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Écrit sur un miroir

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Le lendemain, la bêche heurta le roc. On ne pouvait pas creuser davantage. Vers le milieu de l’après-midi, alors que j’achevais les finitions, Grimalkin nous rendit visite. Elle transportait un long paquet, sans doute les piques et les clous qu’elle avait forgés.

Elle observa la fosse d’un air dubitatif.

— Vous croyez qu’elle sera assez grande ?

— Je l’espère, répondis-je. Je l’aurais bien faite plus profonde, mais j’ai atteint le rocher.

La sorcière parut soucieuse :

— J’ai vu le Malin ; c’est un être gigantesque, un monstre.

— En ce cas, nous ne pourrons rien faire...

— Souviens-toi, je lui ai donné un enfant, un fils qu’il a tué. Il ne s’approchera pas de moi, sauf si je le lui autorise. Ce sera notre dernière ligne de défense.

Un sourire lui retroussa la lèvre.

— Et peut-être cette couche de rocher tournera-t-elle à notre avantage. J’ai forgé des piques et quelques longs clous. Ils s’ancreront dans une base solide.

— Nous sommes prêts, intervint l’Épouvanteur. Aussi prêts qu’il est possible de l’être. Prenons un peu de repos. Nous aurons besoin de toutes nos forces pour affronter l’épreuve de cette nuit.

Grimalkin eut un geste de dénégation.

— Avant cela, une dernière tâche nous attend.

Mettant un genou à terre, elle déballa son paquet sur le sol. C’étaient bien les piques et les clous, mais ils semblaient faits de pur acier.

— Il me faut de l’argent pour le mêler à l’acier, dit-elle.

Je n’avais pas le choix, je devais lui offrir ma chaîne. C’était un outil indispensable à un épouvanteur, et celle-ci me venait de ma mère. Mais m’en séparer permettrait d’entraver le Malin.

Je la lui tendis.

— Prenez ceci.

L’Épouvanteur fronça les sourcils :

— Non, petit. Tu en auras besoin plus tard. Vous utiliserez la mienne. Quel meilleur usage pourrais-je en faire ? De plus, mon ancien maître, Henry Horrocks, en possédait une dont j’ai hérité après sa mort. Elle est en sûreté chez mon frère, Andrew, dans son atelier de serrurier. Un jour, quand il sera possible de retourner au Comté, j’irai la récupérer.

Je vis cependant une ombre de tristesse passer sur non visage. Cette chaîne lui avait rendu de grands services pendant bien des années. Il lui était dur de s’en défaire.

Il fallut deux jours à Grimalkin avant de s’estimer satisfaite de ses armes. Derrière la maison, la forge retentissait des coups rythmés de son marteau. Elle fit fondre la chaîne de mon maître pour en faire de longs rubans d’argent, dont elle habilla habilement le métal des piques et des clous à large tête.

Dans l’après-midi du deuxième jour, un serviteur de Shey me transmit un message de Grimalkin : elle désirait me parler en tête à tête. Je pénétrai dans la remise qui abritait la forge. Craignant de troubler sa concentration, j’attendis patiemment, en silence, pendant qu’elle terminait une pique. Elle portait d’épais gants de cuir pour protéger sa peau de sorcière du contact du métal et de l’argent. Entre ses mains, la longue pique acérée devenait une mince spirale d’argent et d’acier. C’était la dernière des quatre. Les clous étaient déjà prêts.

Enfin satisfaite, elle déposa l’arme achevée sur un banc, près de l’enclume, et se retourna pour me fixer droit dans les yeux. Ses prunelles rougeoyantes reflétaient le feu de la forge.

— Écoute-moi, dit-elle. Cette nuit, nous l’entraverons, quoi qu’il en coûte. Je donnerai ma vie s’il le faut.

— Et si le Malin arrête le temps quand il s’apercevra qu’il est dans la fosse ? Je ne serai pas capable de l’en empêcher, même en y mettant mes dernières forces.

Le visage de la sorcière se contracta.

— J’ai souvent réfléchi au Malin et à ses pouvoirs. Habituellement, c’est lui qui prend l’initiative. Aussi, plutôt que de rester sur la défensive, pourquoi ne pas attaquer le premier et arrêter toi-même le temps au moment où il apparaîtra ?

— J’ai réussi à deux reprises, mais l’effet n’a pas duré. Néanmoins, je ferai de mon mieux.

— Si tu y parviens, tous les êtres à proximité de la fosse resteront suspendus dans leurs mouvements, excepté toi. Le Malin comprendra très vite la situation, mais tu lui auras déjà enfoncé une pique dans le flanc.

Grimalkin avait raison, ça pouvait marcher. Cette fois, c’est moi qui déciderais, c’est moi qui frapperais le premier.

