Poussé par une bonne brise, le petit bateau de pêche où nous avions pris place voguait en direction de l’ouest, tanguant doucement vers le rivage qui se dessinait au loin. Je m’emplissais les yeux des vertes collines d’Irlande avant que la lumière ne baisse. Dans une vingtaine de minutes, il ferait nuit.
L’air s’emplit tout à coup d’un hurlement menaçant, et le pêcheur leva la tête avec inquiétude. Le vent violent qui s’était mis à souffler amenait une masse de nuages noirs venue du nord. Des éclairs fourchus zébrèrent le ciel ; la mer enfla, écumante, et secoua dangereusement notre embarcation.
Nos trois chiens loups commencèrent à gémir. Même par beau temps, Griffe, Sang et Os, qui par ailleurs ne connaissaient pas la peur, n’appréciaient guère les voyages en mer.
Je m’agrippai à la proue. Le froid me pinçait les oreilles, les embruns me piquaient les yeux. L’Épouvanteur et mon amie Alice s’accroupirent contre le plat-bord. La houle avait forci d’une façon qui ne me paraissait pas naturelle, au point que le bateau menaçait de chavirer. Comme nous descendions dans un creux, un véritable mur d’eau s’éleva au-dessus de nous, prêt à briser notre fragile esquif et à nous entraîner par le fond.
Je ne sais par quel miracle nous fûmes soulevés sur la crête de la vague. Nous avions survécu. Un déluge de grêle s’abattit alors, martelant nos têtes et nos épaules de ses petits cailloux glacés. Un nouvel éclair déchira le ciel juste au-dessus de nous. Et, dans le tourbillon noir des nuées, je vis s’allumer deux orbes lumineux.
Je les fixai, stupéfait. On aurait dit des yeux qui me regardaient. Le gauche était vert tandis que le droit était bleu, et ils luisaient de malignité.
Je me frottai les paupières ; sans doute était-ce un effet de mon imagination. Non, les yeux étaient toujours là. À l’instant où j’allais attirer l’attention d’Alice sur cette étrange apparition, elle s’effaça.
Le vent tomba aussi soudainement qu’il s’était levé, les énormes vagues s’aplanirent. La mer, cependant, restait agitée, et la brise qui soufflait dans notre dos nous poussait rapidement vers la côte.
— Il y a un bon côté à tout, même au mauvais temps ! Dans cinq minutes, je vous dépose sur le rivage, lança le pêcheur.
Je n’arrivais pas à oublier ces yeux, au cœur du nuage. Ils n’avaient peut-être été qu’une hallucination, mais je devrais en parler plus tard à l’Épouvanteur. Là, le moment était mal choisi.
— Bizarre, une tempête aussi soudaine, non ? fis-je remarquer.
Le pêcheur secoua la tête.
— On assiste à des tas de phénomènes bizarres, en mer. Les grains sont fréquents, par ici, ils vous tombent dessus sans crier gare ! Ces vagues, c’était quelque chose, hein ? Mais mon vieux rafiot en a vu d’autres, allez !
D’un air satisfait, il ajouta :
— Il faut que je sois de retour avant l’aube, et ce bon vent va gonfler mes voiles.
L’Épouvanteur l’avait payé généreusement, lui remettant presque tout l’argent qui lui restait. C’était mérité, le pêcheur avait pris de gros risques. Huit heures plus tôt, nous avions quitté l’île de Mona pour rejoindre l’Irlande. Ayant dû fuir le Comté envahi par les armées ennemies, l’Épouvanteur, Alice et moi étions des réfugiés. Or, à présent, les habitants de Mona renvoyaient tous les émigrés entre les mains des forces d’occupation. Nous avions couru là-bas de graves dangers, nous étions poursuivis. Il était grand temps de partir.
— J’espère qu’on recevra un meilleur accueil, ici, marmonna Alice.
— Ma foi, jeune fille, il ne pourra pas être pire que le précédent, commenta l’Épouvanteur.
C’était bien vrai. Sur Mona, nous avions à peine débarqué que l’armée locale nous traquait.
— Vous ne devriez pas avoir de problèmes, cria le pêcheur, tâchant de se faire entendre malgré les sifflements du vent. Peu d’étrangers s’aventurent aussi loin, et l’île est grande. Quelques bouches de plus à nourrir ne seront un souci pour personne. D’ailleurs, le travail ne manque pas, ici, pour un Épouvanteur. On appelle parfois l’Irlande l’île Hantée ! Elle abrite plus que son lot de fantômes !
J’avais entamé ma troisième année d’apprentissage auprès de mon maître, John Gregory, apprenant à lutter contre les sorcières, les gobelins et toutes autres créatures de l’obscur. Les fantômes, qui ne représentent qu’une faible menace, ne nous inquiétaient guère. La plupart n’ont même pas conscience d’être morts ; il suffit d’employer les bons mots pour les persuader de rejoindre la lumière.
