13
Un pacte

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J’observai les arbres, dont les feuilles frémissantes émettaient une lueur argentée. Etait-ce vraiment l’obscur ? Il ne ressemblait en rien à ce que j’avais imaginé. Pan avait raison : être entraîné vers l’obscur après ma mort était ma plus grande peur. Mais celui qui m’y conduirait, avais-je pensé, serait le Malin.

À voix très basse, j’articulai :

— Je ne m’attendais pas à ça.

— Parce que ce n’est pas l’obscur, répliqua doucement Pan.

— Mais tu viens de dire que...

— Écoute-moi attentivement, petit ! J’ai dit que c’était le lieu que tu nommes l’obscur. En réalité, il s’agit d’un monde d’ombre, entre les Limbes et l’obscur lui-même. Un lieu de repos. Pour moi, c’est les Collines Creuses, appelées par le peuple d’Irlande Tech Duinn ou parfois l’Autre Monde. Cet endroit est aimé de leurs dieux, ainsi que leurs héros morts. Les humains, eux, ne peuvent y séjourner longtemps. Leur mémoire se dissout dans la lumière d’argent, et ils sont perdus pour toujours. Il faut être un héros pour y résister. Mais tu n’as rien à craindre, car seul ton esprit est ici. Ton corps est resté sur la plate-forme, près de cette bête puante.

Jetant un regard inquiet vers les arbres, je demandai :

— Et la Morrigan ? Elle est là ?

— Non. Elle passe à l’occasion.

— Est-ce que je suis... mort ?

— Pas encore. Tu le seras si tu restes trop longtemps. Tu respires à peine. Il faut que tu repartes très vite, aussi, ne perdons pas de temps. Je t’ai amené ici pour te parler. Cela m’a demandé beaucoup d’énergie, car les sortilèges des mages caprins me forcent à entrer dans le corps du bouc, et j’ai de plus en plus de mal à leur résister. Être dans votre monde me rend fou ; je transmets alors ma folie aux autres.

Allait-il réellement me renvoyer d’où je venais ?

— Je voudrais que tu fasses quelque chose pour moi, continua-t-il. En échange, je te laisserai ta santé mentale.

J’acquiesçai, circonspect. Que pouvait attendre de moi un ancien dieu ? Qu’étais-je capable de faire qu’il ne pût faire lui-même ?

— Tout ce que je te demande, c’est de libérer les pattes du bouc de la chaîne d’argent qui les entrave.

— Comment ? J’ai moi-même les mains liées, lui rappelai-je.

— Tu trouveras un moyen, j’en suis sûr, affirma Pan avec un sourire. Libère-moi, je me charge du reste !

— Le reste ? Que veux-tu dire ?

— Je quitterai le corps du bouc et j’échapperai au contrôle des mages. Être ainsi contraint de leur obéir m’est odieux.

— Je croyais que les anciens dieux aimaient qu’on leur rende un culte...

— Les mages n’ont aucun respect pour moi. Ils m’utilisent à leur seul profit. Avec ces rituels secrets, ils aspirent peu à peu mon pouvoir. Ils se fortifient à mesure que je m’affaiblis.

— Se sont-ils déjà fortifiés ? m’inquiétai-je.

— En partie. Leur magie noire a gagné provisoirement en puissance.

— Je ferai de mon mieux, promis-je. Mais je voudrais que tu m’accordes une autre récompense.

Pan haussa les sourcils.

— J’ai une amie, Alice. Elle a été entraînée vivante dans l’obscur. Peux-tu la retrouver et la libérer ?

— Qui l’a emportée ?

— Le Malin.

— Alors, soupira le dieu, c’est sans espoir. Il existe de nombreux territoires, là-bas. Chaque habitant de l’obscur a le sien, sur lequel il règne. J’ai le mien. Le Malin possède le plus grand de tous, où il impose sa propre loi. Pour un mortel, vivant ou mort, c’est le pire endroit qui soit. Je t’aiderais si je le pouvais. Mais je n’ai pas ce pouvoir. Il faut repartir, maintenant. Je n’ai pas la force de nous garder tous les deux ici plus longtemps.

Je hochai la tête, et Pan se remit à souffler dans sa flûte. Aussitôt, un martèlement de pattes et un grand froissement d’ailes annoncèrent le retour des bêtes de la forêt, irrésistiblement attirées par la musique.

Puis l’instrument se tut ; tout, autour de moi, commença à s’effacer, et je sombrai de nouveau dans le noir.

Quand je repris conscience, j’étais allongé sur la plate-forme. Je me tortillai pour m’asseoir et vérifiai si personne ne me regardait depuis la place du marché, en contrebas. Je fixai le bouc. Il bêla. Alors, lui tournant le dos, je tendis les mains vers sa bouche. J’avais imaginé un moyen de défaire mes liens.

Le bouc flaira la corde et se mit à la mâchonner avec délice. Une fois ou deux, ses dents m’entamèrent la peau et je tressaillis. Mais il ne fallut que quelques instants à la bête pour me libérer.

Je frictionnai mes poignets endoloris. Puis je consacrai mon attention au problème suivant : désentraver le bouc. Les chaînes d’argent étaient conçues pour retenir captifs une créature de l’obscur aussi bien qu’un animal terrestre. Il était impossible de les briser à mains nues. J’avais en ma possession cette clé spéciale, capable d’ouvrir presque toutes les serrures. Toutefois, comme je ne savais pas quand je pourrais en avoir besoin, je préférai ne pas risquer de l’abîmer en l’utilisant pour forcer les chaînes.

