Chapitre 10

 

 

 

 

J'étais athée jusqu'à ce que je me rende compte que je suis dieu.

AUTOCOLLANT POUR VOITURE

Le temps d'arriver dans les bureaux du shérif du comté de Mora, Cookie était remontée à bloc. Elle prenait l'enquête en main, et de manière très efficace, en plus. Enfin, si on exceptait les appels interrompus, la connexion Internet bas débit et l'engueulade d'une femme de quatre-vingts ans qui prétendit être Batman lorsque Cookie se trompa de numéro. Cook commençait à s'énerver de mon imitation prolongée de la femme en question. Elle n'aurait vraiment pas dû la mettre sur haut-parleur si elle ne voulait pas en subir les conséquences.

En descendant de Misery, elle me poussa sur le côté en disant :

— Bouge de là, tu gênes mon flux. J'essayai de ne pas rire - enfin, sans trop fournir d'efforts non plus - et lui demandai :

—Tu t'étais pas fait opérer pour ça ? Malheureusement, l'actuel grand manitou était sorti. La réceptionniste nous informa que l'ancien shérif, le père de Kyle Kirsch, vivait désormais à Taos avec sa femme et travaillait dans le domaine de la sécurité. On ne put donc pas lui parler. Mais la secrétaire nous donna une copie de tout ce qu'ils avaient sur l'affaire Hana Insinga, au prix d'un aller-retour dans une cave sombre et humide où nous dûmes bouger quelques cartons remplis de dossiers.

La réceptionniste était elle-même trop jeune pour se souvenir de l'affaire, ce qui était bien dommage. Mais j'étais certaine qu'avec tout le cirque qu'on était en train de faire, on allait bien finir par froisser quelques ego rien qu'en posant des questions. A tout le moins, on pourrait bien attirer l'attention de Kyle, et vite. En même temps, entre les faux agents du FBI et la visite nocturne de mes nouveaux amis, nous avions peut-être déjà dévoilé notre cachette secrète et notre intention d'empêcher Kyle Kirsch de dominer le monde.

Ça m'excitait de faire suer les méchants. Bien sûr, ça m'excitait aussi de faire suer les gentils, sauf que j'utilisais pour ça des méthodes radicalement différentes.

Sur la route du retour, il fallait passer par Santa Fe, ce qui me donnait une occasion parfaite pour avoir une entrevue avec Neil Gossett, le directeur adjoint de la prison. À vrai dire, il avait appelé pendant que je conduisais et avait insisté pour que je passe le voir. Il avait demandé à sa secrétaire de nous fixer un rendez-vous, puisque, en prison, on ne pouvait rien faire sans prendre rendez-vous.

—Tu crois que Neil va te donner accès à ce genre d'infos ? demanda Cookie après avoir terminé sa conversation téléphonique avec sa fille, Amber. (Apparemment, Amber passait un bon moment chez son père, ce qui apaisait l'inquiétude de Cookie.) Je veux dire, le registre des visites n'est pas censé être confidentiel ?

— Chaque chose en son temps, répondis-je en sortant mon téléphone pour appeler l'oncle Bob.

— Oh, fit Cookie en tapotant sur son portable, ta Maîtresse Souci vient juste de répondre à mon e-mail.

— C'est vrai ? Elle parle de moi ?

—Eh bien, je lui ai demandé ce qu'elle lui voulait, à la Faucheuse, gloussa Cookie, et elle m'a répondu, je cite : « C'est entre moi et la Faucheuse. »

— Oh, elle parle de moi ! C'est sympa.

Cookie acquiesça au moment où l'oncle Bob répondait à mon appel d'une voix brusque.

— Qu'est-ce que t'as ?

— Euh, une paire de seins magnifiques ?

—Je parlais de l'affaire.

Qu'est-ce qu'il pouvait être rabat-joie!

—Tu veux la version longue ou juste un résumé ?

— La version longue, si ça ne te dérange pas.

Je déballai donc toute notre affaire pendant les dix minutes suivantes, tandis que Cookie faisait des recherches sur son ordi. Elle aboyait quelques détails de temps en temps, apparemment mécontente de ma version de Kyle Kirsch cherche à dominer le monde: la comédie musicale.

Après une longue pause qui me poussa à me demander si l'oncle Bob avait finalement succombé au problème de ses artères bouchées, j'entendis des halètements et une porte grincer juste avant qu'il chuchote :

— Kyle Kirsch ?

—Tu es où, là ?

— Dans les toilettes, putain. Tu ne peux pas dire des merdes comme ça à voix haute et en public. Kyle Kirsch ?

— Ouaip.

— Le Kyle Kirsch ?

Ses synapses devaient commencer à lâcher. —Je dois me rendre à la prison, là. Préviens-moi quand tu auras mis ton logiciel à jour, qu'on puisse discuter.

— D'accord, attends, dit-il juste avant que je raccroche. Laisse-moi me renseigner sur l'affaire de la fille disparue. Ne fais rien d'impulsif.

—Moi ? protestai-je, juste un tout petit peu vexée.

—Quand il s'agit de donner un coup de pied dans une fourmilière, tu es pire qu'un gamin. Tu es comme une Lois Lane sous amphétamines.

— Ça alors ! Et sinon, tu as du nouveau pour moi ?

—Non.

—Merde.

—Tu vas rester à l'écart des ennuis ?

— Quoi ? K-shhhhhh. Je ne t'entends plus.