Nous nous accordâmes quelques heures de sommeil avant l’aube. Nous devions être en pleine possession de nos moyens face à la tâche qui nous attendait. Je ne pris même pas la peine de me déshabiller. Je vérifiai seulement la présence de la fiole de sang dans ma poche. Bien que fissurée, elle tenait encore le Malin à distance. Je m’allongeai sur le dessus-de-lit et fermai les yeux.

Je sombrai aussitôt dans un sommeil sans rêve. Puis une sensation étrange m’éveilla en sursaut. Je m’assis.

Le miroir posé sur la table de nuit clignotait. Un visage apparut. C’était Alice ! En voyant ses yeux écarquillés de terreur, le cœur me manqua.

Une vapeur embua la surface de verre. Elle avait soufflé son haleine sur le miroir qu’elle utilisait. Du doigt, elle se mit à écrire, et un message s’inscrivit lentement.

! moT ,sruoces uA

! edia not snas rinever sap xuep en eJ

Les lettres apparaissaient à l’envers : Au secours, Tom ! Je ne peux pas revenir sans ton aide !

Avait-elle un moyen d’échapper à l’obscur ? L’espoir m’envahit. À mon tour, je soufflai sur le miroir pour y tracer ma réponse :

Comment puis-je t’aider ?

Elle se remit à écrire, mais les mots n’apparaissaient que très lentement. Qu’est-ce qui n’allait pas ? Souffrait-elle ?

.eussi enu évuort am naP

.elues rihcnarf al sap xuep en ej siaM

.moT ,iot ed nioseb iaJ

Je lus le message en moins de temps qu’il ne lui en avait fallu pour l’écrire : Pan m’a trouvé une issue. Mais je ne peux pas la franchir seule. J’ai besoin de toi, Tom.

Y avait-il vraiment un passage permettant de revenir dans notre monde ? Pan venait au secours d’Alice pour me remercier de ce que j’avais fait pour lui. Pourtant, il avait déclaré que le Malin était trop puissant. Et comment était-il possible d’utiliser un miroir depuis l’obscur ? Soufflant en hâte sur mon miroir, j’écrivis :

Où est la porte, Alice ?

Cette fois, la réponse vint plus vite :

.nogard ud eriaper el snaD

Le repaire du dragon ? C’est ainsi que l’Épouvanteur avait appelé l’endroit où nous espérions entraver le Malin.

Tu veux dire le cercle de pierres de Kenmare ?

Le miroir clignota et s’éteignit. Je crus que mon cœur s’arrêtait de battre. Alice était de nouveau hors d’atteinte, et il me manquait l’information essentielle. Mais, à l’instant où je désespérais, la lueur revint sur la surface de verre, et le doigt d’Alice écrivit avec une extrême lenteur :

.lues sneiV .eramneK ,iuO

.iot à’uq etrop al arirvuon naP

Elle me demandait de venir seul. C’était logique. D’après Grimalkin, le dieu ne m’avait aidé qu’à cause de ma mère. J’allais me mettre en grand danger, mais je n’avais pas d’autre choix.

J’allai à la fenêtre et tirai les rideaux. Le crépuscule tombait ; bientôt, il ferait nuit noire. J’entendais l’Épouvanteur ronfler dans la chambre voisine. Je sortis de mon sac les bourses de toile contenant du sel et de la limaille de fer pour m’en emplir les poches. Puis j’enroulai la chaîne d’argent autour de ma taille et la dissimulai sous ma chemise.

Mes bottes dans une main, mon bâton dans l’autre, je quittai la chambre sur la pointe des pieds. Je réussis à descendre les escaliers sans rencontrer personne. Un serviteur passa tandis que j’enfilais mes bottes, assis sur une marche. Il me salua d’un signe de tête, et je fis de même. Puis je sortis et remontai le sentier jusqu’au portail.

Je ne remarquai aucun garde, mais ils se tenaient habituellement hors de vue. Sans doute me regardaient-ils, cachés derrière les arbres ; ça n’avait pas d’importance. Ils savaient que nous allions tenter quelque chose au cercle de pierres, une sorte de rituel pour combattre le noir pouvoir des mages on ne leur avait pas tout dit de peur de les effrayer. S’ils me voyaient prendre cette direction, ils penseraient simplement que je partais en éclaireur.

Je marchai bientôt dans le sous-bois. Je n’étais plus très loin du cercle de pierres – le repaire du dragon. Une branche craquait parfois sous mes pas. Une brume blanche flottait au-dessus du sol, mais j’y voyais assez pour ne pas heurter un arbre ou trébucher contre une souche. Arrivé au pied de la colline, je vis les silhouettes des pierres dressées se découper contre le ciel sans nuage. Les étoiles scintillaient, à présent, même si la lune ne se montrerait pas avant plusieurs heures.

Mon cœur battait à grands coups. Allais-je vraiment réussir à ramener Alice ?