Chapitre 20

 

 

 

 

La seule chose que nous devons craindre, c'est la peur elle-même, et les araignées.

AUTOCOLLANT POUR VOITURE

Je fermais les yeux au moment où le cercle des créatures se refermait sur moi. J'étais la Faucheuse, pour l'amour du ciel. Reyes avait dit que je pouvais les combattre, mais comment ? Je ne possédais même pas d'épée. Mais j'étais brillante, bordel. J'avais au moins ça pour moi. Si brillante que les défunts pouvaient me voir à des continents de distance. Du moins, c'est ce qu'on m'avait raconté. Mais si les démons avaient été chassés de la lumière, comment» pouvaient-ils se rapprocher de moi ? Pourquoi ma lumière ne les chassait-elle pas ?

Je rouvris brusquement les yeux. À la seconde où je le pensais, à l'instant où l'idée apparut dans ma tête, une force viscérale jaillit en moi, vibrante d'énergie et tremblante d'envie. Elle tourbillonna et grandit, encore et encore, jusqu'à ce que je ne puisse plus la contenir.

—Ange, tire-toi, dis-je, incapable de contenir cette énergie tumultueuse en moi.

Trois choses se produisirent alors simultanément. Ange me lâcha la main, les pointes de crocs tranchants comme des rasoirs me transpercèrent la nuque, et la lumière explosa hors de moi dans toutes les directions, inondant la pièce de sa brillance, saturant et engloutissant toutes les ombres. Le rugissement de l'énergie pure qui consumait tout sur son passage couvrit les hurlements des démons. Ces derniers s'embrasèrent et brûlèrent comme du papier pour ne plus laisser que des cendres. Lorsque la lumière revint se blottir en sécurité au creux même de mon être, je restai debout un long moment en songeant à quel point ce qui venait de se passer était extrêmement cool.

— Charley ! s'exclama l'oncle Bob en faisant irruption dans la cave. C'était quoi ce raffut ?

Il dévala l'escalier, mon père sur les talons.

—Attendez, dis-je en levant la main, restez là juste une minute.

— Est-ce que c'est Farrow ? demanda l'oncle Bob.

—Appelle une ambulance.

Je me rapprochai et m'aperçus que la forme éthérée de Reyes n'était visible nulle part. Mon coeur s'arrêta de battre jusqu'à ce que j'entende sa voix résonner entre les murs.

— Cette chose est encore vulnérable.

Je fis volte-face et le découvris accroupi sur une étagère, en équilibre sur la pointe des pieds, une main levée, agrippant la poignée de son épée. La pointe de la lame reposait devant lui sur le sol. L'arme était presque aussi haute que moi. La robe de Reyes ondoyait autour de lui. Elle s'étendit autour et au-dessus de sa tête jusqu'à remplir la pièce dans ses moindres recoins. Puis elle enfla et reflua, et j'eus l'impression qu'un océan de matière noire m'avait englouti. Reyes était le plus bel être vivant que j'ai jamais vu.

Et il était en face de moi. Vivant.

—Je croyais t'avoir vaincu, toi aussi.

Il tourna la tête, mais je ne pouvais voir son visage.

—Je ne suis pas un démon. J'ai été forgé dans la lumière.

— La lumière des feux de l'enfer, lui rappelai-je.

Il ne répondit pas. Brusquement, je me mis en colère. Pourquoi fallait-il que tout, à propos de ma condition de faucheuse, soit si compliqué ?

— Pourquoi ne m'as-tu pas dit que j'étais capable de faite un truc pareil ?

—Je te le répète, ce serait comme de dire à un oisillon qu'il peut voler. Tu dois comprendre à un niveau viscéral que tu en es capable. Si je te l'avais dit avant, je ne t'aurais pas rendu service.

—Et si je n'avais pas pigé à temps, Reyes ?

Il pencha de côté sa tête encapuchonnée.