Je raccrochai avant qu'il puisse rajouter quoi que ce soit. Si j'étais Lois Lane, alors Reyes Farrow était bel et bien mon Superman. Il fallait juste que je le retrouve avant que les démons armés de kryptonite finissent ce qu'ils avaient commencé. Le fait que je ne l'avais pas vu de la journée ne m'avait pas échappé. Était-il mort ? Avait-il déjà disparu ? Cette seule idée me mit un poids écrasant sur la poitrine. J'inspirai profondément pour me calmer au moment où je m'arrêtai devant les grilles de la prison.

— D'après l'article dans le journal, Janelle York laisse une sœur derrière elle, mais celle-ci habite en Californie, maintenant, dit Cookie.

—Waouh, ça fait un peu loin pour y aller en voiture. Nous venons voir Neil Gossett, annonçai-je au garde.

Celui-ci, raide comme un soldat au garde-à-vous, vérifia son registre.

—Vous avez rendez-vous ?

—Absolument, répondis-je avec un sourire enjôleur. Je m'appelle Charlotte Davidson, et voici mon amie Cookie Kowalski.

Un sourire menaçait d'apparaître aux commissures de ses lèvres. Il était trop jeune pour être blasé et trop vieux pour être naïf. C'était un sacré bon âge, d'après moi.

—Je n'ai que vous sur ma liste, mademoiselle Davidson. Laissez-moi passer un coup de fil.

J'accentuai mon sourire, ce qui, d'expérience, m'ouvrait plus de portes que si j'étais armée d'un AK-47. Le garde s'obligea à rester neutre, mais ses yeux se mirent à pétiller avant qu'il tourne les talons pour rentrer dans sa guérite.

— Peut-être que la sœur de Janelle est venue ici pour les funérailles, ajouta Cookie. Je vais appeler les pompes funèbres pour essayer d'obtenir son numéro de téléphone.

Tandis qu'elle tapait sur l'ordi à la recherche des coordonnées des pompes funèbres, le garde revint vers nous, un sourire menaçant toujours de faire sauter le pli sévère de sa bouche.

—Vous pouvez y aller. Si vous suivez la route par là, ajouta-t-il en désignant la droite, ça vous amènera directement au bâtiment administratif.

— Merci.

 

Dix minutes plus tard, je me retrouvai de nouveau à l'intérieur de la prison d'Etat. Enfin, dans le bureau de Neil Gossett, pas en cellule. Cookie resta pour sa part dans le bureau de l'assistante de direction pour faire d'autres recherches et passer quelques coups de fil. Elle était tellement productive ! J'entendis Neil arriver. Il salua Cookie, puis s'arrêta pour parler à Luann, son assistante de direction, celle qui était venue nous chercher à l'entrée et qui me regardait comme si j'avais l'intention de tuer son chiot chaque fois que je venais. Elle avait un teint pâle qui ne masquait en rien sa quarantaine bien entamée et qui contrastait fortement avec ses cheveux noirs et courts et ses yeux bruns. Je m'étais toujours demandé pourquoi elle me lançait des regards furieux à chacune de mes visites. Bon, pas au point de lui poser la question, mais quand même. La seule émotion que je captais chez elle était la méfiance. En y repensant, au cours de notre première rencontre, je n'avais pas ressenti ça jusqu'à ce qu'elle apprenne que j'étais là pour Reyes. Elle semblait presque le protéger, et je me demandai brusquement pourquoi.

Neil remercia Luann avant d'entrer dans son bureau. Lui et moi étions allés au lycée ensemble, mais nos chemins s'étaient rarement croisés depuis, en grande partie parce que c'était un con, à l'époque. Heureusement, sa carrière à la prison l'avait fait mûrir. D'ailleurs, à cause d'un incident qui s'était produit à l'arrivée de Reyes entre ces murs, dix ans plus tôt, et qui impliquait la mise hors service, en quinze secondes chrono, de trois des plus dangereux membres de gang de la population carcérale, Neil était un tout petit peu au courant pour Reyes. Ce qu'il avait vu à ce moment-là lui avait laissé une forte impression. De plus, il en savait juste assez sur moi pour croire tout ce que je disais, même si ça semblait complètement fou. Ce n'était pas le cas à l'époque du lycée, où on me traitait de tous les noms, de schizophrène à Bloody Mary, ce qui était bizarre puisque j'étais rarement couverte de sang. Mais à présent, je pouvais utiliser à mon avantage cette nouvelle confiance en mes capacités et je comptais là-dessus pour faire avancer mon affaire.

Il me lança un regard entendu avant d'aller s'installer derrière son bureau. Neil était un ancien athlète au front dégarni qui conservait encore un physique en très bon état en dépit de son amour évident pour les libations.

— Est-ce que tu l'as vu ? me demanda-t-il en allant droit au but.

Donc, il allait être strictement professionnel pour l'instant, ce qui me convenait très bien. De toute façon, il était logique qu'il veuille mettre la main sur Reyes, puisqu'il était le directeur adjoint de la prison d'où celui-ci s'était échappé.

—J'allais te poser la même question.

— Comment ça, tu ne sais pas où il est ? Neil semblait agité.

— Non, répondis-je en essayant d'avoir l'air agité, moi aussi.

Il poussa un soupir las et laissa tomber le masque du directeur adjoint. Ce qu'il dit ensuite me surprit plus que je ne voulais bien l'admettre.

— Il faut qu'on le retrouve, Charley. On ne peut pas laisser les marshals lui mettre la main dessus les premiers.

— Pourquoi dis-tu ça ? demandai-je, alarmée.

