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Killorglin

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Quand nous arrivâmes au manoir de Farrell Shey, l’Épouvanteur marchait de long en large devant le portail, la mine anxieuse.

— Où étiez-vous ? explosa-t-il. Voilà une heure que je vous attends. Je vous avais pourtant recommandé de ne pas vous éloigner du domaine. J’ai cru qu’il vous était arrivé quelque chose.

Nous ne sommes pas allés très loin, protestai-je. On a discuté, c’est tout. Alice a contacté Grimalkin. Elle est en route. C’est une bonne nouvelle, non ?

Bien sûr, je gardais les autres informations sous silence. L’idée de collaborer avec la sorcière perturbait suffisamment mon maître, inutile de lui apprendre ce qu’elle avait fait subir au commandant des troupes ennemies.

Il parut un peu rasséréné :

— Certes, petit, c’est une bonne nouvelle. Des décisions ont été prises en votre absence. On en a parlé au petit déjeuner, mais tu avais la tête ailleurs. Dans deux ans, tu auras achevé ton apprentissage, tu seras toi-même épouvanteur. Il est temps que tu commences à raisonner et à agir en épouvanteur. Descend un peu de tes nuages !

Je baissai le nez, désolé de l’avoir déçu.

— Qu’avez-vous prévu ? demandai-je.

— Jusqu’alors, les propriétaires de la région attaquaient les mages juste avant le rituel du bouc, quand ils avaient quitté le fort et marchaient vers Killorglin. Cette fois, ce sera différent. D’après Farrell Shey, les mages ne viendront pas en ville avant une semaine, mais ils envoient toujours des éclaireurs pour leur retenir des logements et bâtir la plate-forme nécessaire au rituel. Des hommes de Shey vont se cacher à Killorglin et les prendre par surprise. Nous irons avec eux. Le but est de capturer l’un de ces mages et de l’interroger. Nous tâcherons de découvrir certains secrets de la cérémonie, peut-être même d’apprendre comment l’arrêter ou l’empêcher. Le plus délicat sera de parvenir à Killorglin sans être repérés par les espions des mages. Shey est en train de réunir une vingtaine d’autres propriétaires armés. Ils vont patrouiller toute la journée dans les environs pour les sécuriser.

— Les mages ne vont-ils pas soupçonner quelque chose ? demandai-je.

— Si. Mais ils ne sauront pas quoi. Cela vaut mieux que de laisser des espions leur rapporter nos faits et gestes.

Les membres de l’Alliance pour la Terre revinrent au crépuscule, annonçant que toute la zone était sûre. Aussi, laissant sur place nos bagages et les chiens, l’Épouvanteur, Alice et moi prîmes la route de Killorglin à la faveur de l’obscurité, en compagnie d’une dizaine de costauds placés sous le commandement de Shey.

Nous allions à pied, à travers la montagne. Une pluie froide et serrée transformait en boue la terre du chemin. À l’approche de l’aube, nous contournâmes un vaste lac avant d’apercevoir la petite ville de Killarney. Nous trouvâmes refuge dans une grange, où nous passâmes la journée à dormir avant de repartir.

La pluie avait cessé, ce qui rendait notre progression plus aisée. Nous suivîmes bientôt la rive embrumée d’une rivière, la Laune. Nous étions dans les faubourgs de Killorglin longtemps avant l’aube.

Nous dressâmes notre campement dans un vaste champ boueux, parmi une foule de gens venus à la Foire de Puck. Tandis que nous nous réchauffions devant le feu, l’Épouvanteur fit part de son étonnement à Shey :

— Comment se fait-il qu’autant de gens soient déjà rassemblés ? La foire ne commence pas avant plusieurs jours.

Dans la lumière grise de l’aube, le camp débordait d’activité. Des marchands avaient dressé des étals et vendaient des saucisses, des oignons, des carottes. Des chevaux galopaient en tous sens, bousculant les piétons.

— Personne, ici, ne paraît souffrir de la faim, fis-je remarquer.

— Il y en a toujours qui prospèrent, en dépit des difficultés, dit Shey. Mais, croyez-moi, les bouches affamées ne manquent pas, dans les environs. Beaucoup sont trop affaiblis pour marcher jusqu’à Killorglin. Malgré tout, la foire prend chaque année davantage d’importance. Qu’elle ait lieu en été ou en hiver ne fait aucune différence : même par mauvais temps, les gens affluent par centaines, venant de miles à la ronde. Beaucoup sont là pour vendre ou troquer des bêtes, mais on trouve aussi des rétameurs, des diseuses de bonne aventure ainsi que des voleurs à la tire. Les auberges de la ville sont vite saturées. Il y a bien d’autres champs comme celui-ci, qui seront bientôt emplis à déborder.

