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Le repaire du dragon

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Nous atteignîmes Kenmare deux heures avant l’aube et approchâmes des hauts murs entourant la maison fortifiée de Shey. Arrêtée devant le portail par des gardes agressifs, Grimalkin sortit un de ses couteaux et montra ses dents pointues. Dans la lumière des lanternes, elle était effrayante. Mais les hommes, même s’ils m’avaient reconnu, refusaient de faire entrer une sorcière et se préparaient à se battre.

Ils avaient beau être cinq, ils n’avaient aucune chance de vaincre Grimalkin. Finalement, le bon sens pris le dessus ; je réussis à les convaincre d’envoyer l’un d’entre eux prévenir Shey et l’Épouvanteur de notre arrivée. L’homme revint rapidement en marmonnant des excuses et on nous escorta jusqu’il la maison.

J’eus une brève entrevue, seul, avec mon maître, le temps de lui raconter les derniers événements. Quand j’en vins au moment où le Malin avait disparu, entraînant Alice vers l’obscur avec lui, un sanglot me coupa la parole et mes yeux s’emplirent de larmes.

L’Épouvanteur me pressa doucement l’épaule.

— Je n’ai pas de mots à la mesure de ton chagrin. Sois fort, petit !

Puis nous rejoignîmes Shey et Grimalkin dans le bureau, où un feu de tourbe brûlait dans l’âtre.

Je n’avais pas espéré revoir le chef de l’Alliance, sûr qu’il avait été tué après l’assaut du château de Ballycarbery. Mais il nous apprit que les forces ennemies voulaient seulement récupérer le mage retenu prisonnier afin de pouvoir le sacrifier. Une fois leur but atteint, elles avaient aussitôt levé le siège.

— Tu as fait du bon travail, mon garçon, me félicita Shey. Un de nos espions nous a appris que Doolan était mort. À toi tout seul, tu as stoppé le rituel. C’était audacieux de libérer le bouc et de le jeter en bas de la plate-forme !

— Je n’étais pas vraiment seul, dis-je.

Je leur racontai mon voyage dans les Collines Creuses, et le rôle qu’avait joué Pan. Ils m’écoutèrent en silence. Quand j’eus terminé, Shey s’approcha et me flanqua une tape dans le dos.

— Quel courage ! N’importe qui d’autre serait devenu fou.

— Nous sommes des septièmes fils de septièmes fils, expliqua l’Épouvanteur. Dans de telles situations, cela nous procure la force qui manque à d’autres.

— Peut-être, intervint Grimalkin. Mais Tom est bien plus que ça. Rappelez-vous que le sang de sa mère court aussi dans ses veines. Croyez-vous que, sinon, Pan aurait daigné coopérer ainsi avec vous, John Gregory ? J’en doute.

L’Épouvanteur ne trouva rien à répliquer. Il se dirigea vers la table de travail et déplia la carte du Kerry.

— Ai-je raison de penser que vous êtes de nouveau dans une impasse face aux mages ? demanda-t-il en s’adressant au chef de l’Alliance.

Shey acquiesça :

— J’en ai peur. Bien que leur rituel ait été interrompu, ils ont gagné en pouvoir. Une prochaine attaque conduite contre eux se fera à nos risques et périls.

— Eh bien, reprit l’Épouvanteur, nous allons entreprendre une action des plus dangereuses. Mais, si nous réussissons, cela pourrait servir votre cause. Nous allons tenter d’entraver le Malin, le Démon en personne. En cas de succès, le pouvoir de l’obscur et de tous ceux qui le servent sera amoindri. Y compris celui des mages.

Il désigna la carte.

— Pour cela, il nous faut un lieu isolé. Vous connaissez le pays. Que suggérez-vous ?

Shey s’appuya des deux mains sur la table et étudia le document. Puis il traça de l’index une ligne menant vers Cahersiveen, le long de la côte, remonta vers l’intérieur des terres.

— Ici, à Kealnagore, il y a une église en ruine, dit-il en tapotant un point du doigt. Les gens la prétendent hantée, ils ne s’en approchent pas.

— C’est un peu trop près du fort de Staigue, fit remarquer l’Épouvanteur. La pire chose qui puisse nous arriver, c’est qu’un mage vienne s’en mêler quand nous serons en pleins préparatifs.

Shey déplaça son doigt vers l’est et l’arrêta sur Kenmare :

— En ce cas, pourquoi ne pas rester dans le coin ? Cette zone est probablement la plus éloignée de l’influence des mages. Et il existe un cercle de pierres, à l’extérieur du village.