— Parce que c'est Reyes Farrow, répondit-il d'un ton sardonique. J'ai vu ce dont il est capable. Imagine ce qu'il pourrait faire avec une vraie arme entre les mains.

Il se frotta le visage, puis ajouta :

—Tu sais ça mieux que moi.

Il avait raison. J'en savais vachement plus que lui. Si Neil avait la moindre idée de ce dont Reyes était capable, il péterait un câble.

—Ils ne pourront pas l'arrêter, ajouta-t-il d'un air sinistre. En voyant ça, ils utiliseront tous les moyens nécessaires pour l'abattre.

Le fait que Reyes puisse être abattu par un groupe de marshals me scella la bouche et me serra le cœur pendant un long moment. Reyes l'avait dit lui-même. Sous sa forme humaine, il était vulnérable. On pouvait le neutraliser. Je ne savais pas jusqu'où Neil irait pour m'aider à porter secours à Reyes, mais je n'allais pas tarder à le découvrir. Si je voulais qu'il me fasse confiance, j'allais devoir me lier à lui d'abord. Cependant, la vérité, toute la vérité et rien que la vérité risquait de faire plus de mal que de bien. Neil avait été témoin de suffisamment de choses pour savoir que Reyes était un drôle d'animal. J'allais m'en servir pour le harponner tout en laissant de côté d'ennuyeux petits détails comme « Faucheuse » et « fils de Satan ».

—Je ne sais pas où il est, répondis-je.

J'étais consciente du risque que je prenais lorsque j'ajoutais:

—Mais je sais qu'on le traque et qu'il est blessé.

Cette déclaration surprit Neil au plus haut point. Son visage demeura impassible — il était visiblement un véritable expert à ce jeu-là - mais son agitation grimpa en flèche, et je compris à cet instant que j'avais trouvé un véritable allié. Il ne m'en voulait pas de savoir tant de choses sur Reyes et il n'était pas non plus pressé de se joindre à la traque pour retrouver son prisonnier. Aucun désir viscéral de chasseur ne luisait dans ses yeux à l'idée des lauriers qu'il récolterait pour avoir mis la main sur un détenu en fuite.

Non, Neil avait peur. Il semblait réellement se soucier de Reyes. Cela me surprit. Neil travaillait tous les jours avec des centaines de détenus. L'usure de compassion était sûrement très répandue dans sa profession. On aurait pu croire que la frustration suffirait à elle seule à étouffer le souci des autres. Mais non, je sentais son empathie et le lien qu'il avait avec Reyes. Peut-être s'était-il attaché à lui après l'avoir eu comme prisonnier pendant si longtemps, d'autant qu'il savait qu'il n'était pas entièrement humain, qu'il était plus que ça. Quoi qu'il en soit, j'aurais pu embrasser Neil sur la bouche s'il n'avait pas été un vrai con avec moi au lycée. Le soulagement de le savoir de notre côté me dénoua un peu le ventre.

— Comment sais-tu qu'il est blessé ? demanda-t-il.

Je sentais toutes les émotions conflictuelles qui faisaient rage en lui. L'inquiétude. L'empathie. La peur. Elles sortaient de lui et tourbillonnaient à travers moi comme une fumée suffocante.

Je battis des paupières et me concentrai sur notre discussion.

—Je vais te faire un aveu, dis-je en espérant que ce véritable saut de l'ange ne se terminerait pas par un atterrissage brutal au milieu des cactus (ça faisait mal, ces conneries). Mais je vais avoir besoin que tu restes ouvert d'esprit comme tu l'as été jusqu'à présent.

Il hésita, se demandant sans doute ce que je manigançais. Puis il hocha la tête avec méfiance.

Je me penchai en avant et adoucis ma voix dans l'espoir d'amoindrir le coup qu'il allait recevoir.

— Reyes est une entité surnaturelle.

Comme il ne réagissait pas et continuait à me regarder sans ciller, je poursuivis, parce que j'avais vraiment, vraiment, besoin de son aide, mais aussi parce que j'étais curieuse de voir jusqu'où il était prêt à aller pour découvrir la vérité.

— Bon, c'est vrai, j'ai moi-même un petit truc qui sort de l'ordinaire, mais ça n'est rien comparé à lui.

Au bout d'un long moment de réflexion, il se prit le visage à deux mains et me regarda entre ses doigts écartés.

—Je perds la boule, dit-il. (Puis, il se ravisa.) Non, oublie ce que je viens de dire. Je l'ai déjà perdue. C'est fini. Il n'y a plus d'espoir pour moi maintenant.

—Euh, OK, dis-je en remuant sur ma chaise.

Je décidai de ne pas faire de commentaire, et donc de ne proférer aucun jugement. Je n'allais pas tirer de conclusions hâtives ni lui offrir une camisole de force pour Noël.

Il appuya sur un bouton de son interphone.

— Oui, monsieur ? lui répondit aussitôt son assistante, dont j'admirai la réactivité.

— Luann, j'ai besoin que vous me fassiez interner au plus vite. Hier, si c'est possible.

— Bien sûr, monsieur. Vous désirez un programme en particulier ?

—Non, répondit-il en secouant la tête. N'importe lequel fera l'affaire. Faites au mieux.

—Je m'en occupe immédiatement, monsieur.

— C'est vraiment quelque de bien, commenta-t-il après que Luann eut mis fin à la communication.

—Visiblement. Mais tu veux te faire interner parce que... ?

Il me regarda d'un air noir comme si tout cela était ma faute.

