— Qu’est-ce qu’un jaboteur, au juste ? s’enquit mon maître.
— Vous ne le savez pas ?
L’aubergiste affichait de nouveau un air suspicieux.
— Dans le Comté, d’où je viens, on ne connaît aucune créature de ce nom, expliqua l’Épouvanteur. Aussi, prenez votre temps et contez-moi tout, que je sache à quoi j’aurai affaire.
— Un jaboteur apparaît le plus souvent dans la semaine suivant un suicide. C’est ce qui est arrivé ici, nous apprit l’homme. La femme de chambre était à mon service depuis plus de deux ans. Une gentille fille, travailleuse et – pour son malheur – jolie comme un cœur. Elle a attiré l’attention d’un garçon très au-dessus de sa condition. Je l’ai mise en garde, mais elle n’a rien voulu entendre. Bref, en deux mots, il lui a fait des promesses qu’il n’avait aucune intention de tenir. D’ailleurs, même s’il avait respecté sa parole, sa famille n’aurait jamais approuvé une telle union. C’était un riche héritier, avec un nom et un rang à respecter. Aurait-il vraiment épousé une humble servante sans le sou ? Il prétendait l’aimer. Elle l’aimait, c’est certain. Mais, comme il fallait s’y attendre, les choses ont mal tourné. Il a épousé une jeune fille de la noblesse. Le mariage était arrangé depuis des mois. Il avait menti tout du long. La malheureuse a eu le cœur brisé. Elle s’est tranché la gorge, cette folle ! Une façon bien pénible de quitter la vie ! Je l’ai entendue hoqueter et suffoquer. J’ai couru à l’étage pour voir ce qui se passait. Il y avait du sang partout.
— La pauvre fille ! compatit Alice, frissonnante.
J’acquiesçai en silence, essayant de chasser de mon esprit l’image de cette affreuse agonie. C’est une grande faute que de se tuer. Mais, quand on est au fond du désespoir, on ne sait sans doute plus ce qu’on fait.
— On voit encore des taches de sang sur le plancher, poursuivit l’aubergiste. J’ai eu beau frotter, ça ne s’en va pas. Elle a mis longtemps à mourir. J’ai appelé un médecin, mais il n’a rien pu faire. On ne peut jamais compter sur les médecins. Quoi qu’il en soit, elle repose à présent au cimetière des pauvres. Elle a été une bonne servante, comme je vous l’ai dit, et j’ai payé ses funérailles. Moins d’une semaine plus tard, le jaboteur était là. Elle était à peine refroidie dans sa tombe que...
— Quels sont les signes de son arrivée ? le coupa l’Épouvanteur. Réfléchissez bien, c’est important.
— On a entendu des coups bizarres sur le plancher, des coups rythmés : deux rapides, puis trois espacés, et ça continuait indéfiniment. Au bout de quelques jours, on sentait un froid intense à l’emplacement où la pauvre fille est morte, juste au-dessus des taches de sang. Le lendemain, un de mes hôtes est devenu fou. Il a sauté par la fenêtre et s’est brisé les deux jambes sur les pavés de la ruelle. Ses jambes guériront, pas son esprit.
— Vous ne lui aviez pas loué cette chambre-là, je suppose ?
— Personne n’y logeait ; c’est une chambre de bonne, au grenier. Un jaboteur hante l’endroit où le suicide a eu lieu. Mais j’ai entendu dire qu’il pouvait circuler alentour.
— D’où vient ce nom de « jaboteur » ? demandai-je.
— C’est à cause des bruits qu’il produit, petit. Il ne cesse de jacasser sur un ton sarcastique, il s’adresse à lui-même dans un babillage incessant. Il émet des sons incompréhensibles, mais dont l’effet est terrifiant.
Il s’adressa de nouveau à l’Épouvanteur :
— Alors, saurez-vous régler ça ? Les prêtres en sont incapables. Cette ville regorge de prêtres, mais ils ne valent pas mieux que les médecins.
Mon maître fronça les sourcils :
— Comme je vous l’ai dit, nous arrivons du Comté, un pays de l’autre côté de la mer, à l’est. Je dois reconnaître que je n’ai jamais eu affaire à rien de semblable. La description de phénomènes aussi étranges aurait pourtant dû parvenir jusqu’à nous.
— C’est que les jaboteurs sont nouveaux, ici, précisa l’aubergiste. On a d’abord signalé des cas dans le Sud-Ouest, puis le fléau s’est étendu jusqu’à l’Est. En ville, les premiers se sont manifestés il y a environ un an, juste avant Noël. Selon certains, ce serait l’œuvre des mages caprins du Kerry, qui utilisent la magie noire. Allez savoir !