— Encore un lieu hanté ?

Shey secoua la tête :

— Il y a quelque chose, c’est sûr. Pas forcément un fantôme. Je me suis rendu là-bas, un jour, à la suite d’un pari. Je n’ai rien vu, mais j’ai senti une présence, quelque chose d’énorme et de terrifiant. L’endroit est très effrayant. Les gens préfèrent l’éviter, même en plein jour. Alors, la nuit... !

— Eh bien, fit l’Épouvanteur avec un sourire, je suggère que nous allions jeter un coup d’œil à ce cercle de pierres hanté. Cela ressemble fort à ce que nous cherchons.

C’était une belle matinée lumineuse. La gelée blanche recouvrait le sol. Le soleil peinait à réchauffer l’atmosphère, et nos haleines montaient en buée dans l’air froid. Le cercle de pierres n’étant pas très loin, nous avions quitté la demeure de Shey avant le petit déjeuner, dès les premières lueurs du jour. C’était un temps idéal pour marcher, et nous avions emmené les chiens. Ils couraient devant avec des aboiements excités, heureux d’être dehors en notre compagnie.

Le cercle de pierres apparut bientôt, au sommet d’une petite colline bordée d’arbres sur trois côtés. Lors de mes périples avec mon maître, j’avais eu l’occasion d’observer de tels cercles formés de hautes pierres dressées. Celles-ci n’avaient rien d’impressionnant, certaines n’étaient même que de gros galets. J’en comptai douze.

À l’approche du cercle, les chiens se mirent soudain à gémir. Ils s’aplatirent sur le sol et refusèrent d’avancer.

Au frisson glacé qui me parcourut le dos, je sus qu’une créature de l’obscur se tenait non loin de là. Or, à ma grande surprise, mon maître me gratifia d’un de ses rares sourires.

On ne pouvait pas trouver mieux, petit ! Cet endroit est le repaire d’un dragon. Et pas n’importe quel dragon !

Nous le suivîmes à l’intérieur du cercle. Shey paraissait nerveux, Grimalkin elle-même était tendue et gardait la main sur le manche de son plus gros couteau. Je me souvenais vaguement que le Bestiaire de mon maître faisait mention de telles créatures.

— La plupart des gens s’imaginent qu’un dragon est une sorte de gros lézard crachant le feu, expliqua l’Épouvanteur. En réalité, il s’agit d’un élémental, un esprit de l’air, invisible mais gigantesque. Celui-ci est probablement lové à l’intérieur de la colline. La vie des dragons s’écoule à un rythme très différent de celui des humains. Pour eux, notre existence dure le temps d’un clignement d’œil. Peu de gens sont capables de détecter la présence d’un dragon, mais nous avons affaire à une créature d’une puissance peu commune. Sentez-vous sa malveillance ? Elle est assez perceptible pour tenir n’importe qui à l’écart, et c’est exactement ce qu’il nous faut.

Les sourcils froncés, il se tourna vers Shey.

— Néanmoins, cela ne troublerait guère un vrai serviteur de l’obscur. Rien ne garantit que l’endroit restera à jamais ignoré et sous votre contrôle.

— Je peux le protéger, dit Grimalkin. Même si les mages approchent de ces pierres, ils ne se douteront de rien. Certes, il existe d’autres puissantes créatures de l’obscur capables de percer ma magie. Mais chaque chose en son temps...

— Oui, nous n’avons aucune raison de remettre nos projets à plus tard, approuva l’Épouvanteur. Commençons les préparatifs. Nous tâcherons d’entraver le Malin ici même, au centre du cercle, dans les anneaux du dragon. Il me faut à présent les services d’un maçon et d’un bon charpentier, des artisans qui sauront ensuite garder le silence. Vous pouvez me trouver ça ?

Cette question s’adressait à Shey.

— Je connais un excellent maçon, répondit-il. Pour le charpentier, ce sera plus difficile, mais je vais me renseigner.

— J’ai moi aussi un service à vous demander, intervint Grimalkin. Je dois forger les piques et les clous qui immobiliseront le Malin. J’ai remarqué vos superbes écuries. Disposez-vous également d’une forge ?

— Oui, ainsi que d’un très bon forgeron, que je mettrai à votre service.

— La forge me suffira, je travaille seule, répliqua sombrement Grimalkin.

— Très bien. Je vais vous conduire là-bas tout de suite, lui assura Shey.

La présence de la sorcière le rendait nerveux, c’était visible.