— Bien qu'il m'en coûte de l'admettre, je te crois.

Je ravalai tant bien que mal un sourire de soulagement.

— Non, vraiment, je te crois à 200 %. Comme si tu venais de me dire que tu as un pneu crevé ou que le temps est nuageux. Comme si tout cela était tout à fait banal et ne sortait absolument pas de l'ordinaire. Comme s'il n'y avait pas de quoi se prendre la tête.

Incroyable comme il avait changé depuis le lycée - et je ne parlais pas que de la brioche et du front dégarni.

—Et c'est une mauvaise chose ?

— Bien sûr ! Je travaille dans une prison, pour l'amour du ciel. Des choses comme ça ne devraient pas se produire dans mon monde. Pourtant, au plus profond de moi, je sais que Reyes est une entité surnaturelle. À ce stade, je doute plus de la météo que de toi.

—Tout le monde doute de la météo, et tu es dans mon monde, désormais, répliquai-je avec un sourire malicieux.

Mon monde est super cool. Mais j'avais une bonne raison de te confier tout ça.

Il daigna me regarder de nouveau et haussa les sourcils d'un air interrogateur.

—J'ai besoin de ton aide. Il faut que je sache qui rendait visite à Reyes en prison.

—Et tu as besoin de cette information parce que... ?

— Parce qu'il faut que je retrouve son corps.

— Il est mort ? s'exclama Neil, alarmé.

Il se leva d'un bond et fit le tour du bureau pour me rejoindre.

— Non, Neil, calme-toi, dis-je en levant les mains en signe de reddition. Il n'est pas mort. Enfin, je ne crois pas qu'il le soit. Mais il mourra bientôt. Il faut que je retrouve son corps. Je te l'ai dit, il est blessé - grièvement.

—Tu penses que quelqu'un le cache ? Quelqu'un qui est venu lui rendre visite ?

—Exactement.

Il se retourna et appuya de nouveau sur l'interphone.

— Luann, pouvez-vous m'apporter le nom de toutes les personnes qui ont rendu visite à Reyes Farrow cette année ? J'ai aussi besoin de savoir qui il a fait mettre sur sa liste de visiteurs, qu'ils aient été ou non approuvés par l'État.

—Voulez-vous ces renseignements avant ou après que je vous ai fait interner, monsieur ?

Neil pinça les lèvres d'un air songeur, puis prit sa décision.

—Avant, sans aucun doute.

—Je vous les apporte immédiatement.

—J'adore la façon dont elle utilise le mot « immédiatement », commentai-je en me jurant de parler de ce concept à Cookie. Donc, il faut que les visiteurs soient approuvés par l'État ?

— Oui, répondit Neil en allant se rasseoir derrière son bureau. Le détenu doit présenter le nom de toute personne dont il souhaite recevoir les visites. Puis, cette personne doit remplir une fiche qui est soumise à l'administration pour approbation. Mais revenons à cette histoire d'entité surnaturelle, dit-il, un éclat mystérieux dans les yeux.

— D'accord.

—Tu es médium ? C'est grâce à ça que tu sais que Farrow est blessé ?

On en revenait toujours au mot en M.

—Non, pas spécialement. Pas de la façon dont tu penses. Je ne peux pas prédire l'avenir ou te parler du passé. Sérieux, j'ai déjà du mal à me souvenir de la semaine dernière, ajoutai-je en voyant son air dubitatif. Le passé est flou, comme du brouillard, mais encore pire.

— D'accord, alors qu'est-ce que tu entends par «petit truc qui sort de l'ordinaire » ?

J'envisageai une fois de plus de lui dire la vérité, mais je me ravisai aussitôt. Je ne voulais pas perdre sa confiance, mais je ne voulais pas lui mentit non plus. Ce type travaillait avec des criminels endurcis depuis plus d'une décennie. Il s'y connaissait en menteurs.

J'étudiais le motif moucheté de son tapis en essayant de trouver une réponse. Je détestais cette incertitude entre ce que je pouvais dévoiler et ce qu'il valait mieux garder pour moi. Le problème, quand j'avouais la vérité aux gens, c'est que leur vie s'en trouvait à jamais changée, tout comme la vision qu'ils avaient du monde. Puisque la plupart des gens n'en croyaient pas un mot, je me retrouvais rarement dans une position aussi précaire. Mais Neil avait vu certaines choses. Il savait que Reyes était plus puissant que n'importe quel autre homme. Il savait que je voyais des choses invisibles pour le reste de l'humanité. Mais il y avait une limite à ce que l'esprit humain pouvait accepter comme réel. Si je franchissais cette limite, je perdrais la coopération et l'amitié de Neil. Bon, je m'en foutais un peu, de son amitié, mais quand même.

—Neil, je ne veux pas te mentir.

—Et je ne veux pas que tu me mentes, donc ça règle la question et ça te facilite les choses, non ?

— Si je te dis la vérité..., soupirai-je, disons simplement que ça risque de perturber ton sommeil - pour toujours.

Plongé dans ses pensées, il se mit à tapoter son bureau avec un stylo.

— Soyons francs, Charley, je ne dors pas très bien depuis ta dernière visite.

Merde. Je le savais. J'avais déjà bousillé son monde.

—Je pourrais me tromper, mais je suis certain que je dormirais mieux si je connaissais toute l'histoire. Ce sont tous ces fragments qui me font chier. Plus rien n'est sûr. Plus rien ne correspond à rien. J'ai l'impression que les fondations de tout ce en quoi j'ai toujours cru sont en train de s'écrouler sous mes pieds et que je perds de vue ce qui est réel et ce qui ne l'est pas.

