De retour dans la cuisine, nous prîmes un rapide souper de pain et de lard. Puis l’Épouvanteur repoussa son assiette et s’éclaircit la gorge :
— Eh bien, jeune fille, parle-moi de ce que tu as fait.
— L’esprit de la servante était lié par un sort de magie noire, expliqua Alice. Il était emprisonné dans l’auberge et contraint de réciter une formule d’égarement, conduisant ceux qui l’entendent au bord de la folie. Leur épouvante est alors telle qu’ils feraient n’importe quoi pour y échapper.
— Donc, qu’as-tu fait exactement ? reprit John Gregory avec impatience. Ne me dissimule rien !
— J’ai puisé dans l’enseignement de Lizzie l’Osseuse. Elle excellait à contrôler les morts. Dès qu’elle avait obtenu d’eux ce qu’elle désirait, elle les laissait aller – s’ils n’avaient pas trop tenté de lui résister. Pour les relâcher, elle avait recours à un sortilège qu’elle appelait l’avaunt, un vieux terme signifiant « le départ ».
— Donc, en dépit de mes avertissements, tu t’es de nouveau servie de la magie noire ?
— Qu’étais-je supposée faire d’autre ? rétorqua Alice, d’une voix vibrante de colère. Le sel et le fer étaient inefficaces. Pas étonnant, puisqu’il ne s’agissait pas d’une créature de l’obscur, mais d’un esprit tourmenté ! Et nous aurions vite été en grand danger. J’ai fait ce que j’avais à faire.
Je m’empressai de la soutenir :
— Le résultat a été positif. L’esprit de la servante est parti vers la lumière, et l’auberge est redevenue un endroit sûr.
Malgré sa profonde inquiétude, l’Épouvanteur ne trouva rien à répliquer. D’ailleurs, il avait déjà fait une entorse à ses principes en nous permettant de conserver la fiole de sang. Sentant néanmoins le reproche contenu dans ce silence, Alice quitta la table et monta dans sa chambre.
Je lisais dans les yeux de mon maître autant de souffrance que de consternation, et cela m’attristait.
Depuis ces deux dernières années, la question de la magie noire créait un désaccord entre nous trois. Je désirais m’excuser, mais je ne savais pas trop comment m’y prendre.
— Au moins, nous sommes venus à bout du jaboteur, dis-je. Je vais noter ça dans mon cahier.
— Bonne idée, mon garçon, approuva l’Épouvanteur, un peu rasséréné. Je vais également ajouter un paragraphe à mon Bestiaire. En toute circonstance, nous devons tenir compte des leçons apprises.
Donc, tandis que je jetais sur le papier un bref récit des événements, il tira de son sac le Bestiaire, l’unique ouvrage qui avait survécu à l’incendie de sa maison de Chipenden et à la destruction de sa précieuse bibliothèque. Nous travaillâmes un moment en silence et achevâmes notre compte rendu presque en même temps.
— Vivement que la guerre se termine et qu’on retourne à Chipenden ! dis-je. J’aimerais tant retrouver nos anciennes habitudes...
— Moi aussi, petit. Le Comté me manque, et je voudrais rebâtir ma maison.
— Sans le gobelin, ce ne sera plus comme avant...
Le gobelin avait été un hôte presque invisible, n’apparaissant qu’occasionnellement sous les traits d’un gros chat roux. Il servait l’Épouvanteur, gardait la maison et le jardin. Quand le toit de la maison s’était effondré, le pacte entre mon maître et lui s’était trouvé rompu. Le gobelin avait recouvré sa liberté.
— C’est certain. Nous devrons nous occuper du ménage et de la cuisine. C’est toi qui prépareras les petits déjeuners. Mon pauvre vieil estomac va être mis à rude épreuve, conclut-il avec un petit sourire.
Il raillait souvent mes piètres talents de cuisinier, et je fus heureux de le voir d’humeur moins sombre. Peu après, nous montâmes nous coucher. J’avais la nostalgie de notre ancienne vie et craignais qu’elle ne fut à jamais perdue.
