Malgré ma vision obscurcie, je continuais de lutter, faisant appel à toute ma concentration. Alors que la défaite était inéluctable, je refusais d’abandonner. Pas maintenant. Je me rappelai le conseil de Cuchulain : ne jamais renoncer, même quand la situation paraît désespérée. La pensée de ce que le Malin avait fait à Alice me donna un sursaut d’énergie. Il me le paierait ! Tant pis si j’étais vaincu ; Je lutterais jusqu’au bout.
Or, à l’instant où tout semblait perdu, mon cœur recommença de battre, lentement d’abord, puis plus vite. Je retrouvais la maîtrise de mon corps, mon sang courait dans mes veines. Le Malin me dominait, énorme et terrifiant – mais immobile. Et moi, je bougeais !
Je fichai la pique dans son flanc. La peau velue résista, puis céda, et un sang noir jaillit. J’enfonçai l’arme plus profond. Le Malin hurla, et je crus que mes tympans se déchiraient. C’était un cri de souffrance et de rage, d’une puissance à fendre les pierres, qui me fit perdre ma concentration – et mon contrôle du temps.
Le Malin se dégagea brusquement et balança son énorme bras telle une faux. Je me baissai, sentis son poing me frôler les cheveux.
Mais le temps avait repris son cours. Mes compagnons étaient libres d’attaquer. Le Malin rugit de nouveau quand l’Épouvanteur plongea sa propre pique dans son ventre. Il tomba à genoux.
Au-dessus de nous, un éclair fourchu illumina le ciel, le tonnerre gronda. Une tempête éclata, comme surgie de nulle part ; une pluie torrentielle martela le sol.
Levant les yeux, je vis Grimalkin, plantée sur ses pieds, qui visait soigneusement. La sorcière tueuse ne manquait jamais sa cible. Et si ce n’était pas le cas aujourd’hui ? Ma bouche se dessécha. Mais j’avais eu tort de douter. Elle lança son arme de toute sa puissance. La pique traversa le dos du Malin, et son extrémité ensanglantée ressortit de l’autre côté.
Elle lui avait transpercé le cœur avec une pointe d’argent. Cela suffirait-il ?
Un nouvel éclair déchira le ciel, un déluge de pluie s’abattit sur la fosse, tandis que la sorcière lançait sa dernière pique, l’enfonçant à un demi-pouce de la première. Deux pointes d’argent perçaient désormais le cœur du démon. Avec un grognement de douleur, il se plia en deux. Une salive sanglante dégouttait de sa bouche. Grimalkin sauta dans la fosse. D’une main, elle tenait un marteau ; dans son autre main gantée, une poignée de clous d’argent. Elle s’approcha du Malin par la gauche, tandis que l’Épouvanteur s’avançait par la droite.
À présent, le Malin était à quatre pattes, rugissant et secouant son mufle comme un taureau blessé. La sorcière en profita pour planter un clou dans sa main gauche, abattant le lourd marteau à trois reprises pour fixer fermement la patte velue au rocher. Il tourna la tête, la gueule ouverte, prêt à mordre. Elle l’esquiva avec l’agilité d’un chat, lui balança son marteau en pleine face et lui brisa les dents.
Pendant ce temps, mon maître clouait au sol la main droite du Malin. Il maniait son marteau avec une énergie dont je ne le croyais plus capable. Bientôt, Grimalkin et l’Épouvanteur, agissant de concert, avaient enfoncé un clou dans chaque cheville du démon.
La sorcière se tourna alors vers moi.
— La tête ! me cria-t-elle. Coupe-lui la tête ! Maintenant !
Dès que j’eus tiré du fourreau l’épée du héros, les yeux de rubis se mirent à pleurer leurs larmes de sang. J’élevai la lame, inspirai profondément et, tous mes muscles bandés, je l’abattis sur le cou du Malin. Elle trancha la chair. Mais, quand elle heurta les os, le choc retentit dans tout mon bras. Le Malin hurla, La lame s’était coincée, et il me fallut quelques secondes pour la libérer.
— Frappe encore ! me cria Grimalkin. Frappe !
Je refis le même geste. Cette fois, il n’y eut presque pas de résistance. L’énorme tête se détacha des épaules. Elle roula dans la fosse pour s’arrêter aux pieds de Grimalkin.
Mon regard croisa celui de l’Épouvanteur. Je n’y lus aucune expression de triomphe. Il se contenta d’un hochement de tête approbateur.
Grimalkin empoigna la tête par les cornes et la brandit, projetant autour d’elle des gouttes de sang noir. La bouche lippue du Malin découvrit ses dents dans un ultime râle ; on ne voyait plus que le blanc de ses yeux révulsés. Grimalkin s’extirpa du trou et fourra la tête dans son sac de cuir Après avoir noué fortement le cordon qui le fermait, elle revint à la fosse, où le corps décapité du Malin se convulsait encore.
Après avoir empoigné nos pelles, l’Épouvanteur et moi commençâmes à remplir l’excavation avec le mélange de terre, de sel et de fer qui attendait au bord. Quand je levai les yeux vers l’échafaudage, je vis que le charpentier et son aide n’étaient plus là. Ils avaient fui.
