Tandis que nous séjournions chez Farrell Shey, les bourgeons éclatèrent, les haies d’aubépines se couvrirent de feuilles et les premières fleurs s’ouvrirent aux rayons printaniers. Des bourrasques venues de l’ouest apportaient encore des averses occasionnelles, mais, quand le soleil daignait briller, il dispensait une vraie chaleur.
De bonnes nouvelles nous parvinrent du Comté. Comme Grimalkin l’avait annoncé, les Ecossais des Basses et des Hautes Terres avaient rejoint la coalition des régions libres du Nord. Une grande bataille s’était déroulée au nord de Kendal. L’ennemi avait été repoussé. Néanmoins, le conflit était loin d’être terminé. Les troupes adverses s’étaient regroupées près de Priestown, et d’autres combats étaient imminents. Chaque jour, j’attendais des informations avec impatience. J’avais hâte de retourner chez nous.
Shey avait doublé le nombre de gardes autour de la maison après que l’un d’eux eût mystérieusement disparu sans laisser de trace. Malgré les avertissements de Grimalkin, je n’avais remarqué aucun signe des serviteurs de l’obscur. La longue guerre entre les mages et les propriétaires terriens s’enlisait une fois de plus, et cela durait depuis des siècles. En dépit de nos efforts, rien n’avait vraiment changé.
Un matin, très tôt, alors que le soleil montait dans un ciel sans nuage, je promenais les chiens. J’avais passé une mauvaise nuit. Alice revenait sans cesse dans mes pensées. Le chagrin de sa perte me tenait souvent éveillé.
Les chiens furent les premiers à sentir quelque chose. Ils cessèrent d’aboyer et marquèrent l’arrêt tous les trois. Ils fixaient un bois à un demi-mile vers l’est. Soudain, ils s’élancèrent, Griffe en tête, jappant d’excitation. Je les rappelai. Ils n’obéirent pas.
Griffe, Sang et Os étaient habituellement des bêtes dociles. Même s’ils avaient senti l’odeur appétissante d’un lièvre, à mon commandement, ils revenaient au pied. Que leur arrivait-il ? Je courus derrière eux.
Le temps que j’atteigne la lisière du bois, ils étaient déjà loin. Leurs aboiements me parvenaient de plus en plus faiblement. Contrarié, je repris un pas de marche. Je remarquai aussitôt le curieux silence qui régnait sous les arbres. Pas un chant d’oiseau, pas un souffle de vent. Rien ne bougeait. Alors, le son me parvint : celui d’une flûte lointaine. J’avais déjà entendu cette musique. C’était Pan !
Je repris ma course. À chaque foulée, la musique était plus forte. Quelques instants plus tard, je pénétrai dans une clairière. Le dieu avait repris l’apparence d’un jeune garçon vêtu de vert. Il souriait, assis sur une souche, entouré d’une assemblée d’animaux : des hermines, des furets, des lapins, des lièvres, et mes trois chiens, qui fixaient sur lui leurs yeux fascinés. Au-dessus de lui, les branches étaient chargées d’oiseaux. Et, à ses pieds, il y avait une fille vêtue d’une robe blanche couverte de boue.
Elle était allongée sur le dos, la tête appuyée contre la souche. Bien que jeune, elle avait les cheveux blancs d’une vieillarde. De sa robe dépassaient des souliers pointus. Stupéfait, je reconnus Alice.
Pan cessa de jouer et abaissa sa flûte. Aussitôt, les bêtes de la forêt s’enfuirent entre les arbres. Les oiseaux se dispersèrent dans un grand bruissement d’ailes. Griffe, Sang et Os revinrent vers moi en gémissant. À présent que la musique s’était tue, ils avaient peur.
Je regardais Alice, emporté dans un tourbillon de pensées et d’émotions. À la joie de la voir de retour se mêlait une sourde angoisse : il était clair que quelque chose n’allait pas.
Pan, le premier, prit la parole :
— Je n’ai rien oublié, ni notre rencontre ni ce que tu m’as demandé. Aussi, pour te remercier de m’avoir libéré du corps du bouc, je t’ai ramené ton amie. Quand tu as entravé le Malin, les murs de son domaine ont perdu de leur solidité, et j’ai pu y pénétrer. Ce que tu as fait était courageux, mais insensé. Maintenant, ses serviteurs veulent ta tête. Tôt ou tard, ils l’auront.