Mais, les nuits de terreur n’étaient pas terminées. De retour dans ma chambre, je fis une horrible découverte.
En mettant la main dans ma poche gauche, je compris aussitôt ce qui m’avait fait mal quand j’étais tombé sur le côté, dans la chambre hantée. C’était la fiole de sang.
Etait-elle cassée ? Mon cœur rata un battement. Je sortis le flacon d’une main tremblante et l’approchai de la chandelle pour l’examiner. Une fêlure courait sur la moitié de sa longueur.
À deux doigts de la panique, j’allai frapper à la porte de la chambre voisine, celle d’Alice.
Dès qu’elle eut ouvert, je lui montrai la fiole. Elle parut d’abord aussi affolée que moi. Puis, après avoir bien regardé, elle sourit :
— Ce n’est rien, Tom. La fêlure est très fine. Notre sang est toujours dans la fiole, elle nous protège encore du Malin. Ces petits récipients sont solides, tu sais, ils ne se cassent pas facilement. Ça ira, ne t’inquiète pas.
Je retournai dans ma chambre, soulagé.
La nouvelle se répandit aussitôt en ville qu’un épouvanteur était là, qui était venu à bout d’un jaboteur.
Aussi, tout en profitant du paiement de notre succès – une semaine gratuite à l’auberge –, nous reçûmes de nouveaux appels à l’aide.
L’Épouvanteur refusa de travailler avec Alice, mais m’autorisa à le faire, bien qu’à contrecœur. Un soir, Alice et moi allâmes nous occuper d’un autre jaboteur, qui hantait l’atelier d’un horloger. L’artisan s’était trouvé gravement endetté. Il s’était tué, une nuit, après s’être enivré. Sa famille voulait vendre la boutique, et la présence du jaboteur l’en empêchait.
La rencontre fut presque en tous points semblable à celle de l’auberge. Après les coups rythmés, la colonne de lumière apparut. Mais, cette fois, l’esprit avait à peine commencé ses sinistres babillages qu’Alice l’interrompait en lançant son sortilège. Elle le réduisit rapidement au silence. Pour ma part, je fus moins efficace. Je dus m’y reprendre à trois fois pour envoyer l’horloger vers la lumière. La tâche n’était pas facile : il avait eu une vie pénible, à compter sans cesse le moindre sou. Il n’avait pas un seul souvenir heureux à se rappeler. Je finis tout de même par le libérer.
Il se produisit alors une chose qui m’épouvanta. Devant l’établi monta une colonne de lumière grisâtre. Un autre esprit se manifestait. Or, ce n’était pas un jaboteur : au sommet de la colonne, une paire d’yeux me fixait avec malignité. L’un était vert, l’autre bleu. C’étaient ceux qui m’avaient regardé du haut des nuages, au cours de la tempête. Je reculais, effrayé.
Puis la lumière vacilla, et une femme se dressa devant nous. Elle n’était pas vraiment incarnée, je voyais trembler la flamme de la chandelle, posée sur l’établi, à travers sa robe noire. Elle n’était qu’une image, projetée d’ailleurs. Alors, je reconnus son visage : c’était la sorcière que Bill Arkwright avait tuée. Avec un frisson de terreur, je sus que c’était aussi la sorcière de mon rêve récurrent.
— J’espère que tu as apprécié ma tempête ! lança-t-elle, une jubilation mauvaise dans ses étranges yeux dépareillés. J’aurais pu te noyer, mais je te garde en réserve pour plus tard. J’ai autre chose en tête. Je t’attendais, petit ! Avec tous ces jaboteurs dont tu devrais t’occuper, je savais que tu te montrerais.
Comment les trouves-tu ? C’est le meilleur sortilège que j’aie lancé depuis plus d’un an !