— Et les mages ? demanda l’Épouvanteur.

— Ils réservent la plupart des établissements, en particulier ceux qui donnent sur la place triangulaire, au centre, où la plate-forme est élevée. Pendant toute la durée de la foire, Killorglin leur appartient. Bien que, cette fois, ils puissent avoir une surprise...

Nous entrâmes dans la ville en fin de matinée, nous frayant un chemin dans les ruelles encombrées jusqu’à la place centrale où se tenait le marché. Les étals se serraient étroitement sur les pavés, au cœur de Killorglin. Dans la plupart des petites villes la place du marché était rectangulaire ou carrée ; celle-ci était indubitablement triangulaire. De là partait une rue qui descendait en pente raide vers un pont enjambant la rivière.

Shey dissimulait ses élégants vêtements sous un manteau de grosse laine, et personne ne fit attention à lui. Nous nous mêlâmes à la foule pendant qu’il retenait une chambre dans la plus minable des auberges donnant sur le marché. Cela se révéla un excellent choix, car, à la différence des autres établissements, on y accédait par une rue parallèle à l’un des côtés du triangle. On pouvait y entrer et en sortir sans être remarqué par quiconque sur la place.

— C’est le dernier endroit où les mages daigneraient mettre les pieds, fit remarquer Shey en lissant de la main sa chevelure blanche. Ils aiment le confort et ont un sens aigu de leur rang : il leur faut le fin du fin. S’ils louaient des chambres ici, ce serait pour leurs serviteurs.

Nous regagnâmes le campement, où les hommes de Shey cuisinaient autour d’un feu. Au coucher du soleil, la nouvelle nous parvint que des mages avaient franchi une passe dans la montagne, au nord du fort de Staigue, et marcherait de nuit vers Killorglin. Ils seraient là avant l’aube. Nous étions arrivés à temps.

Nous emportâmes quelques provisions et nous retournâmes dans notre chambre, d’où nous pourrions observer l’arrivée de nos ennemis. Nous tirâmes les rideaux devant la fenêtre, ne laissant qu’une mince fente au milieu. Le ciel était dégagé, la lune qui décroissait depuis trois jours déversait sur les rues vides sa lumière d’argent. Et notre veille commença.

Bien avant l’aube, nous fûmes alertés par un claquement de sabots. Deux cavaliers apparurent, suivis de quatre individus chargés de gros sacs.

— Les hommes à cheval sont des mages, expliqua Shey. Les autres sont les ouvriers chargés de bâtir la plate-forme.

Les chevaux étaient des pur-sang, des étalons noirs taillés pour la vitesse. Leurs cavaliers portaient à la ceinture ces larges épées incurvées, à la lame évasée, connues sous le nom de cimeterres. Les mages mirent pied à terre. C’était des hommes de haute taille, à la carrure impressionnante, aux noirs sourcils broussailleux. Leurs mentons s’ornaient de ces barbes pointues qui évoquent la barbiche des boucs.

Ils désignèrent un emplacement sur les pavés, et les quatre charpentiers, sortant de leurs sacs des outils et des pièces de bois toutes prêtes, se préparèrent aussitôt à édifier la haute structure qui supporterait la plate-forme. Deux d’entre eux s’éloignèrent et revinrent quelques minutes plus tard avec des madriers. Sans doute avaient-ils été taillés sur place. À peine les ouvriers les avaient-ils déposés qu’ils repartaient en chercher d’autres. Les bruits de marteaux firent bientôt voler en éclats le calme de la nuit, et la tour s’éleva peu à peu.

Les charpentiers travaillèrent toute la journée, tandis que les mages rôdaient autour de l’édifice en construction en lançant des ordres.

Les habitants de Killorglin ne se montrèrent pas. Aucun étal ne fut dressé sur la place ce jour-là.

— C’est par peur des mages que le marché n’a pas lieu aujourd’hui ?demandai-je.

— Les gens ont peur, c’est certain, répondit Shey. Pendant l’édification de la plate-forme, ils se tiennent à l’écart. Mais, dès que le bouc est en position, ils reviennent, et le marché est plus animé que jamais. Le vin et la bière y sont sans doute pour quelque chose, beaucoup cherchant dans l’ivresse un moyen d’échapper à l’horreur dans laquelle les mages plongent la ville. Pour d’autres, ces journées marquent l’apogée de l’année, où tous les excès sont permis.

— À quel moment prévoyez-vous d’enlever l’un des mages ? s’enquit l’Épouvanteur.

— Au crépuscule. Et nous brûlerons la tour. Ils la reconstruiront, mais ils devront pour cela faire venir de nouveaux matériaux. Cela retardera d’autant leurs préparatifs.