— Pourquoi se poser cette question ? Tu as compris. Tu as réussi. Fin de l'histoire. Mais cette chose est toujours vulnérable, répéta-t’il en désignant son corps physique, l'enveloppe lacérée, en lambeaux, de l'homme qu'il était auparavant.

—Tout ira bien dès qu'on t'aura amené à l'hôpital.

— Pour quoi faire ?

—Je ne comprends pas ta question.

—Tu crois que c'est tout, qu'on a gagné ? me demanda-t-il. Tu crois que mon père va juste jeter l'éponge ? Au contraire, c'est une victoire pour lui. Il sait maintenant qu'un portail se trouve sur Terre. Il ne reculera devant rien et il trouvera un moyen de t'abattre, de te mettre en pièces pour atteindre ton noyau, ton essence. De plus, il connaît ta faiblesse, maintenant. (Il regarda de nouveau en direction de son corps.) Tu n'imagines pas ce qui se passera si mon père s'empare de moi. Ce n'est pas pour rien que je veux me débarrasser de mon corps physique, Dutch. C'est un risque que je ne peux pas courir.

— Charley, tu dois me laisser l'examiner. Il est mourant. J'entendis la sirène d'une ambulance se rapprocher.

—Juste un instant, oncle Bob. (Je ne savais pas ce que ferait Reyes si mon oncle s'approchait de lui.) De quoi tu parles ? Pourquoi tu veux t'en débarrasser ?

Reyes sauta à bas de l'étagère pour atterrir sans effort devant son corps physique.

— Ils sont capables de me retrouver. Ils peuvent me traquer au moyen de ce corps, expliqua-t-il.

—Tu me l'as déjà dit. Mais il y a une autre raison. Quelle est-elle ?

Il secoua la tête.

—Tu as dégagé la voie. Maintenant, je peux en finir. Je compris ce que j'avais fait et j'en restai sonnée. Je me rapprochai de lui.

— Pourquoi ne m'as-tu pas tuée quand tu en avais l'occasion ? Pourquoi vouloir mourir ?

—Charley, que se passe-t’il ? demanda mon père.

Reyes leva sa main gantée vers mon visage. La chaleur qui émanait de lui me caressa comme de la soie brûlante.

—Te tuer ? répéta-t’il d'une voix de velours qui se fraya un chemin jusqu'au plus profond de mon être. Ce serait comme éteindre le soleil.

Je battis des paupières, impuissante, tandis que Reyes se retournait et brandissait son épée en tenant à deux mains la poignée de l'imposante arme. Alors qu'il l'abattait à la vitesse de l'éclair, je me précipitai à travers le temps, plongeai sous ses bras et couvris son corps avec le mien. La lame s'arrêta à quelques millimètres à peine de ma colonne vertébrale.

Il releva son épée dans un grondement.

— Ecarte-toi, ordonna-t-il d'un ton dur, menaçant.

—Non.

Je ne pus empêcher mon émotion de transparaître, les larmes jaillissant en me piquant les yeux. Je serrai les dents tout en restant étendue sur le corps physique de Reyes.

Trempé de sang, il brûlait quand même comme un incendie, chaud, vital et vivant. Son cœur battait sous mes paumes.

—Je ne te laisserai pas faire ça.

Il avança d'un pas vers moi et baissa son capuchon pour que je puisse voir ses traits durcis.

— Tu ne comprends pas ce qui se passera s'ils me retrouvent et qu'ils s'emparent de moi.

— Si, je comprends, répondis-je d'une voix suppliante. Ils te tortureront. Ils utiliseront la clé pour entrer dans cette dimension. Mais...

— Ce n'est pas si simple.

Ah bon, parce qu'il trouvait ça simple, lui ?

—Alors quoi ? Dis-le, à la fin !

Il serra les mâchoires d'un air visiblement réticent.

—Je suis comme toi, finit-il par lâcher. Je suis la clé.

—Je sais. Je le comprends.