Je ne répondis rien, et le regard de la sorcière glissa vers ma compagne :
— Et voici Alice ! Cela fait un moment que je vous surveille tous les deux. J’ai vu quels bons amis vous étiez. Bientôt, vous serez l’un et l’autre sous mon emprise.
Furieux, j’avançai d’un pas, m’interposant entre Alice et elle.
Elle plissa les yeux d’un air sournois :
— Ah ! Tu tiens à elle. Merci, petit. Voilà qui confirme mes suppositions. Tu m’offres un autre moyen de te faire du mal. Et, du mal, je t’en ferai, crois-moi ! Tu me paieras celui que tu m’as causé.
L’apparition s’effaça, et Alice vint se placer à mon côté :
— Qui était-ce ? Elle semblait te connaître.
— Tu te souviens de ces yeux que j’ai vus dans le nuage ? C’étaient les siens. C’est la sorcière celte que Bill Arkwright a poignardée.
— Elle possède une magie puissante, je l’ai senti, dit Alice, pâle de peur. C’est elle qui a créé les jaboteurs. Elle doit être très forte pour réussir ça. On est en danger tous les deux, Tom.
De retour à l’auberge, nous contâmes notre rencontre à l’Épouvanteur.
— Le danger, un épouvanteur le côtoie sans cesse, commenta-t-il. Si vous cessez de chasser les jaboteurs, ils feront de nouvelles victimes, des gens innocents que vous pouvez sauver si vous faites bravement votre travail. C’est à vous de voir. La sorcière apporte un élément inconnu, qui doit être considéré avec une extrême prudence. Je ne vous reprocherai rien si vous renoncez. Alors, que décidez-vous ?
J’échangeai un regard avec Alice avant de déclarer :
— Nous continuons, tous les deux.
— Bien, petit. Je n’en attendais pas moins de toi. Cela me tourmente que la magie noire soit la seule arme contre les jaboteurs. Mais peut-être les choses sont-elles en train de changer. Peut-être l’avenir offrira-t-il aux épouvanteurs une façon différente de combattre, en utilisant l’obscur contre l’obscur. Pour moi, je ne le supporterais pas, mais je suis d’une autre génération. J’appartiens au passé ; toi, petit, tu représentes le futur. Tu affronteras des menaces nouvelles, et tu en viendras à bout d’une façon nouvelle.
Alice et moi poursuivîmes donc notre tâche. En l’espace de six jours, nous avions chassé les jaboteurs de deux auberges, d’une autre boutique et de cinq maisons particulières. Chaque fois, Alice lançait son sortilège, puis j’envoyais les esprits délivrés vers la lumière. Chaque fois, nous étions emplis d’appréhension, mais la sorcière ne réapparut pas. Avait-elle bluffé en me menaçant, ou simplement cherché à me terrifier ? De toute façon, je devais faire mon travail.
En Irlande, au contraire du Comté, la coutume était semblait-il de payer immédiatement les services rendus. Nous avions donc de l’argent plein les poches. Puis, le septième jour, un visiteur se présenta, qui nous envoya dans une tout autre direction.
Nous prenions le petit déjeuner à notre table habituelle. Il n’y avait pas encore d’autres clients à l’auberge, mais l’hôtelier s’attendait à ce que la situation changeât bientôt, sûr que notre départ hâterait l’arrivée de nouveaux hôtes payants. Notre présence ici était maintenant notoire et, bien que les lieux ne fussent plus hantés, peu de gens étaient disposés à avoir un épouvanteur pour voisin de chambre. Mon maître comprenait cela, et nous avions déjà décidé de partir dans la journée pour nous diriger vers la rive sud de la Liffey, qui partageait la ville en deux.
Je finissais d’avaler ma dernière bouchée de bacon et j’épongeais mon jaune d’œuf avec un morceau de pain quand un inconnu entra. C’était un individu de haute taille et de belle prestance, dont la barbe et les moustaches noires contrastaient avec des cheveux très blancs. Il ne serait pas passé inaperçu dans les rues grouillantes de la ville. Et, si on ajoute à cela son élégant manteau qui lui tombait aux genoux, ses pantalons noirs au pli impeccable, ses bottes de prix dénotant l’homme de qualité, personne n’aurait ignoré son passage. Il tenait une canne dont le pommeau d’ivoire représentait une tête d’aigle.
