Pendant six mois, Bill Arkwright m’avait entraîné, m’enseignant en particulier le combat au bâton. Arkwright s’était montré un maître d’une dureté frisant parfois la cruauté ; j’étais constamment couvert d’hématomes et de meurtrissures. Or, ce que je subis une semaine entière sous la tutelle de Grimalkin fut infiniment plus pénible, le plus difficile étant de dominer la pure terreur que je ressentais à affronter la sorcière tueuse. Son apparence à elle seule était effrayante, ses yeux luisaient d’un éclat féroce, et je ne savais Jamais quelle lame elle allait tirer de ses nombreux fourreaux.
Elle était douée d’une force peu commune, que j’étais bien loin d’égaler. Je n’avais qu’une solution : me tenir à distance. Dès que j’étais à sa portée, Je finissais invariablement par terre, le souffle coupé et un couteau sur la gorge.
J’aurais aimé avoir Alice près de moi, avec son sac d’herbes et de cataplasmes pour guérir mes estafilades. Cependant, la morsure des lames de Grimalkin n’était rien à côté de la douleur de l’avoir perdue. Mon chagrin ne s’atténuait pas.
Je devins bientôt habile au maniement de l’épée, qui me semblait à présent une extension de mon propre bras. Pourtant, à en croire la sorcière, ce n’était que le début de mon apprentissage. Je m’améliorerais chaque fois que je me défendrais contre un adversaire qui voudrait ma peau... à condition de survivre !
Un des exercices qu’elle me faisait reprendre, encore et encore, consistait à arrêter le temps en plein combat, et je progressais de jour en jour. Maîtriser cette technique me permettrait d’affronter un ennemi aussi dangereux que Grimalkin.
Notre semaine d’intense entraînement arriva trop vite à son terme ; l’heure du grand défi allait sonner.
Au coucher du soleil, nous quittâmes la demeure de Shey tous les trois, l’Épouvanteur, Grimalkin et moi. La Lame du Destin, protégée par son fourreau, pendait sous mon manteau. Dans ma poche de pantalon reposait la fiole de sang. Pendant que je travaillais avec la sorcière, mon maître avait enrichi son Bestiaire, le mettant à jour de son mieux et consacrant un nouveau chapitre à nos préparatifs en vue d’entraver le Malin.
En temps normal, Alice aurait pris part à cette tâche. Hélas ! Elle nous avait quittés pour toujours. Il me fallait apprendre à l’accepter.
Le charpentier et son aide nous attendaient près de la solide structure de bois qu’ils avaient élevée au-dessus de la fosse. Leur peur était palpable, mais ils avaient fait du bon travail. L’énorme pierre plate destinée à fermer la fosse était suspendue à un palan, bien horizontale. Un gros rocher, qu’on placerait ensuite par-dessus, avait été roulé jusqu’au bord du trou et muni d’un anneau permettant de le soulever.
De l’autre côté s’élevait le monticule de terre que J’avais extraite à grand-peine du sol, à laquelle nous avions mêlé une bonne quantité de sel et de limaille de fer. Ils ne seraient guère efficaces contre le Malin, mais s’ils l’affaiblissaient ne serait-ce qu’un peu, ça valait le coup d’essayer.
En cas d’échec, le Malin ne serait pas long à prendre sa revanche ; il s’emparerait d’abord de moi, puis il tuerait l’Épouvanteur et la sorcière. Et nos âmes connaîtraient une éternité de tourments.
Je remarquai alors que Grimalkin transportait deux sacs. Le premier contenait les piques et les clous. L’autre semblait vide. Il était en cuir, tout neuf. L’avait-elle cousu elle-même ? Elle les déposa sur le sol et, enfilant ses épais gants de cuir, elle déballa soigneusement les quatre piques. Elle plaça à côté une série de longs clous à tête large, en alliage d’argent, et deux marteaux. Elle en tendit un à l’Épouvanteur.
Nous avions décidé que, mon maître et moi, nous prendrions position dans la fosse, prêts à attaquer le Malin par en dessous, tandis que Grimalkin, à l’extérieur, tenterait de lui percer le cœur avec une pique. En cas de succès, nous le fixerions alors à la roche avec les clous.
Le soleil avait disparu et la lumière baissait. Mais sept lanternes éclairaient le pourtour de la fosse, trois accrochées à la charpente de bois, les autres placées sur le sol, aux quatre coins.
L’Épouvanteur sauta dans le trou, et je le suivis. Malgré le sol rocheux qui m’avait empêché de creuser davantage, il était très profond. La tête de mon maître arrivait à peine au bord. La sorcière nous tendit nos piques. Elles étaient minces et flexibles, et très pointues. Nous nous plaçâmes chacun dans un coin opposé. Grimalkin s’empara d’une troisième pique, laissa la quatrième à ses pieds et fixa sur nous un regard intense.