Trempés jusqu’aux os sous la pluie torrentielle, nous travaillions à un rythme frénétique, pressés de faire disparaître la monstruosité ensevelie là-dessous. Nous ignorions de quoi elle était capable. Même sans tête, ne saurait-elle pas se libérer ? Cependant, les spasmes diminuaient. Dans le sac, la tête n’émettait aucun bruit.
Peu après, les charpentiers revinrent. Le corps du Malin était presque entièrement recouvert, même si le sol remuait sporadiquement. Honteux, les deux hommes marmonnèrent des excuses. L’Épouvanteur leur tapota le dos d’un air compréhensif. Avec des bras en plus, le travail avança plus vite. Il nous fallut tout de même une bonne heure pour combler la fosse et tasser la terre par-dessus. Cette tâche accomplie, nous restâmes là, la tête courbée, le souffle court. Le moment était venu d’abaisser la dalle de pierre.
La pluie avait cessé, mais la boue rendait le sol glissant et la manœuvre dangereuse. Tandis que le charpentier maniait le palan, nous maintenions la dalle, Grimalkin et moi d’un côté, l’Épouvanteur et l’aide-charpentier de l’autre. Elle descendit sans à-coup. À la dernière seconde, nous retirâmes nos mains, et le lourd couvercle de pierre se mit en place.
L’aide-charpentier tira alors la chaîne sur le côté et fit passer le crochet dans l’anneau encastré sur le rocher. Il fut bientôt soulevé et déposé au centre de la dalle. Ce travail achevé, le charpentier dévissa l’anneau. Pour finir, nous répandîmes les restes de terre sur la dalle, tout autour du rocher. Quand l’herbe aurait repoussé, il ressemblerait à une treizième pierre, dressée au centre. Personne ne se douterait que le corps du Malin était enterré dans le cercle de pierres de Kenmare.
Mais Grimalkin n’en avait pas terminé. Elle ajouta à la protection créée par le dragon un sort de son cru, pour dissimuler aux créatures de l’obscur la présence du Malin. L’Épouvanteur évita de la regarder pendant qu’elle accomplissait le rituel, tournant trois fois à l’extérieur du cercle de pierres en psalmodiant une incantation.
Enfin, elle nous rejoignit. Nous avions réussi. La Bête était entravée. En dépit de ses efforts, elle n’avait pu se libérer. Nous restâmes là sans parler, arrivant à peine à y croire.
Dans un chuchotement, je finis par demander :
— Le Malin n’est pas entravé de façon définitive, n’est-ce pas ? Un jour ou l’autre, il se libérera...
— Rien n’est jamais définitif, petit, répondit sombrement l’Épouvanteur. Pour l’instant, du moins, il ne peut changer d’apparence, parce que sa chair est transpercée avec un alliage d’argent, et qu’il est fixé au rocher. Que sa tête soit séparée de son corps rend aussi l’entrave plus solide. Il ne devrait pas bouger d’ici avant qu’on trouve un moyen de le détruire pour de bon. Je crains seulement que quelqu’un d’autre ne le relâche. C’est le plus grand danger.
— Ça ne se produira pas, affirma Grimalkin. Comme vous l’avez dit, aussi longtemps que la tête et le corps seront séparés, le Malin restera entravé. J’ai d’abord pensé enterrer la tête ailleurs, peut-être même de l’autre côté de la mer. Puis j’ai eu une meilleure idée. Cette tête m’appartient, désormais. Je serai sa gardienne. Je retournerai dans le Comté et la conserverai près de moi. Les créatures de l’obscur me prendront en chasse. Elles chercheront à me la reprendre pour la rapporter ici. Mais je les tuerai les unes après les autres. Je protégerai la tête aussi longtemps que je vivrai.
La sorcière regarda au loin avant de reprendre :
— Même s’il est vrai que je ne pourrai pas fuir et combattre éternellement. Ils seront trop nombreux, ils finiront par m’avoir.
S’adressant directement à moi, elle poursuivit :
— Pendant que je les occupe, trouve un moyen de le détruire une fois pour toutes !
Je tirai l’épée de son fourreau et la lui tendis, pommeau en avant.
— Prenez cette lame. Elle vous aidera.
Grimalkin secoua la tête.
— Non, tu en as bien plus besoin que moi, et je possède mes propres armes. Souviens-toi, les serviteurs de l’obscur te poursuivront toi aussi. Ils découvriront ce qui a été fait, et la part que tu y as prise. D’ailleurs, tu es à présent le gardien de la Lame du Destin. Quand le temps sera venu de la transmettre à un autre, tu le sauras. En enfonçant les piques d’argent dans le corps du Malin, nous avons fait entrer l’effroi chez tous les habitants de l’obscur. Aussi puissants soient-ils, ils savent maintenant ce qu’est la peur. À l’instant où tu as tranché la tête du Malin, ton destin a basculé. Désormais, tu n’es plus le gibier, tu es le chasseur.
Sur ces mots, Grimalkin jeta le sac de cuir sur son épaule et s’enfonça dans la nuit.
L’Épouvanteur me fixa avec sévérité.
Mieux vaut prendre cette déclaration avec des pincettes, petit ! La vérité est qu’après avoir fait ce pacte insensé avec le Malin, tu peux te féliciter d’avoir une deuxième chance ! Elle a tout de même raison sur un point : on n’en a pas fini avec ce démon. Nous nous sommes donné le temps de respirer. Tâchons d’en faire bon usage.