— Qu’est-ce qu’elle a ? murmurai-je en m’agenouillant près d’Alice.
Elle avait affreusement changé. Je lui caressai le visage, mais elle détourna les yeux avec l’expression terrifiée d’un animal sauvage.
— Elle a habité le domaine du Malin et vu des choses qu’aucun mortel ne devrait voir. Elle a été soumise à de nombreux tourments. Je crains pour sa raison.
— Elle ne guérira pas ?
— Qui peut le dire ? répondit Pan avec un sourire indifférent. J’ai fait ce que j’ai pu. Je te suis reconnaissant d’avoir entravé le Malin. Dans le monde entier, ceux qui pratiquent la magie noire ont vu leurs pouvoirs faiblir grâce à toi. Les mages n’auront plus la force de m’invoquer. Ils ne me voleront plus ma magie.
Il sourit de nouveau avant de s’effacer lentement.
Il s’attarda encore quelques secondes, transparente silhouette spectrale. Puis il disparut. Presque aussitôt, les oiseaux se remirent à chanter, la brise agita les feuilles des arbres.
Je me penchai vers la forme couchée sur le sol.
— Alice ! Alice ! C’est moi, Tom. Que t’est-il arrivé ?
Elle ne répondit pas. Elle me fixait, les yeux agrandis d’effroi et d’incompréhension. Je voulus l’aider à se relever, mais elle retira vivement sa main et rampa derrière la souche. Mis à part la blancheur de ses cheveux, elle était bien telle que dans mon souvenir. Mais son esprit paraissait vide. Avait-elle oublié qui j’étais ? Se rappelait-elle au moins son nom ? Il semblait que non.
Je la saisis par un bras et voulus la remettre sur ses pieds. Elle me lança un coup de griffes, et ses ongles me lacérèrent la joue, manquant mon œil de peu. Je la regardai, consterné et désemparé.
Je lui parlai doucement :
— Viens, Alice ! Tu ne peux pas rester ici. Rentrons à la maison. Tout va bien, tu es de retour, tu as échappé à l’obscur. Tu es sauvée, maintenant.
Et, écoute bien ! On a réussi ! On a entravé le Malin !
Elle ne répondit pas. Elle me fixait toujours d’un air effaré. Je me tournai vers les chiens.
Ramenez Alice ! Ramenez-la ! ordonnai-je en la désignant, puis en montrant le chemin de la maison,
Les trois bêtes l’entourèrent lentement avec des grondements sourds. Alice les observa avec angoisse. Cela me peinait de lui infliger cela, mais elle était insensible au raisonnement, et je devais la ramener coûte que coûte.
Elle resta d’abord figée sur place. Il fallut que Griffe montrât les dents pour qu’elle se décidât enfin à bouger. C’est ainsi que les chiens la poussèrent devant eux comme un mouton récalcitrant. Le retour prit beaucoup de temps, car elle tentait sans cesse de s’échapper, et les bêtes devaient l’obliger à reprendre la bonne direction. La tâche n’était pas facile, elle était même dangereuse. Régulièrement, Alice se jetait sur eux en les menaçant de ses ongles acérés.
Cette marche que j’aurais pu faire en quinze minutes dura plus d’une heure. Or, une fois à la maison, je compris que les difficultés ne faisaient que commencer.
— Elle a perdu la raison, constata l’Épouvanteur. Et rien ne nous garantit qu’elle redevienne un jour elle-même. Ça n’a rien d’étonnant. Des gens sont devenus fous après un seul regard sur une créature de l’obscur. La pauvre fille a passé de longs jours dans le domaine du Malin. Ce doit être un spectacle éprouvant, j’en ai peur.
Alice était recroquevillée dans un coin de la cour, surveillée par les trois chiens. Par instants, une lueur sournoise s’allumait dans ses yeux, et elle lançait ses ongles en avant. Le museau de Griffe portait déjà une estafilade sanglante.
— Il y a sûrement un moyen d’améliorer son état, dis-je.
L’Épouvanteur haussa les épaules.
— Shey a envoyé chercher un médecin, mais je crains fort que ce ne soit inutile. Que savent les médecins de l’obscur et de ses pouvoirs ?
— Et une sorcière ? suggérai-je, connaissant d’avance sa réaction.
Une lueur de colère s’alluma dans ses yeux. Je m’empressai d’ajouter :
— Une bénévolente, bien sûr, une guérisseuse. Il y en a quelques-unes, dans le Comté, comme la tante d’Alice, Agnès Sowerbutts.