—Neil, si je t'en dis plus, ça ne t'aidera pas à retrouver le sens du réel, bien au contraire.

—Peut-on se mettre d'accord sur le fait qu'on n'est pas d'accord?

— Non.

— Donc, on n'est pas d'accord là-dessus.

—Non.

— Donc on est sur la même longueur d'ondes ?

—Non.

—Alors, laisse-moi reformuler les choses. (Il se pencha en avant avec un sourire parfaitement diabolique.) Si tu veux jeter un coup d'oeil au registre des visites, je veux tout savoir.

Il me faisait le coup du chantage ?

—Je ne crois pas pouvoir faire ça pour toi, répondis-je à regret.

—Ah ouais ? Eh bien peut-être que je ne t'ai pas tout raconté, moi non plus.

Stupéfaite, je haussai les sourcils.

— Comment ça ?

—Tu croyais vraiment que ça se limitait à cette petite histoire que je t'ai racontée à propos de Reyes ?

Lors de ma première visite, Neil m'avait raconté une histoire incroyable. Il venait juste de commencer à la prison lorsqu'il avait vu Reyes, alors âgé de vingt ans seulement, neutraliser trois des hommes les plus dangereux de l'État sans verser une goutte de sueur. Tout s'était terminé avant que Neil puisse appeler des renforts. C'était à ce moment-là qu'il avait compris que Reyes était différent.

—Tu croyais que je n'avais rien d'autre à raconter ? demanda-t-il. (Je m'attendais presque à le voir éclater d'un rire diabolique.) Des histoires comme celles-là, j'en ai des dizaines. J'ai vu des choses... des choses impossibles à expliquer. (Il secoua la tête en repensant à ce qui devait être une pléthore de phénomènes inexplicables. J'essayai de ne pas baver.) En toute honnêteté, Charley, j'ai besoin d'une explication. Mets ça sur le compte du scientifique qui est en moi, ajouta-t-il avec un haussement d'épaules.

—Tu étais nul en sciences.

—J'ai fini par m'y intéresser.

Il n'allait pas lâcher l'affaire. Je lisais la détermination dans ses yeux, celle-là même qui avait permis à notre équipe de foot, au lycée, d'aller en finale du championnat régional trois années de suite. Merde.

—Je te propose un deal, dis-je en passant en mode « négociatrice ». Tu me montres la tienne et je te montre la mienne.

—Je passe le premier, c'est ce que tu essaies de dire ? Je répondis par un sourire.

—Fais chier. Je dois toujours passer le premier et, la moitié du temps, les filles, vous vous défilez et vous mettez les voiles avant de me montrer la vôtre.

Il avait de toute évidence trop d'expérience en la matière.

—Tu ne me fais pas confiance ? dis-je en faisant vraiment de gros efforts pour avoir l'air horrifié.

Il pinça les lèvres.

—Même pas un tout petit peu.

Je désignai notre environnement avec les paumes en l'air.

— Mec, on est dans une prison. Si je ne respecte pas ma part du marché, tu n'auras qu'à me mettre en isolement jusqu'à ce que je crache le morceau.

—Tu peux me mettre ça par écrit ?

Je voulais en savoir plus, j'en avais besoin autant que j'avais besoin de respirer. Mon appétit d'en apprendre plus sur Reyes était insatiable.

—Je peux même sceller mon serment avec du sang.

Il poussa un long soupir songeur, puis répondit :

—Je crois que le sang ne sera pas nécessaire. Je vais te donner un petit aperçu. (Il mâchonna sa lèvre inférieure avant d'en choisir un.) D'accord, il y a eu cet épisode, quand j'étais encore surveillant, où on a appris qu'il y aurait une bagarre. Apparemment, c'était du lourd, entre South Side et les Aryens. La tension était si épaisse qu'au troisième jour, on savait qu'il se passerait un truc. Les hommes se sont rassemblés dans la cour en se mesurant du regard et se sont rapprochés de plus en plus jusqu'à ce que les meneurs de chaque gang se retrouvent nez à nez. Farrow a débarqué pile au milieu de tout ça, ça nous a surpris.

— Pourquoi ? demandai-je, certaine d'avoir les yeux écarquillés par l'étonnement.

— Parce qu'il n'avait aucune affiliation. C'est rare mais, de temps en temps, un détenu tente sa chance tout seul. C'est ce qu'il a fait, et ça lui a parfaitement réussi, d'ailleurs.

— Donc, il s'est retrouvé au milieu de cette bagarre ? Même si je savais que Reyes en était sorti vivant, cela n'empêcha pas mon cœur de manquer quelques battements.

— En plein milieu, oui. On n'arrivait pas à le croire. Et puis, les hommes ont commencé à tomber. Farrow passait entre les rangs, et les détenus s'effondraient les uns après les autres, évanouis.

Il se tut, perdu dans ses pensées.

— Que s'est-il passé ensuite ? demandai-je d'une voix impressionnée.

— Quand Farrow est arrivé au niveau des meneurs, il leur a parlé. À ce moment-là, la plupart des autres détenus étaient déjà en train de reculer, certains étonnés, d'autres effrayés. Les meneurs ont regardé autour d'eux et se sont rendu compte de ce qui se passait. Puis celui de South Side a levé les mains et il a reculé. Mais l'Aryen s'est énervé. Il a dû avoir le sentiment que Farrow trahissait sa race ou un truc dans le genre.