— Non. (Il se frotta le front de sa main gantée.) Tout comme tu es le portail qui permet d'entrer au ciel, je suis celui qui permet de sortir de l'enfer, expliqua-t-il en baissant la tête comme s'il avait honte. S'ils s'emparent de moi, les légions se répandront sur Terre sans avoir besoin de s'accrocher à l'âme d'un nouveau-né pour accéder à cette dimension.

Il me fallut quelques instants pour intégrer ce qu'il voulait dire par là. C'était difficile à croire. Nous étions bien plus semblables que je ne l'avais imaginé. Tous les deux une clé. Tous les deux un portail. L'un vers le ciel et l'autre vers l'enfer. Comme un miroir.

—Ils auraient un accès direct à travers moi, tout comme les défunts ont un accès direct au ciel à travers toi. La première chose qu'ils feraient, c'est te traquer. Grâce à moi, ils sortiraient de l'enfer et grâce à toi, ils iraient au ciel. Maintenant, écarte-toi, sinon, je t'y obligerai.

Il le ferait. Il m'écarterait de force, me jetterait à l'autre bout de la cave pour pouvoir tuer son corps. En proie à un désespoir et une souffrance terrible, je levai les yeux vers lui, levai ma main et ouvris la bouche.

— Rey'aziel, te vincio.

Il se figea et écarquilla les yeux d'un air incrédule.

— C'est exact, dis-je lorsqu'il m'interrogea du regard. Je te lie.

Il recula, visiblement choqué.

— Non, murmura-t-il en empoignant sa robe qui se désintégrait autour de lui.

Son épée tomba et sembla se briser et disparaître en heurtant le sol. Il me regarda d'un air suppliant.

— Dutch, ne fais pas ça.

La culpabilité qui me transperça le cœur était cent fois pire que tout ce qu'il aurait pu me faire avec son épée. Oh, ce regard accusateur, cet air trahi ! Puis il disparut. Aussitôt, son corps physique revint à la vie en aspirant bruyamment de l'air. Il parut ensuite convulser, les mâchoires soudées l'une à l'autre tandis qu'il se tordait de douleur, en proie à une souffrance atroce, absolue.

— Oncle Bob ! hurlai-je. (Mon oncle et mon père accoururent aussitôt.) Je vous en prie, aidez-le.

 

Ils chargèrent Reyes dans une ambulance. Il était déjà équipé d'un masque à oxygène et d'une perfusion. Son corps d'acier semblait si vulnérable, si enfantin. Je ne voulais rien d'autre que le prendre dans mes bras et effacer tout ce qui lui était arrivé de mal. Mais cela requérait la magie des contes de fée. Même avec mes pouvoirs, ou peut-être à cause d'eux, je ne croyais pas en cette magie.

L'oncle Bob, mon père et moi, nous avions répété notre histoire avant l'arrivée de l'ambulance. Tous les trois, nous nous dirigions vers mon appartement pour y récupérer quelques papiers quand j'avais entendu du bruit dans la cave. Nous y avions retrouvé Reyes inconscient et nous avions appelé une ambulance. Ça sonnait plutôt bien, à condition de ne pas y regarder de trop près. En revanche, après l'avoir répétée bien vingt mille fois, elle commençait un peu à me gaver.

Drapée dans la veste de mon père pour dissimuler mes vêtements trempés de sang, je patientais dans la salle d'attente de l'hôpital. Un nouveau docteur ne cessait de m'interroger alors que moi, tout ce que je voulais, c'était des nouvelles de Reyes.

—Écoutez, c'est tout ce que je sais. J'ignore comment il a été blessé ou ce qui s'est passé, et je suis désolée d'apprendre que certaines de ses blessures ont l'air de remonter à plusieurs jours. Je l'ai juste trouvé dans cet état.

Neil Gossett chassa le médecin en le regardant méchamment, puis s'assit à côté de moi, deux cafés à la main.

—Merci d'avoir pensé à moi, lui dis-je.

— Où est ton oncle ?

—Il a dû retourner au commissariat. On vient juste de résoudre une enquête très difficile, et il prend des dépositions.