— Pour cela, objecta mon maître, il faudrait être de retour là-bas.
J’acquiesçai. Pour le moment, c’était impossible. J’espérais seulement que la bataille imminente donnerait l’avantage à nos troupes, et que nous pourrions regagner bientôt notre pays.
Comme l’Épouvanteur l’avait prédit, le médecin ne fut d’aucune utilité. Il ne put que prescrire un remède pour faire dormir Alice. Le soir venu, nous tentâmes de le lui faire prendre, mais il nous fallut trois domestiques pour la tenir. Malgré ça, elle recracha les trois premières cuillerées. Nous dûmes lui boucher le nez pour la forcer à avaler. Dès qu’elle fut endormie, on la mit au lit et on ferma à clé la porte de sa chambre.
Une espèce d’angoisse me réveilla en sursaut. J’entendis aussitôt le léger martèlement de souliers pointus sur le plancher, dans la chambre voisine, Celle d’Alice.
Je me levai, enfilai rapidement ma chemise, mon pantalon et mes bottes. Je frappai à la porte d’Alice avant de tourner la clé, qu’on avait laissée sur la serrure. Le lit était vide, la croisée ouverte. Un vent froid agitait les rideaux.
Je me penchai au-dehors. Aucune trace d’Alice,
La chambre étant au premier étage, j’escaladai l’appui de la fenêtre, sautai sur l’allée en contrebas et traversai le jardin en hâte. J’appelai mon amie à voix basse pour ne pas réveiller la maisonnée. Ses accès de démence avaient suffisamment perturbé tout le monde, et je ne voulais pas rendre plus pénible encore à Farrell Shey son hospitalité.
J’aperçus enfin au loin une silhouette féminine, mais pas dans la direction que j’avais imaginée. Alice n’avait pas couru vers le portail ; elle escaladait le mur du jardin et avait presque atteint le sommet !
Je m’élançai, mais elle fut de l’autre côté bien avant que je l’eusse rejointe. Où allait-elle ? Fuyait-elle simplement au hasard ? À mon tour, j’entrepris l’escalade. Les prises étaient rares, et la pluie avait rendu la pierre glissante. Je dérapai et atterris brutalement sur le dos. Alice avait franchi l’obstacle avec une telle aisance ! À ma deuxième tentative, je pris assez d’élan pour me hisser d’un coup au sommet. Ayant manqué de me tordre une cheville lors de ma chute, je ne pris aucun risque : je me retournai avec précaution, m’agrippai solidement et me laissai pendre de l’autre côté avant de me lâcher pour retomber dans une cour pavée. Après un roulé-boulé, je me remis vivement sur mes pieds. Je scrutai l’obscurité, tâchant de repérer la fuyarde.
Il n’y avait pas de lune, et je ne pouvais compter que sur la faible lumière des étoiles. Malgré le don que j’avais de voir dans le noir, je n’apercevais aucun signe d’Alice. Les yeux fermés, l’oreille tendue, je me concentrai.
Droit devant moi, je perçus un cri aigu, suivi d’une sorte de bousculade et de battements d’ailes. Je courus dans cette direction. Il y eut d’autres piaillements, et je compris que ça venait de l’enclos où Shey enfermait ses poules.
Plus je me rapprochais, plus le tapage augmentait. Les volailles couraient en tous sens, affolées. Cela me rappelait un sombre souvenir de mon enfance, Une nuit, un renard avait pénétré dans le poulailler de mon père. Quand nous étions accourus, réveillés par une insupportable cacophonie, cinq volailles étaient déjà mortes. Des plumes ensanglantées volaient partout.
Cette fois, ce n’était pas un renard qui terrorisait les poules. C’était Alice. Je ne la voyais pas, mais, dominant les piailleries des volatiles, j’entendais un bruit si répugnant que mon esprit refusa d’abord do l’identifier. Puis il y eut des appels, un martèlement de bottes. Quelqu’un surgit, armé d’une torche, dont la lumière révéla toute l’horreur de la scène.
Alice était accroupie au milieu de l’enclos, entourée de volailles mortes ou agonisantes, la tête ou les ailes arrachées. Un poulet sans tête courait encore en rond. Une bête dans chaque main, elle les dévorait toutes crues et mâchait bruyamment, la bouche poisseuse de sang.