— Ils sont tellement susceptibles, ces gars-là. Neil acquiesça.

— L'Aryen s'est mis à gueuler à quelques centimètres du visage de Farrow. Puis, avant que quiconque comprenne ce qui se passait, il s'est effondré.

Je me levai d'un bond et appuyai mes mains sur le bureau de Neil.

— Qu'a fait Reyes ?

Neil leva les yeux vers moi.

—Au début, on ne le savait pas, mais il les a touchés, Charley. Les vidéos de surveillance le montrent en train de parcourir la foule et de mettre la main sur l'épaule de ces types. Ils sont tombés comme des mouches.

Je restai bouche bée sans doute plus longtemps que nécessaire.

— Les gardiens se sont précipités, ont trouvé leurs armes, ont fouillé tous les autres et ont verrouillé les lieux. (Neil secoua la tête.) On ne saura jamais combien de vies ont été sauvées ce jour-là, y compris la mienne.

Cela me surprit.

— La tienne ?

Il contempla ses mains pendant un moment avant de répondre.

—Je ne suis pas aussi courageux que je le prétends, Charley. Les Aryens avaient juré de s'en prendre à moi. J'avais énervé l'un d'entre eux en le mettant en isolement après qu'il avait jeté un plateau sur un autre détenu. (Le regard de Neil se durcit.) Je ne serais jamais sorti de là vivant, je le sais. Et j'étais mort de trouille.

—Il n'y a pas de quoi avoir honte, Neil. (Je le réprimandai d'un regard, puis répétai l'évidence.) Donc, il t'a sauvé la vie, à toi aussi.

—Et j'aimerais vraiment lui rendre la pareille.

— Laisse-moi te poser une question, dis-je, car une forte suspicion ne cessait de me titiller. (Le meilleur ami de Reyes au lycée s'était retrouvé par la suite son compagnon de cellule.) Amador Sanchez, son compagnon de cellule, n'était-il pas affilié avec South Side, par hasard ?

—Maintenant que j'y repense, je crois bien que si.

Intéressant. Je me demandais si Reyes serait quand même intervenu si ça n'avait pas été le cas.

—Je crois que Farrow aurait quand même mis un terme à la bagarre, dit Neil comme s'il lisait dans mon esprit.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Quand nous avons pris la cour d'assaut, je me suis dirigé droit sur lui. Je voulais m'assurer que personne ne l'attaquerait, en partie parce que je ne voulais pas qu'il soit blessé et aussi parce que je savais déjà un petit peu de quoi il était capable. Je ne voulais pas non plus qu'un de mes collègues soit blessé. Je lui ai donc ordonné de s'allonger par terre et je me suis agenouillé à côté de lui pendant que l'équipe d'intervention balançait du gaz lacrymo dans la cour. Je portais un masque à gaz mais je me suis penché sur lui... Il fallait que je sache.

— Que tu saches quoi ?

—Je lui ai demandé pourquoi il avait mis un terme à cette bagarre.

— Quelle a été sa réponse ?

—Au début, il a nié en disant qu'il ne savait pas de quoi je parlais. Puis il a refusé d'ajouter quoi que ce soit, mais c'était peut-être à cause du gaz lacrymo.

—Et ensuite ?

— Pendant que nous raccompagnions les détenus à l'intérieur pour les confiner dans leur cellule, il s'est penché vers moi alors qu'il attendait son tour d'être fouillé et il m'a dit qu'il avait vu assez de guerres pour un millier de vies.

Sachant parfaitement de quoi parlait Reyes, je déglutis péniblement. Neil me dévisagea avec curiosité.

—Qu'a-t-il voulu dire ? Il n'a de toute évidence jamais participé à une vraie guerre, alors je me suis dit que tu serais peut-être capable de me donner une explication. (Il croisa les doigts.) Je crois que c'est ton tour.

D'accord, il fallait que je sois honnête avec lui, mais je ne pouvais pas tout lui dire, ce ne serait pas juste envers Reyes. Je ne lui dirai que le strict nécessaire.

—Je ne sais pas trop comment formuler ça, dis-je d'un air hésitant, mais Reyes a bel et bien connu la guerre, il en a même connu des tonnes. (Je dévisageai Neil pour mieux évaluer sa réaction.) Il a été le général d'une armée pendant des siècles, mais ce n'était pas une armée de ce monde.

— C'est un alien ? s'exclama Neil en criant presque.

—Non, répondis-je en essayant de ne pas rire. Pas du tout. Je ne peux pas tout te dire... Il est juste une entité surnaturelle.

—Ça suffit, annonça-t-il en se levant. Tu vas en isolement. Il me prit le bras et me souleva de ma chaise, quoique avec précaution.

— Quoi ? Mais je te balance des infos !

— Celle-là, tu me l'as déjà balancée. Il m'en faut des nouvelles, des plus intéressantes. Tu caches quelque chose.

— Pas du tout, je...

— Sais-tu à combien de personnes j'ai raconté cette histoire ?

Il se baissa et poursuivit dans un chuchotement rauque, comme s'il avait peut que quelqu'un nous entende:

— Sais-tu à quel point ça semble fou ? Nous nous dirigions vers la porte.

—Attends, tu ne peux tout de même pas me mettre en isolement !

—Tu crois ça ?

— Neil !

—Luann, annonça-t-il en ouvrant la porte, allez chercher les menottes.