— Parfait, conclut l’Épouvanteur. Pendant ce temps, le garçon et moi, nous allons creuser la fosse.

De retour à la maison, nous prîmes un rapide petit déjeuner. Puis, munis de nos sacs et de deux solides pelles, nous retournâmes au cercle de pierres. Le beau temps paraissait se maintenir, le moment était idéal pour creuser. Faire ce travail sous la pluie n’aurait rien eu d’agréable.

— Bien, fit l’Épouvanteur quand nous eûmes déposé nos sacs et nos outils au centre du cercle. C’est un bon endroit. Passe-moi une pelle !

Il l’enfonça dans le sol meuble et émit un grognement satisfait :

— Creuser ne sera pas trop difficile. Il faut à présent déterminer les dimensions de la fosse.

Tout en sortant de son sac un mètre pliable, il commenta :

— Le Malin apparaîtra sûrement sous sa forme la plus impressionnante, soit au moins trois fois la taille d’un gobelin. J’espère que tu as retrouvé tes forces, après toutes ces épreuves, petit !

Cela signifiait une énorme quantité de terre à enlever. Même si je n’étais pas encore au mieux de ma forme, je devrais faire la plus grande partie du travail, qui me laisserait le dos raide et les muscles douloureux.

Je regardai mon maître tracer avec précision l’emplacement de la fosse sur la terre nue à l’aide de ficelle tendue sur des chevilles de bois. Quand il eut terminé, je m’emparai de la plus grande pelle et me mis à l’ouvrage. La journée allait être longue. Mon maître se contentait la plupart du temps de regarder. Toutes les heures, cependant, il m’accordait quelques instants de repos et s’y mettait lui-même.

Au début, mes réflexions revenaient sans cesse à Alice. Au bout d’un moment, la monotonie des mêmes gestes indéfiniment répétés m’engourdit l’esprit, et je ne pensai plus à rien. Alors que je reprenais mon souffle, appuyé sur la pelle, je demandai :

— Et la pierre qui fermera la fosse ? Elle sera beaucoup plus lourde qu’à l’ordinaire, et il n’y a pas d’arbre où l’accrocher.

Quand on entravait un gobelin, le charpentier fixait à une branche le palan servant à abaisser la dalle. C’est pourquoi nous creusions toujours les fosses sous un grand arbre.

— L’artisan devra construire un solide portique avec un madrier auquel suspendre la pierre. Ça prendra du temps et ça nous compliquera la tâche. Cet homme et le maçon devront non seulement se montrer adroits et capables ensuite de rester bouche cousue ; il leur faudra aussi une bonne dose de courage. Tu te souviens de ce qui est arrivé au pauvre Billy Bradley ?

Billy avait été l’apprenti de John Gregory avant moi. L’Épouvanteur, malade, avait dû l’envoyer seul s’occuper d’un dangereux éventreur. Les choses avaient mal tourné. Billy avait eu une main coincée sous la dalle. Après avoir fini de boire le sang contenu dans l’écuelle-appât, le gobelin lui avait mangé les doigts. Le malheureux était mort d’hémorragie.

Je hochai tristement la tête.

— Le charpentier avait paniqué.

— Oui. Et, si lui et son aide avaient gardé leur sang-froid, ils auraient soulevé la pierre le temps que Billy retire sa main, et il vivrait encore aujourd’hui.

Il nous faut un homme expérimenté, qui ne s’affole pas facilement.

Une idée me frappa soudain : le motif sur la dalle...

— Quand notre tâche sera achevée, graverons-nous un symbole sur la pierre avec nos noms dessous, pour faire savoir que nous avons vaincu le Malin lui-même ?

— Cela marquerait certainement l’apogée de ma carrière d’épouvanteur, admit mon maître. Mais, cette fois, nous ne laisserons pas de trace. Nous roulerons un rocher par-dessus la dalle. Ainsi, au cours des âges, ceux qui passeront ici penseront qu’il fait partie des pierres levées, et personne ne le déplacera.

J’acquiesçai en silence, et il reprit :

— Tu t’es assez reposé. Laisse là ces spéculations et remets-toi au travail ! Si tu t’occupais un peu de la profondeur de la fosse, à présent ?

J’avais creusé méthodiquement, suivant les repères disposés par l’Épouvanteur, taillant des bords aussi réguliers que possible. Restait à atteindre la profondeur voulue. Je me remis donc à creuser.

Un brusque frisson me parcourut : et si je dérangeais le dragon dans son repaire ?