Il devait aussi prévenir Cookie. Elle serait contente d'apprendre qu'on avait retrouvé Reyes.

— Bon, me dit Neil en me tendant un café et en fronçant les sourcils à la vue du sang sur mes mains, tel que je vois les choses, quand Reyes s'est réveillé dans ce service de long séjour, il a été frappé d'amnésie. Il venait de passer un mois dans le coma, après tout, à cause d'une blessure à la tête. Il ne savait pas qui il était et encore moins où il se trouvait. On ne peut absolument pas le tenir pour responsable de son évasion puisqu'il n'avait aucune idée de ce qu'il faisait.

Je le regardai, bouche bée. En souriant, il tendit la main et me referma la bouche.

— Tu ferais ça ? lui dis-je d'une voix où perçait ma reconnaissance.

— Oui.

Je poussai un soupir de soulagement.

— Merci, Neil, merci beaucoup.

—Je t'en prie, répondit-il avant de boire une gorgée. Vraiment, n'en parlons plus. J'aime mon boulot.

— Oh, putain, ouais. Maintenant, j'ai de quoi te faire chanter. Alors, voyons, dis-je avant de boire une longue gorgée de café, de quoi ai-je besoin ?

— De voir un psy ? suggéra-t-il. Entre nous, tu n'as pas besoin de recourir au chantage pour ça. Je connais de très bons spécialistes.

— Merci, si j'ai besoin de passer sur le divan, j'irai voir ma sœur.

— Oh, bon sang, ta sœur est tellement sexy.

Il se laissa aller contre le dossier de sa chaise d'un air rêveur, comme s'il se remémorait nos années lycées.

— Beurk. (Gemma était belle, mais quand même. Neil Gossett ? Avec quelqu'un de mon sang ? Ça ne risquait pas d'arriver.) Il faut que je te dise quelque chose.

Il se redressa.

— Ça a l'air sérieux.

— Ça l'est. Je l'ai lié.

— Quoi ?

Je poussai un gros soupir.

—J'ai lié Reyes, comme dans « attaché ». Il se pencha vers moi pour me demander tout bas :

—Tu es sûre que c'est à moi que tu devrais raconter ça ?

—Mais non, idiot, pas comme ça ! (Du revers de la main, je lui donnai une tape sur l'épaule, puis je baissai les yeux, honteuse de ce que je m'apprêtais à lui confier.) J'ai lié son corps éthéré à son corps physique. Il ne peut plus en sortir. Il est entravé, en quelque sorte.

—Tu es capable de faire ça ?

—Apparemment. Ça m'est venu sur l'instant.

—Waouh.

— Non, mais, si je te raconte ça, c'est parce qu'il est furieux.

Neil posa sur moi un regard étonné.

— Pardon ?

— Il est fou furieux, répétai-je en haussant un coin de ma bouche.

Neil fit jouer sa mâchoire comme s'il essayait de trouver quoi répondre.

— Charley, dit-il après avoir apparemment trouvé, j'ai déjà vu Reyes en colère une fois, tu te souviens ? Ça m'a laissé une sacrée impression.

—Je sais, je suis désolée. Mais il allait se suicider, et je ne savais pas quoi faire d'autre.

— Donc, tu l'as mis en rage avant de le renvoyer en prison ? chuchota Neil d'une voix rauque.

Je fis la grimace. À l'entendre, ça semblait si terrible.

—À peu près.

— Putain de merde, Charley !

— Qu'est-ce qu'elle a encore fait ?

On leva tous les deux les yeux. Owen Vaughn, le type qui avait essayé de m'estropier quand j'étais au lycée, se tenait devant nous dans son uniforme noir de policier, qui incluait sa plaque bien brillante et tout.

—Vaughn, lâcha Neil en guise de salut glacial.

Owen tapota sa plaque.

—Agent Vaughn, rectifia-t-il. Je veux savoir ce qui s'est passé dans cette cave.

Oh, pour l'amour du dragon de Peter !

