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Le dieu Pan

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Impossible de résister ! Ils étaient trop forts et trop nombreux. Les mages me forcèrent à m’agenouiller, et mon cou entra en contact avec la pierre froide.

Des tremblements incontrôlables me secouèrent. Pire que la peur de la hache était la certitude qu’à l’instant même de ma mort, le Malin s’emparerait de moi. Je me débattis, mais une main agrippait mes cheveux, maintenant ma tête baissée, ma nuque exposée à la lame. D’autres mains me tiraient les bras en arrière à me les arracher. C’était sans espoir.

Je perçus le mouvement de la hache qui se levait. Les muscles tendus dans l’attente du coup fatal, je fermai les yeux. Tout était fini. J’eus une pensée pour l’Épouvanteur. J’avais failli à ma tâche. Puis, à l’ultime seconde, j’entendis des pas pressés. Une voix que je reconnus cria :

— Attendez !

C’était Shaun le Mince.

— Où est Scarabek ? aboya le Boucher.

— Elle vous apportera sa tête, n’ayez crainte, répondit Shaun. Je le jure sur ma vie. Pourquoi tuer le garçon maintenant ? Elle n’en a pas fini avec lui. Nous avons encore jusqu’à demain pour accomplir le rituel. Je vous promets qu’elle sera là à temps.

— Pour la seconde fois, je te le demande : où est-elle ?

— Elle est prisonnière. Je vais la délivrer, elle n’a pas été emmenée bien loin...

— Elle est aux mains de nos ennemis ? Captive de l’Alliance ?

Des ennemis l’ont capturée, oui. Pas ceux que nous connaissons. Ils doivent être puissants pour avoir trompé sa vigilance. Mais ils vont le payer. Je suis le gardien des tumulus. Ils vont subir ma colère et ils regretteront d’être nés.

Bien qu’il parlât de colère, Shaun s’exprimait avec un grand calme, sans la moindre émotion apparente.

On me remit sur mes pieds, tandis que les mages s’éloignaient pour discuter des nouvelles apportées par Shaun. Deux de leurs assistants me tenaient par les bras. De toute façon, j’étais bien trop faible et tremblant pour tenter une évasion.

Doolan revint et s’adressa à Shaun le Mince :

— Tu as jusqu’à demain, à cette même heure où nous célébrerons le quatrième et dernier rituel, pour nous amener Scarabek. Sinon, le garçon sera sacrifié sa place. Nous n’avons pas ménagé nos efforts pour réussir ; il est vital que Scarabek soit là pour s’offrir de sa pleine et entière volonté.

Shaun acquiesça sans mot dire et partit aussitôt. On me lia de nouveau les mains avant de me tirer sur la plate-forme, près du bouc. Nous nous élevâmes rapidement dans les airs, et je restai agenouillé, encore sous le choc. Jamais je n’avais approché la mort d’aussi près.

Quand j’eus rassemblé mes esprits, je réfléchis à ce que Shaun avait dit. Qui avait bien pu capturer Scarabek ? Elle était puissante, difficile à vaincre. Était-ce l’Épouvanteur ? Shaun n’avait-il pas parlé d’ennemis inconnus ? En ce cas, mon maître était en grand danger.

La nuit s’écoula avec lenteur. L’aube était encore loin quand le bouc se mit à bêler lamentablement, comme s’il souffrait. Dans la pâle clarté de la lune, Je vis du sang goutter de sa tête blessée, là où le fil barbelé s’était enfoncé dans la chair. Les filets sanglants qui ruisselaient autour de ses yeux lui coulaient sur le museau, et il les léchait à coups de langue.

Puis ses bêlements montèrent, sonnant comme un défi. Incapable de détourner les yeux, j’assistai de nouveau aux distorsions qui transformaient ce mufle en un faciès mi-humain, mi-animal.

L’épouvante m’envahit, ce sentiment d’horreur causé par un phénomène abominable, différent cependant de l’horrification utilisée par les sorcières. J’avais déjà eu affaire à ce genre de sortilège et j’avais appris à en repousser les effets. Ce qui se passait là était autre, il s’y ajoutait une forme d’attirance. Je ressentis le besoin impérieux de me rapprocher du bouc, de le toucher. Incapable de résister, je me traînai sur les genoux jusqu’à respirer l’haleine fétide de la créature.