— Il n’y a donc pas d’épouvanteurs, dans l’île ? demandai-je.
— C’est une espèce en voie de disparition, répondit le pêcheur.
Il marqua une pause avant d’ajouter :
— Il paraît qu’on n’en trouve plus un seul à Dublin, et la ville est infestée de jaboteurs.
— De jaboteurs ? répétai-je. Qu’est-ce que c’est ?
Le pêcheur se mit à rire.
— Toi, un apprenti épouvanteur, tu ignores ce qu’est un jaboteur ? Eh bien ! Tu devrais être plus attentif à tes leçons !
Ces réflexions m’agacèrent. Mon maître, perdu dans ses pensées, ne semblait pas avoir entendu. Il n’avait jamais fait mention de jaboteurs, et je n’avais rien la à ce sujet dans son Bestiaire. Il gardait précieusement cet ouvrage dans son sac. Il l’avait écrit et illustré lui-même, répertoriant toutes les créatures qu’il avait rencontrées ou dont il avait eu connaissance, y ajoutant des remarques sur la façon d’en venir à bout. Non, il n’y avait aucune référence aux jaboteurs dans le chapitre sur les fantômes, j’en étais sûr.
— Je ne voudrais pas faire votre boulot, ça, non ! continua le pêcheur. Malgré ses colères et ses sautes d’humeur, j’aime mieux affronter la mer. Plutôt me noyer que devenir fou ! Crois-moi, prends garde aux jaboteurs !
La conversation s’arrêta là, car nous accostions le long d’une jetée en bois reliée à un rivage de galets. Les trois chiens sautèrent à terre. Nous débarquâmes moins lestement, transis et ankylosés.
Le pêcheur reprit aussitôt la mer, tandis que, quittant la jetée, nous trébuchions dans les galets qui roulaient sous nos pieds. On pouvait sûrement nous entendre de loin, mais l’obscurité nous dissimulait. De toute façon, si le pêcheur avait dit vrai, nous n’avions rien à craindre des autochtones.
Les nuages étaient denses, et il faisait très sombre. Nous distinguâmes cependant devant nous la forme d’une habitation. Ce n’était qu’un hangar à bateaux délabré, qui nous procura un abri pour la nuit.
L’aube fut plus clémente. Le ciel s’était éclairci, le vent était tombé. Si le froid était encore vif, ce petit matin de la fin février avait déjà des parfums de printemps.
Le pêcheur avait appelé cet endroit l’île Hantée, mais son nom d’île d’Emeraude lui convenait parfaitement, bien que le Comté fût tout aussi verdoyant. Alors que nous descendions une pente herbeuse, la cité de Dublin nous apparut en contrebas, avec ses maisons serrées les unes contre les autres de chaque côté d’un large estuaire.
Tout en marchant, j’interrogeai mon maître :
— Qu’est-ce qu’un jaboteur ?
Comme d’habitude, je portais nos deux sacs et mon bâton. Il marchait à une telle allure qu’Alice et moi peinions à le suivre.
Il me jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Je n’en ai pas la moindre idée, petit. Il s’agit probablement d’une créature que nous connaissons sous un autre nom. Dans certains pays, par exemple, on appelle les gobelins des kobolds.
Il existe différentes sortes de gobelins, depuis les plus dangereux, comme les éventreurs, jusqu’aux cogneurs, relativement inoffensifs, qui se contentent de taper dans les murs pour effrayer les gens. Je trouvais curieux qu’on puisse les désigner autrement.
Je décidai alors de confier à mon maître la vision que j’avais eue dans la tempête.
— Vous vous rappelez ce grain qui nous a secoués si fort ? J’ai vu une chose bizarre, dans les nuages : deux yeux qui nous regardaient.
L’Épouvanteur s’arrêta et me dévisagea avec intensité. La plupart des gens se seraient montrés incrédules ; d’autres auraient ri tant cela paraissait idiot. Mon maître, lui, prit ma déclaration au sérieux :
— Tu en es sûr, petit ? Nous étions en mauvaise posture. Le pêcheur lui-même avait peur, en dépit de ses fanfaronnades une fois la tempête passée. Dans des moments comme celui-là, notre imagination peut nous jouer des tours. Il suffit de fixer les nuages pour y apercevoir n’importe quoi.
— Ce n’était pas mon imagination, j’en suis sûr. Il y avait bien deux yeux, l’un vert, l’autre bleu, et leur regard n’avait rien d’amical.
Mon maître hocha la tête :
— En ce cas, restons vigilants. Nous sommes en pays étranger ; des tas de dangers inconnus sont à craindre.
Sur ces mots, il se remit en marche. Je m’étonnais qu’Alice ne soit pas intervenue dans la conversation. Une expression inquiète assombrissait son visage.