—J'ai donné ma déposition au lieutenant Davidson, répliquai-je en le défiant du regard.

—Tu veux dire ton oncle Bob ?

— Lui-même.

Owen regarda d'un côté du couloir, puis de l'autre, avant de se pencher vers moi.

—Tu veux savoir ce que je pense de toi ?

—Euh, c'est une question piège ?

— Laisse tomber, répondit-il en se redressant. Je te le dirai une autre fois, quand le moment sera mieux choisi. (Il ricana par anticipation.) Comme le jour où je te foutrai en tôle, par exemple.

— Sérieux, qu'est-ce que tu lui as fait ? demanda Neil tandis qu'Owen s'en allait en trombe.

—C'était toi, son putain d'ami au lycée, répondis-je en écartant les mains. A toi de me le dire.

Neil resta un moment avec moi, puis Cookie prit le relais en apportant de quoi manger et de quoi me changer. Elle essaya de me convaincre de rentrer chez moi, mais je ne pouvais pas partir sans savoir comment allait Reyes. Mon père vint, puis repartit. Gemma aussi. Un docteur finit par venir nous voir, l'air épuisé. Reyes était aux soins intensifs, mais il allait remarquablement bien, compte tenu de son état en arrivant. Malgré tout, je ne pouvais toujours pas partir. Ange se pointa au crépuscule et resta toute la nuit avec moi. Il s'assit par terre à côté de ma tête tandis que je m'appropriais un petit banc rembourré. Je dormis aussi bien que l'on peut s'y attendre sur ce type de siège.

L'oncle Bob revint tôt le lendemain matin. Il semblait un peu énervé.

— Pourquoi n'es-tu pas rentrée chez toi ?

— Parce que. (Je me frottai les yeux, puis je me massai le dos en jetant un coup d'œil à Ange.) Tu es resté là toute la nuit, bébé ?

— Bien sûr. Ce type là-bas n'arrêtait pas de te regarder.

— Qui, celui-là ? demandai-je en désignant le type endormi en face de moi. Je crois qu'il dort juste avec les yeux ouverts.

— Oh. C'est flippant.

—Ouais. Alors, quoi de neuf ? demandai-je à Obie.

— On part pour Ruiz. On nous a accordé la permission d'exhumer le corps d'un certain Saul Romero.

— Oh, tant mieux. Qui est Saul Romero ?

— Le type sous lequel Hana Insinga serait enterrée.

— Oh, oui, c'est vrai. Je le savais.

—Alors, tu m'accompagnes ?

Je haussai faiblement les épaules.

— Ouais. L'État refuse de me laisser voir Reyes, de toute façon.

—Alors pourquoi diable as-tu passé la nuit ici ? Je haussai de nouveau les épaules.

— C'est du masochisme. J'ai besoin d'une douche.

—Viens, je te ramène chez toi. Il faut qu'on prenne Cookie au passage, de toute façon. On doit retrouver le shérif sur place.

On arriva au cimetière de Ruiz juste derrière la voiture de Mimi et Warren Jacobs. Kyle Kirsch était déjà là en compagnie de son père. À en juger par leurs yeux rougis, eux non plus n'avaient pas beaucoup dormi. La mère de Kyle avait été arrêtée dans le Minnesota et attendait son transfert au Nouveau-Mexique. Malheureusement, Hy Insinga était là aussi, la douleur gravée sur le visage. Mon cœur saignait pour elle.

— C'est celle-ci, déclara Mimi en indiquant la tombe de M. Romero au shérif du comté de Mora. La deuxième sur la gauche.

Deux heures plus tard, une équipe du bureau du médecin légiste d'Albuquerque sortait du sol la dépouille vieille de vingt ans d'Hana Insinga. La souffrance de sa mère était plus que je ne pouvais en supporter. Je me réjouis qu'elle ait une amie avec elle pour la soutenir et retournai au 4 x 4 d'Obie. Je vis Hy Insinga rejoindre une Mimi tremblante et secouée de sanglots et me demandai comment allaient finir ces retrouvailles. Mais elles se serrèrent dans les bras pendant un très long moment.