Nous ne savions pas grand-chose sur ces mages irlandais, sinon qu’ils étaient en conflit permanent avec les propriétaires terriens. Il n’y avait qu’une courte note à leur sujet dans le Bestiaire de l’Épouvanteur. Ils célébraient un culte à l’ancien dieu Pan, dont ils recevaient leur pouvoir. Des rumeurs parlaient de sacrifices humains. Bref, une sale affaire.
— Votre jaboteur, il se manifeste après la tombée de la nuit, supposa l’Épouvanteur. Je me trompe ?
L’aubergiste acquiesça.
— Nous nous occuperons donc de lui dès ce soir. Cela vous convient-il si nous prenons nos chambres à l’avance ? Nous manquons de sommeil et avons besoin de dormir avant d’affronter cette créature.
— Débarrassez-m’en par n’importe quel moyen ! Mais, si vous échouez, vous me devrez chaque nuit passée dans mon établissement. Moi, je quitte l’auberge à la tombée du jour ; je vais dormir chez mon frère. Vous me paierez demain matin.
— Marché conclu, déclara John Gregory.
Les deux hommes se serrèrent la main pour sceller leur accord. L’aubergiste était reconnaissant à mon maître de lui apporter son aide, et en trop grande difficulté financière pour refuser le contact avec un épouvanteur.
Nous choisîmes chacun une chambre. Après avoir convenu de nous retrouver dans la cuisine environ une heure avant le coucher du soleil, nous passâmes la fin de la matinée et une partie de l’après-midi à dormir. Mon sommeil fut agité : je fis un rêve terrifiant.
J’étais dans une forêt. Il n’y avait pas de lune, mais les arbres luisaient d’une lueur argentée, irréelle. Seul et désarmé, je rampais sur le sol en quête d’un objet dont j’avais un besoin urgent : mon bâton. Sans lui, je ne survivrais pas.
Minuit allait sonner, et j’étais recherché par un être effroyable. J’étais trop hébété pour me rappeler de quelle créature il s’agissait. Je me souvenais seulement qu’elle était envoyée par une sorcière. La sorcière voulait se venger de quelque chose que je lui avais fait. Mais quoi ? Que m’arrivait-il ? Pourquoi la mémoire me manquait-elle ? Étais-je la proie de quelque sortilège ?
Une cloche tinta sinistrement, au loin. Pétrifié par la peur, je comptai les coups. Au troisième, pris de panique, je sautai sur mes pieds et partis à fond de train. Les branches me fouettaient le visage, les ronces me déchiraient les mollets tandis que je fonçais désespérément à travers les arbres vers l’église invisible. L’être qui me poursuivait ne courait pas dans les broussailles, il ne se déplaçait pas sur deux ou quatre pattes. J’entendais le battement furieux d’ailes gigantesques.
Je jetai un regard derrière moi, et mon sang se glaça. J’étais pris en chasse par un immense corbeau noir, dont la vue augmenta ma terreur. C’était la Morrigan, la divinité vénérée par les sorcières celtes, la déesse assoiffée de sang qui arrachait à coups de bec les yeux des mourants. Mais, je le savais, si je réussissais à atteindre l’église, je serais sauvé.
Pourquoi ? Je l’ignorais. Habituellement, les églises ne constituent pas un refuge contre l’obscur. Pour assurer leur sécurité, les épouvanteurs et leurs apprentis comptent plutôt sur les outils de leur profession et une bonne connaissance des différents moyens de défense. Néanmoins, il me fallait gagner cette église, sinon, je mourrais, et l’obscur s’emparerait de mon âme.
Je trébuchai contre une racine et m’étalai de tout mon long. Me redressant sur les genoux, je regardai le corbeau. L’oiseau noir s’était posé sur une branche, qui craquait et pliait sous son poids. L’air se troubla, et je battis des paupières pour retrouver une vision normale. Ce que je découvris me terrifia.
Devant moi se tenait une haute silhouette vêtue d’une longue robe noire éclaboussée de sang. Elle était femme des pieds jusqu’au cou, mais sa tête était celle d’un énorme corbeau, aux yeux ronds luisants de cruauté, au bec redoutable. Puis cette tête se mit à se déformer. Le bec rapetissa, les yeux cruels s’adoucirent, s’élargirent, jusqu’à devenir les traits d’un visage humain. Ce visage, je le reconnaissais ! C’était celui de la sorcière celte que l’épouvanteur Bill Arkwright avait tuée dans le Comté. Il lui avait jeté son poignard dans le dos ; puis il avait fait dévorer le cœur de la créature à ses chiens pour être sûr qu’elle ne reviendrait pas après sa mort. Bill se montrait plus implacable avec les sorcières que mon maître, John Gregory.