À la vive lumière de la lune, j’examinai les anneaux qui retenaient les chaînes au plancher. Le bois était neuf et solide ; je n’arriverais pas à les arracher. Mais les anneaux eux-mêmes étaient soudés à une plaque vissée dans le plancher. Les mages n’avaient sûrement pas envisagé que  quelqu’un essaierait de défaire les vis. Elles n’avaient peut-être pas été serrées à fond.

Après quelques instants de réflexion, je sortis de ma poche une pièce de monnaie, l’insérai dans la tête d’une vis et tentai de la faire tourner. Rien ne se passa. Je m’acharnai. Elle bougea un peu. J’insistai et finis de la retirer rien qu’avec mes doigts.

La deuxième résista davantage. La rainure dans la tête de la vis finit par se déformer, et je commençai à désespérer. Enfin, elle tourna. Bientôt, les anneaux ne tenaient plus au bois ; le bouc était libre.

Il me remercia d’un bêlement, se ramassa sur lui-même. Et, d’un bond, il s’élança du haut de la plate-forme.

Je le regardai, horrifié, plonger dans le vide et s’écraser sur le sol de la place avec un bruit horrible. Il n’émit pas un cri, mais ses pattes furent agitées de longs soubresauts, tandis qu’une flaque de sang s’élargissait autour de lui. Sa couronne se détacha et roula sur les pavés. Je compris alors que Pan avait prévu de s’évader grâce à la mort du bouc.

Le dieu ne quitta pas notre monde dans la discrétion. Une rafale de vent hurlante, venue de nulle part, souffla toutes les fenêtres donnant sur la place du marché, arracha les tuiles des toits, qui se brisèrent sur les pavés. Des portes sortirent de leurs gonds, et des hurlements déchirèrent la nuit.

Je craignais que la plate-forme ne s’écroulât. J’entamai donc la descente, mes pieds cherchant les entretoises qui maintenaient la structure de bois. Je n’aurais pas dû m’inquiéter : la tornade visait les mages qui avaient pris des chambres avec vue sur le marché. La tour, toute droite dans l’œil du cyclone, n’oscillait qu’à peine.

Le clair de lune qui inondait la place ne me laissait aucun moyen de me dissimuler. Le temps que j’atteigne le sol, les mages couraient déjà vers la tour. L’un d’eux poussa un cri désespéré en découvrant le cadavre du bouc. Je fonçai vers la rue partant de la pointe du triangle. Un homme armé d’un coutelas me bloqua le passage. Je le contournai et repris ma course vers la rivière, dont je voyais briller un peu plus loin le ruban argenté. Sur l’autre rive, il y avait des arbres, des recoins pleins d’ombre. Si j’arrivais à franchir le pont, j’avais une chance de m’échapper.

Un coup d’œil en arrière m’apprit que j’étais talonné. Je tentai d’accélérer ; mon corps ne répondit pas. Ces longs jours et ces longues nuits passés en haut de la plate-forme, presque sans nourriture, exposé aux éléments, m’avaient affaibli. Mes poursuivants gagnaient du terrain. Néanmoins, j’approchais du pont. Il me restait une maigre chance de le traverser et de gagner le couvert des arbres.

Mon espoir fut de courte durée. Un martèlement de sabots m’annonça que ma capture – ou ma mort – était imminente. Le premier cavalier vint sur moi par la droite. Une lame accrocha l’éclat de la lune ; Je me baissai vers la gauche, et le coup siffla au-dessus de ma tête. L’homme avait-il voulu me tuer ou m’assommer du plat de son épée, je n’aurais su le dire. D’autres cavaliers me cernaient, leurs armes pointées vers moi, attendant que ceux qui venaient à pied arrivent.

Des mains brutales me saisirent, et on me traîna tout le long de la pente jusqu’à la place du marché. Maître Doolan attendait devant la tour, un sourire sinistre sur le visage.

Il me flanqua deux gifles qui me firent sonner les oreilles.

— Tu as à répondre de bien des forfaits, petit ! J’aimerais te découper lentement en morceaux de mes propres mains, mais je vais te remettre à la sorcière. Elle saura encore mieux que moi comment te faire souffrir.

Sur ces mots, on me lia les pieds et les mains et on me jeta sur le dos d’un cheval. J’entendais autour de moi le branle-bas des mages et de leurs partisans se préparant à quitter Killorglin. Bientôt, notre long convoi faisait route vers le sud. Les mages craignaient sûrement que l’Alliance ne profite de cette opportunité pour attaquer, et nous menions un tel train que les hommes à pied devaient courir pour rester à hauteur des cavaliers.

J’avais eu un bref avant-goût de liberté. À présent, nous ne pouvions avoir qu’une seule destination : le fort de Staigue, le repaire des mages. D’après Shey, il était imprenable. Une fois à l’intérieur, autant dire que je serais mort. On me livrerait à la sorcière.

Malgré tout, je savourais l’amère satisfaction d’avoir obligé les mages à abandonner leur cérémonie. Si le rituel avait échoué, c’était grâce à moi.