Le bouc avait achevé sa métamorphose, j’étais en présence de Pan. Sa face humaine, sauvage et burinée, gardait quelque chose de bestial. S’il n’avait plus de cornes, il avait encore les sabots. Et ses yeux étaient deux fentes où brillait une lueur hallucinée.

Pan se cabra, me dominant de toute sa hauteur, ses pattes arrière toujours entravées par les chaînes d’argent. Puis il éclata d’un rire tonitruant, interminable, un rire de dément. Ne disait-on pas qu’il menait ses victimes à la folie ? Je me sentais cependant parfaitement lucide ; mes pensées s’ordonnaient de façon logique. Certes, j’avais peur et je dus prendre de longues et profondes inspirations pour conserver mon calme. Mais, pour le moment, c’était lui le fou, pas moi. Sans doute mon entraînement d’épouvanteur m’aidait-il à rester à peu près rationnel.

Cette pensée m’avait à peine traversé l’esprit que le monde autour de moi se mit à tourbillonner, et je fus plongé dans une totale obscurité. Je me sentis tomber, comme si la structure de bois s’était effondrée sous moi et que j’étais précipité sur les pavés en contrebas.

Quand je revins à moi, j’entendis la chanson du vent dans les joncs, un clapotis d’eau entre les rochers. J’étais étendu sur le dos. Je me redressai et regardai autour de moi. Je m’attendais à voir la lune, mais le ciel était noir. Puis je remarquai que tout, autour de moi, émettait une faible lueur argentée. Sur la berge de la rivière, des roseaux se balançaient dans la brise légère. Eux aussi luisaient doucement.

Où étais-je ? Etait-ce un rêve ? En ce cas, il était étonnamment précis : je respirais des parfums de fleurs, je reposais sur un sol ferme. Je voyais à ma gauche l’orée d’un bois qui continuait de s’étendre sur l’autre rive. Les arbres étaient en pleine floraison, et l’air embaumait. C’était l’été, ici, pas cette grise fin d’hiver qui régnait à Killorglin.

Quand je me relevai, je perçus un autre son. Je le pris d’abord pour le bruissement du vent dans les roseaux. Puis je distinguai des notes. Cette musique était irrésistible, et je voulus l’entendre mieux. Je longeai donc la rive pour en trouver l’origine.

Je parvins dans une vaste clairière herbeuse, au bord de la rivière, où m’attendait un spectacle stupéfiant. Des centaines d’animaux, surtout des lapins et des lièvres, mais aussi quelques renards et un couple de blaireaux, étaient tournés vers la source de la musique, les yeux écarquillés, comme sous hypnose. Quant aux arbres, leurs branches ployaient sous une assemblée d’oiseaux de toutes espèces.

Un jeune garçon assis sur un rocher jouait du pipeau. L’instrument semblait taillé dans une simple tige de roseau, mais le musicien en tirait des notes exquises. Les cheveux jusqu’aux épaules, le teint très pâle, il portait un habit de feuillages. Son visage aurait été pleinement humain sans ses oreilles en pointe. Les ongles de ses pieds nus étaient si longs qu’ils se recourbaient en spirale.

À en croire ce que j’avais la dans le Bestiaire de l’Épouvanteur, j’étais en présence de Pan. Il m’offrait son apparence la plus aimable. Sous la forme d’un jeune garçon, le dieu était considéré comme une bienveillante incarnation des forces de la nature.

Il me regarda et cessa de jouer. Les petites créatures de la forêt s’enfuirent aussitôt. Le sortilège créé par la musique était brisé. En quelques secondes, il ne resta plus dans la clairière que le dieu et moi.

— Où suis-je ? demandai-je.

Je me sentais très calme, pas le moins du monde effrayé.

— Cela importe-t-il ? fit le garçon.

Malgré son sourire affable, les mots qu’il prononça ensuite me glacèrent :

— Je t’ai amené là où j’habite. Tu es dans ce que tu nommes « l’obscur », le lieu que tu redoutes le plus.