Mais était-ce bien elle ? Je l’avais observée de près, et j’aurais pu jurer que ses deux yeux étaient de la même couleur. À cet instant, je sus que rien de tout cela n’était réel. C’était un mauvais rêve, un des pires qui soient : un de ces cauchemars lucides dont on n’arrive pas à s’extraire. Je faisais régulièrement ce cauchemar depuis des mois, et il était chaque fois plus éprouvant.
La sorcière marchait vers moi, à présent, les mains tendues, prête à m’arracher la chair de ses griffes.
Je luttai de toutes mes forces pour me sortir du sommeil. Enfin, j’ouvris les yeux, et ma peur reflua peu à peu. Il me fallut cependant un long moment pour retrouver mon calme. J’étais parfaitement réveillé, à présent, et incapable de me rendormir. Cela ne me laissait pas dans le meilleur état d’esprit pour affronter un jaboteur, quoi qu’il puisse être.
Nous nous retrouvâmes à la cuisine, sans avoir l’intention de rien avaler de substantiel. Nous allions combattre l’obscur, et l’Épouvanteur insista pour que nous jeûnions. Il ne nous autorisa qu’un peu de fromage. Son fromage jaune du Comté lui manquait. Où que nous soyons, il déplorait toujours le peu de saveur des produits locaux.
Il mangea en silence, du bout des dents, avant de m’adresser une question :
— Eh bien, petit, que penses-tu de la situation ?
Je le dévisageai. Ses traits semblaient taillés dans le granit, mais je découvris de nouvelles rides sur son front et lus de la lassitude dans ses yeux. Sa barbe était déjà grise le jour de notre première rencontre, quand il était venu à la ferme discuter les conditions de mon apprentissage. À l’époque, cependant, on y distinguait des touches de noir, de roux et de brun. Maintenant, elle était entièrement grise. Il paraissait plus vieux ; les événements des trois dernières années l’avaient éprouvé.
— La situation ? Elle m’inquiète, avouai-je. Faire face à un adversaire d’un type nouveau, c’est toujours dangereux.
Ça l’est. Il y a trop d’éléments inconnus. À quelle espèce appartient un jaboteur ? Est-il vulnérable au sel et à la limaille de fer ?
— Cette créature n’existe peut-être pas, suggéra Alice.
— Que veux-tu dire, jeune fille ? la questionna mon maître, non sans agacement.
Il supportait mal qu’elle fourrât son nez dans nos affaires d’épouvanteurs.
— Si c’était l’esprit de chaque suicidé, emprisonné par magie noire, qui se manifestait ?
L’expression de l’Épouvanteur s’adoucit et il approuva de la tête, l’air songeur.
— Les sorcières de Pendle ont-elles de tels pouvoirs ? demanda-t-il.
— Celles qui utilisent la magie des ossements emploient un sortilège qui lie l’esprit d’un mort à sa tombe.
— Certains esprits sont liés ainsi de toute façon, jeune fille. On les appelle les croche’tombes.
— Les esprits liés par les sorcières ne se contentent pas de rester là, précisa Alice. Ils terrifient tous ceux qui s’approchent. Ce sortilège sert le plus souvent à tenir les gens éloignés de certaines parties d’un cimetière. Les sorcières peuvent ainsi piller les tombes et récolter des ossements.
Chez ce type de sorcière, les os des pouces sont les plus prisés. Elles les font bouillir dans leur chaudron pour en tirer des pouvoirs magiques.
— Suivons ton raisonnement, reprit l’Épouvanteur. S’il s’agit d’esprits captifs, ils sont manipulés pour pousser les gens à la folie. Ça se tient. Mais comment et pourquoi le fléau se propage-t-il ?
— Un sort peut échapper au contrôle, répondit Alice. Il développe alors sa propre énergie, répandant de tous côtés sa force maléfique. Lizzie l’Osseuse a lancé un jour un sort qu’elle n’a pas pu maîtriser. Je ne l’avais jamais vue aussi terrifiée.
L’Épouvanteur se gratta vigoureusement la barbe, à croire qu’une famille d’insectes y avait fait son nid.
— Possible, admit-il enfin. Je propose qu’on visite d’abord la chambre où cette malheureuse s’est donné la mort. Tom viendra avec moi, je suppose donc que tu nous accompagneras, jeune fille.
