son sac et le feuilleta jusqu’à la section consacrée aux anciens dieux. Me tendant le livre, il ordonna :
— Lis d’abord ceci, tu poseras tes questions après.
Le chapitre sur Pan était fort court. Je le parcourus rapidement.
Pan est l’ancienne divinité, vénérée à l’origine par les Grecs, qui gouverne la nature et apparaît sous deux aspects différents. Il se manifeste parfois sous l’apparence d’un jeune garçon soufflant dans une flûte de roseaux. La mélodie qu’il en tire est telle qu’aucun chant d’oiseau ne peut l’égaler, et que les rochers eux-mêmes dansent en l’entendant.
Son autre forme est celle d’une terrible divinité dont l’approche rend les humains fous de terreur – le mot « panique » vient de son nom. Sa sphère d’influence s’est maintenant étendue, et les mages caprins d’Irlande lui rendent un culte. Après huit jours de sacrifices humains, Pan sort de l’obscur par un portail et prend brièvement possession du corps d’un bouc. Il transforme l’animal en un être trop horrible pour être contemplé.
— C’est tout ? m’étonnai-je. Il n’y a pas grand-chose sur lui.
En effet. Nous tâcherons d’en apprendre davantage ici. Bien des choses ont changé depuis que j’ai écrit ceci. Nous savons maintenant que la cérémonie a lieu deux fois l’an. Mais ce que j’ai toujours trouvé intéressant, c’est la dualité de Pan. Il peut apparaître sous les traits d’un jeune musicien presque bienveillant. Son autre aspect est terrifiant et appartient sans conteste à l’obscur.
— L’obscur..., dis-je. Pourquoi une chose pareille existe-t-elle ? Comment cela a-t-il commencé ?
— Personne ne le sait, on n’a que des hypothèses. Je continue de penser que l’obscur se nourrit de nos fautes. La cupidité et la soif de pouvoir des humains le rendent sans cesse plus fort et plus dangereux. Si nous pouvions changer le cœur des hommes et des femmes, l’obscur serait affaibli, j’en suis sûr. Mais j’ai vécu assez longtemps pour savoir qu’il est plus facile d’empêcher la marée de monter !
— Si on réussit à entraver le Malin, ce sera un début, non ?
Sans aucun doute, petit.
L’air sombre, l’Épouvanteur continua :
— La situation ne peut pas être pire qu’elle ne l’est. Farrell Shey lui-même, un ennemi de l’obscur, est prêt à employer la torture pour parvenir à ses fins. Voilà qui prouve combien tout va de travers.
Je pris soudain conscience du silence.
— Le canon s’est tu, dis-je. Il s’est peut-être fendu à cause de la surchauffe. Il faut beaucoup d’eau pour refroidir un canon. Si les canonniers n’y prennent pas garde, il peut même exploser, tuant tous les hommes alentour. Ces types n’étaient pas des experts, ça risquait bien de leur arriver.
J’avais à peine fini de parler qu’on frappait à la porte. Un messager entra sans y être invité. Nous étions attendus d’urgence sur le chemin de ronde.
Nous grimpâmes les escaliers, bousculés par des hommes en armes qui montaient aussi. Que se passait-il ?
Alice, déjà sur place, vint aussitôt vers nous. Je clignai des yeux, ébloui par le soleil couchant qui rougissait la mer.
Alice, une main en visière, pointa le doigt.
— Les mages se sont réunis autour du canon. Ils préparent quelque chose. Shey est inquiet.
Elle finissait à peine de parler que les soldats postés sur les remparts s’écartèrent pour laisser passer leur chef.
— Je crois qu’ils essaient d’utiliser la magie, nous confia-t-il. Il y avait peu de danger qu’ils invoquent l’obscur, à Killorglin. Ils n’étaient que deux. À présent, ils sont neuf...
J’observai la scène. Les mages formaient un cercle autour du canon. Puis je compris que leur attention n’était pas dirigée vers la bouche à feu elle-même : les servants étaient agenouillés, et les mages avaient posé les mains sur leur tête et leurs épaules. Ils transféraient leur pouvoir. Quelle sorte de pouvoir ? Le talent et l’expérience d’authentiques canonniers ? Probablement.
Sur le chemin de ronde, les défenseurs s’étaient tus. Mais le vent qui soufflait de la mer nous apportait la psalmodie des mages. Des frissons glacés me coururent le long du dos. Même à cette distance, je percevais l’aura de la magie noire, puissante et dangereuse.
Dangereuse à quel point, nous l’apprîmes dix minutes plus tard, quand le canon tonna de nouveau. Le premier boulet frappa la muraille à la gauche du portail. Le deuxième également, et le troisième. Chaque tir avait atteint exactement le même point. Il ne restait qu’une heure avant la nuit, cela leur suffirait néanmoins pour nous causer d’importants dommages, malgré l’épaisseur du mur. La couche de pierres extérieure était déjà bien entamée, et les débris s’accumulaient dans l’herbe en contrebas.
Les tirs reprendraient à l’aube. Ils pourraient bien avoir creusé une brèche avant le prochain coucher de soleil.