Assise dans le bureau de Luann, Cookie leva les yeux de son ordinateur portable, fronça les sourcils d'un air vaguement intéressé puis retourna à ses recherches.

— D'accord, je me rends.

Je joignis le geste à La parole en levant les mains. Neil desserra son étreinte, et je retirai mon bras d'un geste brusque avant d'ajouter, entre mes dents serrées :

—Mais ne viens pas te plaindre quand tu commenceras à faire pipi au lit la nuit.

Neil sourit gentiment à Luann, puis referma la porte.

—Je te laisse une chance, une seule. Si tu ne tiens pas parole, tu ne reverras plus jamais la lumière du jour.

— D'accord, dis-je en lui donnant un coup d'index dans la poitrine, tu veux la jouer comme ça, c'est ton problème. Reyes Farrow est le fils de Satan.

Au moment où je prononçai cette phrase, au moment où ces mots franchirent mes lèvres, j'entrai en état de choc. Mes mains volèrent vers ma bouche, et je restai très longtemps les yeux dans le vide.

Reyes allait me tuer pour avoir divulgué un secret comme celui-là. Il allait me découper en petits morceaux avec son épée étincelante, je le savais. Non, attendez. Je pouvais réparer ça. Je laissai mon regard horrifié se poser sur Neil. Il semblait hésiter sur la question de l'isolement.

Je laissai tomber mes mains et me mis à rire. Enfin, j'essayai. Malheureusement, on aurait plutôt dit une grenouille en train de se noyer. J'étais secouée, complètement décontenancée.

—Je plaisante, dis-je d'une voix tendue tant j'étais certaine de mourir bientôt. (Je lui donnai une bourrade.) Tu sais ce que c'est quand tu fais face à l'isolement, tu dis le premier truc qui te passe par la tête.

Alors que je lui tournai le dos pour aller m'asseoir et m'ébahir de ma propre stupidité sans qu'il me voie, Neil répondit :

—Tu ne plaisantes pas.

— Pfff, fis-je en me tournant vers lui. Bien sûr que je plaisantais. Franchement ! Le fils de Satan ? Pfff. (Je m'assis en gloussant.) Alors, où en étions-nous ?

— Comment est-ce possible ? demanda Neil en retournant vers sa table de travail d'un air hébété. Dis-le-moi.

Merde. Je m'étais complètement vendue en me débattant comme une carpe sur la terre ferme. Je me relevai pour me pencher par-dessus le bureau.

—Neil, sérieusement, tu ne peux le dire à personne.

Le désespoir dans ma voix le ramena vers moi. Il battit des paupières et fronça les sourcils d'un air interrogateur.

— S'il y a jamais eu une chose dans ta vie que tu n'as jamais pu dire à quiconque, Neil, c'est bien celle-là. Je ne sais pas ce que ferait Reyes s'il apprenait que tu es au courant. Enfin, je ne pense pas qu'il te ferait du mal, ajoutai-je en me mettant à faire les cent pas. Je ne pense vraiment pas, mais on ne peut pas en être sûrs. Son comportement est plutôt... erratique, ces derniers temps.

— Comment est-ce possible ? demanda-t-il de nouveau.

— Eh bien, il a subi un sacré stress. Et des tortures.

— Le fils de Satan ?

—Tu m'écoutes, oui ? (Bordel, j'avais merdé, et pas qu'un peu.) Tu ne dois en parler à personne !

J'avais déjà fait l'erreur de le dire à Cookie avant même de réfléchir aux conséquences. Et maintenant ? Pourquoi ne pas faire passer une annonce dans le New York Times pendant que j'y étais ? Ou mettre un panneau d'affichage sur l'I-40 ? Ou me le faire tatouer sur les fesses ?

— Charley, dit Neil en reprenant ses esprits avant moi. Je comprends. Je ne le dirai à personne. Je sais de quoi il est capable, tu te rappelles ? Je ne vais pas risquer sa colère. Je te le promets.

Je me laissai tomber sur ma chaise en poussant un énorme soupir de soulagement.

—Mais comment est-ce possible ? demanda-t-il pour la troisième fois.

Je haussai les épaules d'un air impuissant.

— Même moi, je n'ai pas tous les détails, Neil. Je suis désolée de t'en avoir parlé. Ce n'est pas aussi terrible que ça en a l'air, je t'assure.

— Terrible ? répéta-t’il d'un air étonné. En quoi c'est terrible ?

— Hum... (Je réfléchis quelques instants.) C'est une question piège ?

—Je sais que Reyes est quelqu'un de bien, Charley. Ce n'est pas parce que son père est, disons, super maléfique... Tu sais ce qu'est le vrai Mal ?

Je haussai les sourcils.

— Quand les Américains en parlent, ils le décrivent comme quelque chose de méchant, cruel et brutal. Mais ce n'est pas ça, le Mal. C'est simplement l'image qu'on en a.

—Tu essaies de me dire quoi, là ?

— Le Mal est simplement l'absence du Bien, l'absence de Dieu.

Je n'avais jamais vu les choses sous cet angle.

—Donc, tu sais que Reyes n'est pas diabolique ? Que c'est quelqu'un de bien ?

— Évidemment, répondit-il comme si j'étais une idiote. Mais, sérieux, c'est vrai ? Il est vraiment son fils ?

— Oui, répondis-je, pleine de regrets. Oui, vraiment.

— C'est le truc le plus cool que j'ai jamais entendu.

— Cool ?

—-Oui, cool, répondit Neil avec un sourire jusqu'aux oreilles.