Il y avait une pointe de sarcasme dans cette dernière phrase. Alice et moi étions en mauvaise posture, et il n’y pouvait rien. L’année précédente, pour sauver la vie de bien des gens – y compris celle d’Alice et de l’Épouvanteur-, j’avais vendu mon âme au Malin, le Démon en personne, l’obscur fait chair. Il avait été appelé sur Terre par un clan de sorcières de Pendle, et sa puissance ne cessait d’augmenter. Un nouvel âge de ténèbres menaçait notre monde.
Seule la magie noire d’Alice empêchait à présent le Malin de venir me prendre mon âme. Elle avait mêlé trois gouttes de son sang à trois gouttes du mien dans ce qu’elle appelait «une fiole de sang ». Je la portais dans ma poche, et le Malin ne pouvait m’approcher. Mais Alice ne devait pas s’éloigner de moi pour être elle aussi sauvegardée.
Nous craignions toujours d’être séparés de la fiole et de nous trouver hors de son aura protectrice. Pire encore : lorsque je mourrais, que ce soit dans six ou dans soixante ans, le Malin viendrait réclamer son dû et me soumettrait à une éternité de tourments.
Le seul moyen d’y échapper était de le détruire, ou de l’entraver et de l’enfermer dans une fosse avant que cela n’arrive. L’énormité de cette tâche pesait lourd sur mes épaules.
Grimalkin, la tueuse du clan Malkin, était une ennemie jurée du Malin. Elle pensait qu’il pourrait être retenu dans une fosse à condition d’être transpercé par des piques faites d’un alliage d’argent. Alice l’avait contactée, et elle avait accepté de se joindre à nous pour tenter le coup. Mais de longues semaines s’étaient écoulées, et nous n’avions aucune nouvelle de Grimalkin. Alice craignait que, aussi invulnérable fut-elle, un malheur ne lui soit arrivé. Les troupes étrangères qui occupaient le Comté avaient peut-être effectué un raid contre les sorcières de Pendle, les massacrant ou les emprisonnant. En tout cas, la fiole de sang nous était plus nécessaire que jamais.
Peu après le coucher du soleil, muni d’une chandelle, l’Épouvanteur nous conduisit au grenier, jusque dans la misérable chambrette que la servante avait habitée et où elle était morte.
Le sommier avait été débarrassé de sa literie. Entre le lit et la fenêtre, des taches sombres marquaient le plancher. L’Épouvanteur posa le chandelier sur la table de chevet ; nous nous installâmes de notre mieux, assis par terre. Et l’attente commença. Si le jaboteur était en quête de victimes cette nuit-là, il viendrait à nous. Nous étions les seuls occupants de l’auberge.
J’avais empli mes poches de sel et de limaille de fer, habituellement efficaces contre les gobelins et, dans une moindre mesure, contre les sorcières. Mais, si l’hypothèse d’Alice se révélait exacte, si nous avions affaire à un esprit emprisonné par la magie noire, ces substances resteraient sans effet.
Nous n’eûmes pas à patienter longtemps. Quelque chose d’invisible se mit à ramper sur le sol. Il y eut deux coups rapides, puis trois plus espacés. Et cela recommença, encore et encore. J’avais les nerfs en pelote. Puis la flamme de la chandelle vacilla, la température baissa brusquement. Un froid glacial me gela les os, annonçant l’approche d’une créature de l’obscur.
Juste au-dessus des taches de sang, une colonne de lumière pourpre s’éleva. Il en sortait des sons confirmant que le jaboteur portait bien son nom. C’était une voix de fillette, sifflante, haut perchée, émettant un babillage incompréhensible qui m’emplissait les oreilles, me rendait nauséeux et me donnait le tournis. Il me semblait que le sol penchait et que j’allais perdre l’équilibre.
Je sentais la malveillance de la créature : elle voulait me faire mal, me faire mourir. Alice et l’Épouvanteur éprouvaient-ils la même chose ? Ils se contentaient de fixer la lumière pourpre, les yeux écarquillés, comme pétrifiés.
Moi, en dépit de mon vertige, j’étais libre de mes mouvements. Je décidai donc d’agir avant que le jaboteur ne s’introduise plus avant dans ma tête et me manipule à son gré. Je me levai, plongeai les mains dans mes poches. Ma main droite se referma sur une poignée de sel, la gauche s’emplit de limaille de fer. Et je lançai les deux poignées sur la colonne de lumière.
J’avais bien visé, la volée de grains atteignit sa cible. Malheureusement, rien ne se produisit. La colonne continua de luire, tandis que le sel et la limaille retombaient en pluie sur le sol.
L’affreux babillage me vrillait les tympans. Des pointes acérées me transperçaient les yeux, un bandeau d’acier m’enserrait le front, m’écrasait lentement le crâne. La douleur serait bientôt intolérable. Je sentis monter la panique. Allais-je sombrer dans la folie ? Être poussé au suicide pour abréger mes tourments ?