L’aubergiste se précipita pour le saluer très bas, lui souhaitant la bienvenue et lui promettant la meilleure chambre de son établissement. L’étranger ne l’écouta qu’à peine. Son regard s’était fixé sur notre tablée. Sans hésitation, il s’avança et s’adressa à l’Épouvanteur :
— Ai-je le plaisir de parler à John Gregory ?
Se tournant vers moi, il ajouta :
— Et vous devez être Tom Ward.
Il n’adressa qu’un léger signe de tête à Alice.
L’Épouvanteur se leva :
— C’est moi. Ce garçon est mon apprenti. Avez-vous besoin de nos services ?
L’homme secoua la tête :
— Au contraire. Je suis venu vous offrir mon assistance. La façon dont vous avez débarrassé la ville de nombreux phénomènes troublants a attiré sur vous l’attention d’un groupe puissant et dangereux. Je parle des mages caprins de Staigue. Je possède mes propres espions, et j’ai su que les mages avaient déjà envoyé des assassins dans la cité. En tant que serviteurs de l’obscur, ils ne peuvent tolérer votre présence dans le pays. C’est pourquoi les rares épouvanteurs irlandais encore en activité évitent les grandes villes et ne restent jamais au même endroit plus d’un jour ou deux.
L’Épouvanteur acquiesça, l’air pensif :
— Oui, on nous a dit qu’ils étaient en voie de disparition. Mais pourquoi souhaiteriez-vous nous aider ? Ce faisant, ne vous mettriez-vous pas vous-même en danger ?
— Ma vie est sans cesse en danger, dit l’homme. Permettez-moi de me présenter. Je suis Farrell Shey, chef de l’Alliance pour la Terre, une fédération de propriétaires terriens en lutte depuis des années contre les mages.
Lorsque je travaillais auprès de Bill Arkwright, j’avais rencontré l’un de ces riches propriétaires qui avaient fui l’Irlande pour échapper aux mages. Cela ne lui avait rien valu. Ils avaient envoyé une sorcière celte jusqu’à son refuge dans le Comté avec mission de le tuer. Et elle avait réussi, en dépit de nos efforts pour le sauver.
— En ce cas, déclara l’Épouvanteur, nous apprécierons votre aide.
— En retour, dit Shey, nous aurons besoin de vos compétences. Des mois difficiles s’annoncent, au cours desquels certains d’entre nous auront du mal à survivre : les mages caprins préparent la célébration de leur prochain rituel à Killorglin. Nous n’avons pas de temps à perdre. Rassemblez vos affaires, je vous conduis immédiatement hors de la ville.
Quelques minutes plus tard, nous prenions congé de l’aubergiste et suivions Shey à travers un réseau de ruelles avant d’émerger dans une rue écartée où une voiture attendait. Tirée par un attelage de six chevaux, elle était taillée pour la vitesse et son aspect était des plus engageants. Le cocher portait une élégante livrée verte. Près de lui attendait un homme de forte carrure, à la barbe noire, une épée à la ceinture. Il s’inclina devant Shey et nous ouvrit la portière avant d’aller s’installer à côté du cocher.
Assis sur des sièges confortables et cachés aux regards des curieux par des rideaux de dentelle, nous eûmes bientôt franchi le fleuve et quitté la cité. Nous roulions vers l’ouest, tandis que les sabots des chevaux frappaient en rythme le sol dans un bruit de tonnerre.
J’échangeai un regard avec Alice, et je sus que nous partagions la même pensée : tout allait beaucoup trop vite. Ce Farrell Shey avait l’habitude de commander, et il n’avait eu aucun mal à nous persuader de l’accompagner. Dans quel guêpier nous étions-nous fourrés ?
