Je grimpai à grands pas le versant de la colline. Tout entier tendu vers mon but, je ne prêtais que peu d’attention à l’habituel frisson glacé qui m’annonçait la proximité d’une créature de l’obscur.
J’atteignis bientôt le cercle de pierres et m’approchai de la fosse creusée pour le Malin. Seuls ma respiration haletante et les battements accélérés de mon cœur troublaient le silence. Pivotant lentement sur mes talons, je décrivis un cercle complet pour observer les alentours. La brume rampante serpentait au ras du sol dont elle semblait émaner, anormalement dense. Etait-ce l’haleine du dragon ?
Non, idée absurde ! Les dragons n’étaient pas des cracheurs de feu au souffle brûlant, mais des élémentaux, des esprits de l’air. Ce n’était qu’un brouillard ordinaire.
L’air se mit alors à miroiter, de l’autre côté de la fosse. Et je fus soudain face à Alice. Mon cœur s’emballa. Elle ne parut nullement heureuse de me voir. Le visage encroûté de terre et de poussière, les cheveux emmêlés, les yeux révulsés, la bouche tordue par une grimace de terreur, elle se tenait juste derrière ce mince rideau luminescent. Il paraissait si facile à franchir...
Brusquement, Alice me tendit la main. Son bras pénétra dans le monde où je me trouvais.
— Aide-moi, Tom ! Je ne peux pas traverser seule !
Sans doute avait-elle crié. Pourtant, sa voix me parvenait étouffée et lointaine.
Sans hésitation, je l’agrippai fermement, ma main gauche se refermant sur sa main gauche. Elle était si glacée que je crus toucher un cadavre.
Je tirai de toutes mes forces, mais Alice résistait, comme si quelque chose ou quelqu’un la retenait. Je tirai plus fort. La pression sur ma main se resserra à me briser les os. Puis je me sentis entraîné contre ma volonté. Le visage, devant moi, se transforma. Ce n’était pas Alice ! C’était Scarabek !
Je me débattis, mais l’herbe était glissante, mes pieds dérapaient. Mon bâton m’échappa des mains. Et je traversai l’ondulant rideau de brume, porte d’entrée vers l’obscur.
Un éclair de lumière jaune m’éblouit ; d’une secousse à me démancher le bras, Scarabek m’envoya valdinguer. Je heurtai rudement le sol et roulai plusieurs fois sur moi-même avant de m’arrêter contre un tronc d’arbre. Le choc me coupa la respiration.
Je me redressai sur les genoux, cherchant mon souffle. J’étais dans un bois où les arbres énormes étaient baignés d’une étrange lumière argentée. Elle semblait émaner de partout, des troncs, du sol, du ciel. Pas de doute, j’avais laissé loin derrière moi le inonde auquel j’appartenais.
Alors, je compris : j’étais de retour à Tech Duinn, les Collines Creuses, là où Pan m’avait emmené en esprit.
Scarabek m’adressa un sourire mauvais, mais sa silhouette devenait floue. Je me souvins de ce que Shey nous avait appris : les sorcières ne pouvaient rester très longtemps dans ces lieux.
— Je te laisse ici, petit ! Je t’offre à la Morrigan. Au douzième coup de minuit, elle s’emparera de toi. Tâche surtout de ne pas oublier qui tu es ! railla-t-elle.
Sur ces mots, elle disparut, m’abandonnant à mon destin.
Je me relevai ; sa dernière phrase me tournait dans la tête. L’oubli ! Tel était le vrai danger. Les humains ne pouvaient séjourner ici. Pan m’avait averti :
Leur mémoire se dissout dans la lumière d’argent, et ils sont perdus pour toujours. Seuls les héros sont capables de résister.
Les héros irlandais, ceux d’autrefois, comme Cuchulain... Pas même une sorcière celte, en dépit de ses pouvoirs. Moi, je n’avais aucune chance. J’étais dans l’Autre Monde, corps et âme, livré à la Morrigan. Quel espoir avais-je de survivre ? Une poignée de sel et de limaille de fer dans mes poches, une chaîne d’argent enroulée autour de ma taille ne suffiraient pas à vaincre une déesse. Je me souvins de mon combat contre l’Ordinn, en Grèce. Elle s’était débarrassée de ma chaîne d’un simple mouvement d’épaule.
Je ne suis pas sûr de bien me remémorer ce qui s’est passé ensuite. Je me retrouvai soudain à quatre pattes, hébété, désorienté. Je cherchais mon bâton. Où était-il ? Il me fallait à tout prix le retrouver. Mon instinct me criait que, sans arme, je ne survivrais pas.
Minuit approchait, et un être terrifiant allait me pourchasser. Était-ce une sorte de démon ? Je savais seulement qu’une sorcière me l’envoyait. Pour se venger. Mais de quoi ? Que lui avais-je fait ? Impossible de me le rappeler ! Pourquoi ? Des fragments de souvenirs tourbillonnaient dans ma mémoire, que je n’arrivais pas à ordonner. Etait-ce l’effet de quelque noir sortilège ? Soudain, j’eus froid, affreusement froid. Une créature de l’obscur approchait.