L’Épouvanteur s’éclaircit la gorge avant de déclarer, solennel :
— Voici venu le moment que nous attendions. Nous risquons tous d’y perdre la vie. Si nous réussis-dons à entraver le Malin, je ne regretterai rien. Nous partageons le même but, et je vous remercie d’être à mes côtés.
De la part de mon maître, c’était une phrase stupéfiante. Il remerciait une sorcière de travailler avec lui ! Grimalkin eut un léger sourire et lui adressa un signe de tête.
L’Épouvanteur se tourna vers moi.
— Il est temps. Donne-moi la fiole de sang !
Malgré ma bouche sèche et mes mains tremblantes, j’étais déterminé à aller jusqu’au bout, je respirai profondément pour retrouver mon calme, je sortis le flacon de ma poche, traversai la fosse et le remis à mon maître. Alice et moi avions si souvent craint que la fiole perde ses pouvoirs, ce qui aurait permis au Malin de s’emparer de nous ! Et l’Épouvanteur s’apprêtait à la briser. je retournai vivement à mon poste. L’Épouvanteur contempla le petit flacon avec dégoût. Puis il le tint haut levé.
— La fêlure a permis au Malin de t’approcher à plusieurs reprises, dit-il. Il est sûrement tout près, Il attend l’instant de prendre sa revanche. Je pense qu’il apparaîtra à la seconde même où la fiole se brisera. Tiens-toi sur tes gardes !
D’un geste brusque, il lança le flacon contre l’uni des poutres de l’échafaudage. Il éclata avec un craquement sec. Je crus que mes jambes se dérobaient.
C’était fait. Le Malin allait surgir.
Les secondes s’écoulaient, les minutes. Rien ne se passait. J’étais de plus en plus anxieux. Et s’il mettait des jours à arriver ? Il nous serait alors bien difficile de rester vigilants.
Soudain, je sentis le sol vibrer sous mes pieds. Les flammes des lanternes vacillèrent follement. Quand elles s’éteignirent, les charpentiers poussèrent un cri de terreur. Un coup de tonnerre éclata au-dessus de nos têtes, et nous fûmes plongés dans l’obscurité.
Le Malin approchait.
Je me concentrai, rassemblant mes forces. Si j’arrêtais le temps trop tôt, le Malin n’entrerait pas dans la fosse. Trop tard, il prendrait le contrôle et je serais son prisonnier, tel un insecte piégé dans l’ambre.
Les lanternes se rallumèrent et, avec un rugissement si épouvantable que la Terre entière sembla trembler sur ses bases, le Malin apparut dans la fosse. Il répandait une lueur d’un rouge sanglant. En dépit de mon effroi, je fus empli d’espoir. Il était venu. Tout était possible.
Concentre-toi ! Ralentis le temps ! Arrête-le !
Le Malin était trois fois plus grand que l’Épouvanteur, avec un corps couvert d’un long pelage noir, un large poitrail, des pieds fourchus, des cornes de bélier, des pupilles verticales. Sa puanteur de fauve me soulevait le cœur. Malgré sa taille impressionnante, je notai avec soulagement que la fosse était assez grande.
Le Malin ne faisait pas un geste. Contrôler le cours du temps était presque devenu pour moi une seconde nature. Ni l’Épouvanteur ni Grimalkin ne bougeaient. Tout était figé, silencieux. J’avais arrêté le temps. Il me restait à empaler mon prisonnier.
La pique à la main, je levai le bras. Or, mon mouvement était étrangement ralenti. Pis encore, mon cœur ne battait plus qu’avec effort, ses pulsations n’espaçaient. Le Malin me rendait la pareille, il cherchait à m’immobiliser et à se libérer.
Avais-je agi trop tard ? Comment lutter contre un adversaire aussi puissant ? Pourtant, je ne pouvais pas abandonner, pas maintenant.
Serrant les dents, je visai le ventre du démon. Mon geste fut encore plus lent. Si j’échouais, le Malin s’emparerait de nous. Nos efforts n’auraient servi à rien. Je voulus lancer mon arme en y mettant toutes mes forces. Mais j’étais comme pétrifié.
Grimalkin..., pensai-je. Si seulement elle pouvait souhaiter qu’il s’en aille !
C’était un espoir insensé. Comment aurait-elle pu ? Elle était comme moi, piégée dans un instant du temps. D’ailleurs, elle ne voulait pas qu’il échappe à ses piques, à ses clous. Elle comptait sur moi, elle me faisait confiance pour vaincre le Malin. Qu’arriverait-il si je ne pouvais pas ?
Ma vue, alors, commença à faiblir.