— Où allons-nous ? demanda l’Épouvanteur.
— Dans le Kerry, au sud-ouest, répondit Shey.
— N’est-ce pas là que les mages caprins sont basés ? intervins-je, de plus en plus mal à l’aise.
— En effet. C’est également là que j’habite. C’est une belle mais dangereuse région de notre beau pays. Il faut parfois se conduire bravement et faire face aux menaces. Auriez-vous préféré rester en ville, à attendre l’arrivée des assassins ? Ou êtes-vous prêts à joindre vos forces aux nôtres pour mettre fin, une fois pour toutes, aux agissements des mages ?
— Nous vous assisterons de notre mieux, n’en doutez pas, déclara l’Épouvanteur.
Alice et moi échangeâmes un nouveau regard. John Gregory avait clairement pris sa décision.
— J’ai passé ma vie à combattre l’obscur, ajouta-t-il. Et je continuerai à le faire jusqu’à mon dernier jour.
Nous roulâmes vers l’ouest toute la journée, ne nous arrêtant que deux fois pour changer les chevaux. Les chiens voyageaient avec nous, galopant parfois à côté de la voiture pour se dégourdir les pattes. Puis la route s’étrécit, et notre allure ralentit nettement. Nous apercevions à présent des montagnes aux sommets encore enneigés.
— Ce sont les montagnes du Kerry, annonça Shey. Ma maison est dans la péninsule d’Uibh Rathach.
Nous n’y arriverons pas ce soir. Il y a une auberge, un peu plus loin, où nous serons en sécurité.
— Donc, nous sommes déjà en danger ? en déduisit l’Épouvanteur.
— Le danger est partout. Nous sommes suivis depuis notre départ de la ville, et nos ennemis sont embusqués devant et derrière nous. Mais ne vous inquiétez pas, nous sommes bien préparés.
La bâtisse où nous devions passer la nuit était située à la lisière d’un bois. On y accédait par un unique chemin fort étroit. Aucune enseigne n’était accrochée à l’entrée et, bien que Shey l’eût appelée « auberge », elle ressemblait plutôt à la maison d’un particulier, réquisitionnée pour servir de refuge dans une région mal famée.
Ce soir-là, on nous servit de généreuses portions d’un succulent ragoût de mouton aux oignons et aux pommes de terre. Pendant le souper, mon maître interrogea Shey sur les mages caprins. Il connaissait déjà la réponse à certaines de ses questions, mais telle était sa façon de travailler : ce que Shey lui disait pouvait contenir de nouvelles et importantes informations, qui décideraient peut-être de la victoire ou de la défaite, et de notre survie.
— Vous avez mentionné une cérémonie rituelle que les mages préparent à Killorglin ? commença-t-il.
— C’est exact, confirma Shey en triturant sa moustache. Cela entraîne toujours de graves perturbations.
Pourtant, nous sommes encore en hiver. Je croyais que cette cérémonie avait lieu en août.
— Ils se rassemblent désormais deux fois par an. C’était autrefois un événement annuel, à la fin de l’été, appelé la Foire de Puck. Ils attachent un bouc des montagnes au sommet d’une haute plate-forme. Leur noir rituel s’achève avec des sacrifices humains. Leur but est de persuader le dieu Pan d’entrer dans le corps du bouc. S’il accepte, les mages obtiennent un grand pouvoir, qui leur permet d’abattre leurs ennemis. Si le rituel échoue, c’est à notre tour de les poursuivre. Dans l’espoir de nous vaincre, ils invoquent à présent le dieu deux fois l’an, en mars et en août. L’année dernière, ils ont échoué les deux fois. Mais, dans l’histoire de leur longue alliance avec l’obscur, ils n’ont jamais perdu la partie trois fois de suite. De plus, ils ont un nouveau chef, un véritable fanatique, nommé Maître Doolan, qui ne reculera devant rien pour parvenir à ses fins. C’est un homme assoiffé de sang, qui mérite bien son surnom de « Boucher de Bantry ». Il est né sur la côte de la baie de Bantry, au sud du pays, et travaillait comme apprenti boucher quand il a découvert ses dons pour la magie noire. Mais il n’a pas perdu son habileté au maniement des couteaux. Il tue par plaisir, tranche un à un les doigts de ses victimes, leur inflige de nombreuses coupures pour prolonger leur agonie, avant de les décapiter. Pour nous, cette époque est donc redoutable. Si nous ne les arrêtons pas, le mois prochain, ils invoqueront Pan et gagneront encore davantage de pouvoir.