Trois jours plus tard, Reyes Farrow, qui récupérait de ses blessures d'une façon remarquable mais inexplicable, fut remis aux bons soins de l'équipe médicale du pénitentiaire du Nouveau-Mexique. Je me rendis en voiture jusqu'à Santa Fe pour le voir. Je tremblais littéralement dans mes bottes au sein de la file d'attente des autres visiteurs, en attendant mon tour de passer au détecteur de narcotiques. Mais un gardien me fit sortir de la file en me disant que le directeur adjoint Neil Gossett voulait d'abord me voir.

— Comment vas-tu ? me demanda Neil après que le gardien m'eut fait entrer dans son bureau.

Je commençais à m'habituer à son désordre organisé et m'assis en face de lui.

— Bien, répondis-je en haussant les épaules. Je fais une pause dans mes enquêtes pour l'instant.

— Est-ce que tout va bien ? s'alarma-t-il aussitôt.

— Oh, ouais. C'est juste qu'il n'y avait aucune affaire très pressante. Alors, quoi de neuf ? Est-ce que je peux le voir, ou est-ce qu'il est encore à l'infirmerie ?

Neil baissa les yeux avant de me répondre.

—Je voulais te le dire en personne, plutôt que tu l'apprennes dans la zone des visiteurs.

Mon cœur fit un bond dans ma poitrine.

— Il s'est passé quelque chose ? Reyes va bien ?

— Oui, il va bien, Charley, mais... il refuse de te voir. (Il pencha la tête d'un air de regret.) Il a demandé à l'État de refuser ta demande de visite.

Stupéfaite, je restai assise en silence pendant une bonne minute pour digérer ce qu'il venait de dire. Un étau se referma lentement sur mon cœur. La périphérie de mon champ de vision s'obscurcit. Je pouvais à peine respirer et j'avais besoin de sortir de là.

— Bon, ben, je vais m'en aller, dans ce cas.

Je me levai et me dirigeai vers la porte. Neil contourna son bureau et me prit par le bras.

— Il changera d'avis, Charley. Il est juste en colère. Je réussis à sourire.

— Ça va, Neil. C'est juste... Prends bien soin de lui, d'accord ?

—Tu sais bien que oui.

Je sortis de prison le sourire aux lèvres et retournai chez moi en luttant bec et ongles contre le poids suffocant du chagrin. Malgré tout, des larmes se faufilèrent sous mes cils. C'était pathétique. Tout en roulant, j'envisageai mon avenir. À quoi ressemblerait ma vie sans Reyes Farrow ? Il ne pouvait plus sortir de son corps. Il ne pouvait plus venir me voir, me parler, me toucher et sauver mes fesses régulièrement. Toute ma vie, je l'avais eu à ma disposition. À présent, j'étais seule.

Lorsque je m'arrêtai devant mon immeuble, je me rendis compte que, d'une façon extrêmement déplorable et humiliante, j'étais désormais l'une de ces centaines de femmes qui essayaient de le voir, qui essayaient en vain de se rapprocher de lui. J'étais Elaine Oake. Je n'étais personne.

Je montai péniblement jusqu'à mon appartement, puis j'allumai mon ordinateur et survolai quelques e-mails signalés urgent, dont deux provenant de l'oncle Bob. Décidant que cela pouvait attendre, je fermai ma messagerie principale et ouvris ma fausse adresse e-mail, tout en m'inventant des excuses pour aller me pieuter à 11 heures du matin. Je voulais être productive, mais la léthargie, teintée d'un soupçon de dépression, m'appelait. Un message de Maîtresse Souci apparut sur l'écran. C'était sans doute le même message qu'elle avait envoyé à Cookie et à Garrett. Peu intéressée à ce stade — je n'arrivais déjà pas à décider si cela valait la peine de continuer à respirer - je cliquai sur le message et le lus.

« Cela faisait longtemps que j'attendais de vos nouvelles. »