L’air s’emplit bientôt d’une odeur de poisson : nous arrivions à Dublin. Nous nous frayâmes un chemin le long d’étroites rues encombrées, descendant vers le fleuve. Malgré l’heure matinale, une foule bruyante se bousculait, des camelots haranguaient les passants à chaque coin de rue. Nous croisâmes des musiciens : un vieux violoneux et des gamins soufflant dans de petites flûtes. En dépit de toute cette agitation, personne ne nous disputa le droit de marcher dans la ville. Les choses se présentaient nettement mieux que lors de notre arrivée à Mona.
Il y avait de nombreuses auberges, qui pour la plupart affichaient complet. Nous finîmes par en trouver quelques-unes offrant encore des chambres. La première était trop chère pour le peu d’argent dont mon maître disposait. Il nous fallait un lieu où passer trois ou quatre nuits avant d’espérer gagner de quoi payer les suivantes. Dans la deuxième, on nous refusa l’hospitalité sans explication. John Gregory n’essaya même pas de discuter. Beaucoup de gens n’aiment pas les épouvanteurs. Selon eux, des hommes en relation avec l’obscur ne peuvent qu’entraîner dans leur sillage des êtres maléfiques.
Enfin, dans une ruelle écartée, à cent mètres du fleuve, un établissement annonçait des chambres libres. L’Épouvanteur observa les lieux d’un air dubitatif.
— Pas étonnant qu’ils n’aient pas de clients, fit remarquer Alice en fronçant le nez. Qui voudrait séjourner ici ?
J’étais bien de son avis. La façade aurait eu besoin d’un bon ravalement ; plusieurs fenêtres, une au rez-de-chaussée et deux à l’étage, étaient bouchées avec des planches. L’endroit s’appelait l’auberge du Violoneux Mort, et l’enseigne représentait un squelette jouant de son crincrin. Elle ne tenait plus que par un clou, et chaque coup de vent menaçait de la décrocher.
— Il nous faut un toit, et nous n’avons pas les moyens de pinailler, déclara enfin l’Épouvanteur. Voyons ce que propose l’hôtelier.
L’intérieur était si sombre qu’on se serait cru en pleine nuit. Une chandelle brûlait sur le comptoir, à côté d’une clochette, que l’Épouvanteur agita.
Au bout d’un long silence, on entendit des pas descendre un escalier. Une porte s’ouvrit, et l’aubergiste apparut.
C’était un petit homme trapu à la mine taciturne. De longs cheveux gris et gras pendaient sur son col effiloché. Il avait l’allure abattue de quelqu’un que la vie n’a pas ménagé. Mais, dès qu’il vit mon maître avec son bâton et son manteau à capuchon, son visage s’illumina.
— Un épouvanteur ! s’exclama-t-il. Mes prières ont enfin été entendues !
— Nous aimerions avoir des chambres, expliqua John Gregory. Mais dois-je comprendre que vous avez un problème ?
— Vous êtes bien épouvanteur ? reprit l’homme en jetant un regard soupçonneux aux souliers pointus d’Alice.
Les femmes qui portent des souliers pointus sont généralement suspectées d’être sorcières. Dans le cas d’Alice, c’était exact. Elle avait reçu pendant deux ans l’enseignement de sa mère, Lizzie l’Osseuse.
Elle était ma meilleure amie, et nous avions traversé bien des épreuves ensemble. La magie d’Alice m’avait sauvé la vie à plusieurs reprises. Néanmoins, mon maître craignait toujours qu’un jour ou l’autre, elle se laissât entraîner vers l’obscur. Il lui adressa un bref froncement de sourcils avant de se tourner vers l’hôtelier :
— Oui, je suis épouvanteur, et voici mon apprenti, Tom Ward. La jeune fille s’appelle Alice. Elle est à mon service en tant que copiste. Si vous me disiez en quoi je puis vous être utile ?
L’aubergiste désigna une table :
— Laissez vos chiens dans la cour, et venez donc vous asseoir. Je vais vous servir un petit déjeuner et vous expliquer la situation.
Nous étions à peine assis qu’il déposait au milieu de la table une autre chandelle. Puis il disparut dans l’arrière-salle. Presque aussitôt, nous entendîmes le crépitement du bacon en train de frire, tandis qu’une odeur appétissante se faufilait sous la porte.
Il nous apporta bientôt une généreuse platée d’œufs au bacon et de saucisses. Il attendit patiemment que nous ayons achevé notre repas avant de s’asseoir avec nous pour entamer son récit :
— Voilà presque six mois que je n’ai pas eu un seul client. Les gens ont trop peur. Personne ne veut loger ici depuis que c’est arrivé. Aussi, je crains de ne pouvoir vous payer vos services en bon argent. Mais vous aurez trois chambres gratuites pendant une semaine si vous m’en débarrassez. Qu’en pensez-vous ?
— Si je vous débarrasse de quoi ? demanda l’Épouvanteur.
— Quiconque a affaire à lui devient fou en un rien de temps. C’est un jaboteur, et un de la pire espèce.