Mon maître ajouta, songeur :

— Utiliseront-ils la magie noire pour se défendre ?

— Ils essayeront.

Shey nous regarda d’un air résolu :

— Mais je suis confiant ; en unissant nos forces, nous aurons le dessus.

— J’ai ma chaîne d’argent, déclara l’Épouvanteur. Le garçon a la sienne. Elles les ligoteront plus sûrement qu’aucune corde.

La chaîne d’argent est aussi efficace contre les mages que contre les sorcières. Nous étions plus nombreux que nos adversaires et l’élément de surprise jouerait en notre faveur. Je remarquai néanmoins une expression anxieuse sur le visage d’Alice. Je l’interrogeai :

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Ce n’est pas l’enlèvement du mage qui m’inquiète, c’est ce qui se passera quand les autres l’apprendront. Ils nous traqueront, et ils sont très nombreux.

— Tout a été planifié avec le plus grand soin, Jeune fille, rétorqua l’Épouvanteur. Les chevaux et les ouvriers seront emmenés vers le sud-est, là d’où nous venons. Tous les quatre, nous nous dirigerons vers la côte avec notre captif. Un autre membre de l’Alliance pour la Terre a sa demeure là-bas, le château de Ballycarbery. C’est une solide forteresse, où nous pourrons interroger le mage en toute sécurité.

Le soleil descendait à l’horizon, la lumière baissait. L’heure était venue de passer à l’action.

La structure de bois, presque achevée, dominait à présent la place de ses trente pieds de haut. Les charpentiers avaient accompli un ouvrage remarquable en une seule journée de travail. Épuisés, ils rangeaient leurs outils tandis que les deux mages patientaient, les bras croisés, près de leurs chevaux ut tachés dans un coin. Les hommes de Shey nous avaient fait savoir qu’ils avaient pris deux chambres dans la plus grande auberge, juste en face de la nôtre. Ils s’y retireraient bientôt pour la nuit.

Nous quittâmes notre poste d’observation pour descendre dans la rue. Nous gagnâmes la place du marché, prenant soin de rester dans l’ombre. L’Épouvanteur et Shey en tête, nous entamâmes une lente et furtive approche. Les hommes en armes venaient de l’autre côté, ce qui ôterait aux mages toute possibilité de fuite.

Les chevaux hennirent soudain nerveusement ; sans doute avaient-ils perçu notre odeur. Aussitôt en alerte, les deux mages tirèrent leur cimeterre et se placèrent dos à dos, en position de défense. Sortant de l’ombre, Shey et mon maître se ruèrent en avant. Alice et moi venions juste derrière eux. Des ordres retentirent, et un bruit de bottes martelant les pavés m’apprit que nos hommes convergeaient vers la cible.

Le mage le plus proche leva son arme ; mais, sans ralentir sa course, l’Épouvanteur avait déjà projeté sa chaîne. Elle siffla dans les airs et décrivit une spirale parfaite. Elle s’enroula autour du mage, lui plaqua les bras le long du corps. Son épée rebondit bruyamment sur les pavés. Le tir avait été si précis que la chaîne lui fermait les yeux et la bouche, de sorte qu’il ne pouvait plus ni voir ni parler. Clore la bouche est très important quand on affronte une sorcière capable de lancer des sortilèges. Les mages ayant également ce don, mon maître n’avait voulu prendre aucun risque.

L’autre mage pivota pour faire face à Shey ; les deux armes entrèrent violemment en contact, avec un crissement métallique. Puis le mage poussa un cri, lâcha son cimeterre et tomba comme une masse, face en avant. Il se convulsa sur le sol tandis qu’une mare de sang s’étendait autour de lui. Les quatre charpentiers se jetèrent à genoux, les mains sur la tête, suppliant qu’on leur laisse la vie. Les hommes de Shey nous entouraient, maintenant. Ce fut l’affaire d’un instant de ligoter les ouvriers pour les emmener, ainsi que les deux chevaux.

Tandis que nos hommes s’apprêtaient à repartir pour Killarney avec leurs prisonniers, l’Épouvanteur, Shey, Alice et moi entraînâmes notre captif vers le château de Ballycarbery, près de la petite ville de Cahersiveen.

Une fois sur la route, et assez loin de Killorglin, je me retournai. J’aperçus un rougeoiement et une fumée noire qui s’élevait au-dessus des toits. Les hommes de Shey brûlaient la plate-forme. Les charpentiers avaient travaillé pour rien. Tout s’était passé comme prévu, mais je ne pouvais m’empêcher de penser que ce feu, tel un fanal, allait attirer nos ennemis. Et, cette fois, ils arriveraient en force.