— Je vous ai promis mon assistance, mais comment vous y prenez-vous habituellement ? s’enquit l’Épouvanteur.
— Cette guerre contre les mages dure depuis des siècles, et nous utilisons toujours la force des armes, bien qu’avec peu de succès. Ils possèdent un repaire invulnérable, une forteresse en forme d’anneau, à Staigue. Or, ils s’aventurent presque tous au-dehors pour la cérémonie à Killorglin. Nous les attaquons sur la route ou dans la ville même. Jusqu’alors, ces tentatives n’ont fait que les retarder. Mais, quand leur magie faiblit, nous arrivons à en tuer un bon nombre avant qu’ils aient regagné le fort.
— Savez-vous pourquoi ils se rendent à Killorglin ? Pourquoi là ? Pourquoi ne font-ils pas leur cérémonie à l’abri de leur forteresse ?
Shey haussa les épaules :
— Sans doute la place du marché, à Killorglin, est-elle un point où les forces de l’obscur surgissent naturellement de la terre ? À notre connaissance, le rituel n’a jamais été célébré ailleurs.
C’était possible. Il existe en effet des lieux favorables à la pratique de la magie noire. Dans le Comté, certains sites recèlent un grand pouvoir, en particulier autour de la colline de Pendle. De nombreux clans de sorcières s’y sont installés, malgré les rivières au cours rapide qu’elles ne savent traverser.
— Ne pourrait-on détruire les mages dans leur refuge une bonne fois ? demanda encore l’Épouvanteur.
— Impossible. Staigue est une forteresse formidable, bâtie par un ancien peuple il y a plus de deux mille ans. Lui donner l’assaut serait trop coûteux en vies humaines. Elle est pratiquement imprenable.
— Et les sorcières celtes, monsieur Shey, demandai-je, avez-vous des problèmes avec elles ?
Je pensais aux yeux, dans le nuage, et à la sorcière qui m’avait défié. Les sorcières celtes étaient supposées être alliées aux mages.
— Elles servent parfois d’espionnes aux caprins, mais ne forment pas de clans. Nous n’avons affaire qu’à des créatures isolées. Elles représentent plus une nuisance qu’un véritable danger.
— Tom est menacé par une sorcière, intervint Alice. Il a été indirectement responsable de la mort de l’une d’elles, dans le Comté. Avant d’expirer, elle lui a prédit que la Morrigan le tuerait s’il osait mettre un pied en Irlande.
Shey eut un geste condescendant.
— Des mots en l’air. La Morrigan reste endormie la plupart du temps. Elle ne s’éveille et n’entre dans notre monde qu’à l’invocation d’une sorcière. Le fait ne se produit que rarement, car c’est une déesse difficile à contrôler, et sa colère retombe souvent sur sa servante. Aussi, ne te tourmente pas inutilement, mon garçon. Le plus gros problème, ce sont les mages. Et, demain, quand nous entrerons dans le Kerry, le danger sera plus grand que jamais.
Shey apporta une carte, qu’il déplia sur la table. Posant le doigt au centre, il déclara :
— C’est ici que nous nous rendons. Ma maison est là. Je l’ai appelée « la Terre Divine ».
C’était un beau nom, mais plutôt étrange dans un endroit infesté par la magie noire. J’étudiai attentivement la carte et la mémorisai de mon mieux. Pour un épouvanteur, la connaissance du terrain peut se révéler vitale.