Une chose alors me frappa : ces jabotages n’étaient pas des sons dépourvus de signification. J’avais été trompé par leur vitesse et leur stridulation. C’était de l’Ancien Langage ! La voix récitait un sortilège !
La chandelle s’éteignit soudain, nous plongeant dans l’obscurité. Seule la colonne de lumière pourpre était encore visible. Au même instant, je me trouvai immobilisé. Je voulais fuir cette mansarde inconfortable où la pauvre servante s’était donné la mort, et je ne pouvais plus bouger. Mon vertige s’accentua, je perdis l’équilibre. Je tombai rudement sur le côté et ressentis une douleur aiguë, comme si j’avais heurté une pierre.
En me débattant pour me relever, je distinguai une autre voix féminine, psalmodiant elle aussi en Ancien Langage. Cette deuxième voix monta, tandis que la première s’affaiblissait jusqu’à ce que les deux se soient éteintes. Je compris soudain que la deuxième voix avait été celle d’Alice. Elle avait utilisé un sortilège de son cru contre 0102 le jaboteur.
À mon grand soulagement, l’insupportable jabotage s’était tu. Un cri d’angoisse s’éleva alors : l’esprit de la jeune servante était libre, mais en grand tourment. Il errait dans les Limbes.
Une troisième voix s’éleva, un timbre mâle que je reconnus aussitôt : celui de l’Épouvanteur.
— Écoute-moi, jeune fille, disait-il. Tu n’as pas à rester ici...
Ahuri, je crus d’abord qu’il s’adressait à Alice. Puis je compris qu’il parlait à l’esprit de la morte.
— Va vers la lumière ! ordonna-t-il. Tu m’entends ? Va vers la lumière, à présent !
Un gémissement effrayé lui répondit :
«Je ne peux pas ! Je suis perdue dans le brouillard. Je ne trouve pas le chemin ! »
— Le chemin est devant toi. Regarde bien, tu distingueras un sentier de lumière !
«J’ai mis fin à mes jours. C’était mal ; je suis punie. »
Il est toujours plus difficile aux suicidés et aux victimes de mort violente de prendre la voie vers la lumière. Ils errent parfois pendant des années dans le brouillard des Limbes. Un épouvanteur peut, malgré tout, les aider à en sortir.
— Tu te punis toi-même inutilement, reprit l’Épouvanteur. Tu étais malheureuse. Tu ne savais plus ce que tu faisais. Maintenant écoute-moi avec attention. As-tu un souvenir heureux de ta vie d’avant ?
« Oui, oui. J’ai beaucoup de souvenirs heureux... »
— Quel est le plus heureux de tous ?
«Je n’avais pas plus de cinq ou six ans. Je marchais dans une prairie et je cueillais un bouquet de marguerites pour ma mère. Un chaud soleil brillait, les abeilles bourdonnaient, les oiseaux chantaient. Le monde était frais, lumineux ; l’avenir, plein d’espoir. Maman a fabriqué une couronne de marguerites et me l’a posée sur la tête. Elle disait que j’étais une princesse et qu’un jour, je rencontrerais un prince. Mais c’était folie ; la vraie vie n’est pas ainsi. Elle peut être cruelle au-delà de toute mesure.
J’ai rencontré un jeune homme que j’ai pris pour un prince, et il m’a trompée. »
— Retourne à ce moment de bonheur, quand l’avenir s’étendait devant toi, plein de promesses. Concentre-toi ! ordonna l’Épouvanteur. Tu es là-bas ! Vois-tu la prairie ? Entends-tu les oiseaux ? Ta mère est près de toi, elle te prend par la main. Sens-tu sa main ?
« Oui ! Oh oui ! s’écria l’esprit. Elle serre ma main dans la sienne, elle m’emmène... »
— Elle t’emmène vers la lumière, s’exclama mon maître. Vois-tu cette merveilleuse clarté ? «Je la vois ! Je vois la lumière ! Le brouillard a disparu ! »
— Alors, va ! Entre dans la lumière ! Tu es arrivée chez toi !
L’esprit émit un soupir frémissant d’impatience et de désir. Puis il se mit à rire. C’était un rire heureux, qui fut suivi d’un profond silence. Mon maître avait réussi, il avait envoyé l’âme de la jeune fille vers la lumière.
— Bien, conclut-il d’un ton sévère. Parlons à présent de ce qui vient de se passer.
En dépit de notre réussite, il était fort mécontent. Alice avait utilisé la magie noire pour libérer la jeune servante du sortilège.