—Je ne comprends pas. En quoi c'est cool ?

Il se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et joignit les mains devant lui.

— Depuis que je t'ai revue la semaine dernière... Non, attends. Depuis le moment où Reyes est arrivé dans ma vie, il y a dix ans, je n'ai cessé de remettre plein de choses en question. Je me suis demandé s'il existait vraiment des forces supérieures, si le paradis existait, si Dieu existait. Tout cela vient en partie, je le reconnais, du fait que je suis témoin jour après jour des atrocités dont l'homme est capable. Mais, en même temps, je savais que cet autre monde existait, j'en avais un tout petit aperçu, de cette autre réalité, sans savoir de quoi il s'agissait, d'où ça venait. Mais maintenant... (Il fixa sur moi un regard appréciateur.) En un mot, tu m'as rendu ma foi en Dieu, Charley. C'est vrai, penses-y. S'il y a un fils de Satan, alors tu peux être sûre qu'il y a un fils de Dieu.

Je secouai la tête.

—Tu as absolument raison. Je suis juste un peu surprise de te voir prendre la chose aussi bien.

— Penses-y. Jésus m'aime.

Je me penchai en avant en gloussant de soulagement et chuchotai :

— Peut-être, mais moi je suis sa préférée.

Il se mit à rire, puis s'interrompit. Ensuite, il me dévisagea. Genre, pendant vraiment très longtemps.

— Quoi ? protestai-je quand ça commença à devenir vraiment embarrassant.

— Si Farrow est le fils de Satan, tu es quoi, toi ?

—Non, non, fis-je en remuant l'index. Tu m'as donné une réponse, je t'en ai donné une autre. C'est ton tour.

Il continuait à me dévisager avec beaucoup de curiosité lorsque Luann frappa à la porte.

— Entrez.

Elle s'exécuta et lui tendit quelques papiers.

— C'est tout ? s'étonna Neil en mettant ses lunettes. Luann lui avait apporté le registre des visiteurs qu'il avait demandé.

— Oui, monsieur. Il refuse de voir toutes les autres.

— Merci, Luann.

Après son départ, Neil expliqua :

— Farrow n'a qu'une seule personne sur sa liste de visiteurs approuvés par l'État. Pas d'avocat. Pas de représentant légal. Juste un seul type.

— Laisse-moi deviner: Amador Sanchez.

—C'est exact. Ils ont été compagnons de cellule pendant quatre ans.

— Ils étaient amis au lycée, aussi.

—Vraiment ? fit Neil, surpris. Comment diable ont’ils atterri dans la même cellule ? Et comment ont’ils pu rester ensemble pendant quatre ans ?

Oui, comment Reyes avait-il réussi ce tour de force ? Il ne cessait de m'intriguer de plus en plus.

— Que voulait dire Luann par « il refuse de voir toutes les autres » ?

— Oh, les femmes, tu sais. (Il balaya la question d'un geste de la main tout en étudiant le registre.) D'accord, Amador Sanchez lui a rendu visite une semaine avant qu'il se fasse tirer dessus. Il venait régulièrement, apparemment.

— Quelles femmes ? demandai-je tandis que Neil passait les pages en revue.

—Les femmes, répondit-il sans lever les yeux. Il n'autorise aucune d'entre elles à lui rendre visite, alors nous n'avons probablement pas de traces écrites. Mais Dieu sait qu'elles essaient, au moins une ou deux par mois. (Il jeta un coup d'œil au plafond d'un air songeur.) Maintenant que j'y pense, elles doivent normalement remplir une demande pour essayer de le voir quand même. On a peut-être gardé des copies, il faudra que je vérifie.

Il se concentra de nouveau sur son registre.

— Oui, tu as dit ça. Quelles femmes ? répétai-je en essayant de contenir la jalousie brûlante qui m'envahissait.

Au bout d'un long moment, si long que je commençais à envisager différentes manières de le tuer — j'en étais à dix-sept - il me regarda par-dessus le rebord de ses lunettes.

— Toutes ces femmes des sites Web, répondit-il d'un ton qui réussit à faire passer l'idée qu'il me trouvait tout à coup profondément idiote.

Je commençai à pencher pour la solution d'une mort lente — et très douloureuse. Peut-être la numéro quatre. Ou la treize.

— Quels sites Web ?

Il posa les papiers sur son bureau et me contempla d'un air incrédule, ce qui était juste impoli.

—Tu n'es pas censée être détective ?

— Eh bien, si, mais...

—Et depuis combien de temps enquêtes-tu sur Farrow ?

—Hé, j'ai découvert sa véritable identité il y a une semaine seulement ! Moins si tu te fies au calendrier de Saturne.

— D'abord, rappelle-moi de ne jamais t'embaucher.

Je changeai d'avis. Ce serait la numéro douze, en fin de compte. J'en étais presque désolée pour lui.

— Deuxièmement, fais-toi une faveur et tape son nom dans Google.

— Pour quoi faire ?

Il rit doucement en secouant la tête.

— Parce que tu vas avoir droit à une sacrée surprise. Je m'avançai sur le bord de ma chaise.

— Pourquoi ? De quoi tu parles ? Des femmes lui écrivent ? (J'avais entendu parler de ces femmes qui écrivaient aux prisonniers.) Il a des correspondantes ? demandai-je sans employer l'un des milliers d'adjectifs que j'utilisais pour décrire les personnes en question.

Neil se pinça l'arête du nez en essayant de ravaler un sourire.

— Charley, Reyes Farrow a des fan-clubs.