Pris de panique, je me relevai et fonçai désespérément entre les arbres, sans prendre garde aux branches et aux ronces qui me déchiraient la peau. Je n’avais plus qu’une pensée : fuir !
L’être qui était à mes trousses ne courait pas sur deux pieds. J’entendais à présent le battement furieux d’ailes monstrueuses. Je jetai un coup d’œil derrière moi et le regrettai aussitôt, car ce que je vis ne fit qu’augmenter ma terreur.
J’étais poursuivi par un corbeau gigantesque.
Un fragment de ma mémoire en morceaux se remit en place.
Ce corbeau était la Morrigan, la déesse assoiffée de sang vénérée par les sorcières celtes. Les victimes marquées par sa griffe devaient mourir. Elle hantait les champs de bataille et arrachait à coups de bec les yeux des mourants.
Un deuxième fragment de mémoire me rendit un peu d’espoir. Il me restait une mince chance de m’échapper. Quelque part devant moi s’élevait une église. Une fois à l’intérieur, je serais sauvé. L’atteindrais-je avant d’être rattrapé par la Morrigan ? J’avais tant de fois vécu cette situation en rêve ! Maintenant, elle devenait réalité. Sans le souvenir de ce cauchemar récurrent, la lumière argentée qui baignait la Colline Creuse aurait effacé en moi les dernières traces de réminiscence. Sans doute avais-je hérité de ma mère cette capacité de tirer des leçons de mes rêves.
Habituellement, les églises n’offraient aucun refuge contre l’obscur, contrairement à ce que croyaient les prêtres. Les épouvanteurs, eux, savaient cela. Pourtant, il me fallait atteindre celle-ci ou mourir.
Je courais à perdre haleine, sans prendre garde aux racines et aux branches tombées. Je finis par buter contre un obstacle et m’étalai de tout mon long. Me redressant vivement sur les genoux, je jetai un regard en arrière.
Une créature effroyable se tenait derrière moi, vêtue d’une longue robe noire tachée de sang, mi-femme, mi-corbeau. Ses mains et ses pieds nus étaient des serres de rapace ; son énorme tête recouverte de plumes se terminait par un bec meurtrier.
Peu à peu, elle se métamorphosa. Son bec s’étrécit, ses yeux d’oiseau s’allongèrent, ses traits s’humanisèrent.
Un troisième fragment de mémoire s’inséra dans ma tête. Je reconnaissais ce visage. C’était celui de Scarabek. Sans nul doute, la Morrigan empruntait l’identité de la sorcière celte pour me rappeler mon crime envers ses fidèles adoratrices.
Au même instant, j’entendis une cloche sonner au loin. Était-ce celle de l’église ?
Au deuxième coup, je m’élançai vers cette source sonore. À quelle distance était-elle ? Le troisième coup me parut bien plus proche, mais je sentais que la Morrigan, derrière moi, gagnait du terrain à chaque pas. Je tournai la tête et vis qu’elle avait repris sa tête de corbeau. Son bec redoutable grand ouvert, elle tendait vers moi ses serres acérées, prête à lacérer ma chair, à m’arracher les membres, à me broyer les os.
Entre les arbres, j’aperçus alors les contours argentés d’une chapelle ornée d’un clocheton. Si seulement je pouvais l’atteindre !
Or, à mesure que j’en approchais, ses contours se mirent à onduler. Les angles s’arrondirent, le clocheton disparut. Le bâtiment prit la forme d’un tumulus. Sous le dôme herbeux brillait une structure de pierres blanches. Je distinguais à présent une porte ouverte au linteau orné de motifs compliqués. À l’intérieur, ce n’était que noirceur.
Les griffes de la Morrigan me frôlèrent l’épaule. Je plongeai dans l’abri ténébreux par l’étroite ouverture carrée. Ma chute fut amortie par une épaisse couche de paille. Je roulai plusieurs fois sur moi-même avant de m’immobiliser. Et j’attendis que mes yeux s’habituent à l’obscurité.
Après avoir repris mon souffle, je m’accroupis et regardai autour de moi. Au plafond du mystérieux édifice pendait un candélabre d’or à sept branches, garni de minces bougies bleues presque transparentes. Mais leur faible lueur n’atteignait pas les angles de la pièce, où s’étendaient d’impénétrables flaques d’ombre.
En revanche, la mystérieuse lumière argentée avait disparu. La chapelle était bien un refuge contre les maléfices de l’Autre Monde. L’esprit de nouveau alerte, dégagé de la lenteur et de l’oubli, je me rappelai chaque détail de ce que je venais de vivre.
J’entendis alors de sourds grondements, un martèlement de pas sonores, et un chien monstrueux surgit de l’ombre. Je me mis à trembler. L’animal avait la taille d’un cheval de trait. S’il était le gardien des lieux, je n’avais aucune chance contre lui.
Or, je n’eus pas besoin de me défendre, car un monstre plus formidable encore sortit de l’ombre à son tour et posa une main énorme sur la tête du chien pour le retenir.