Chapitre 14

 

 

 

 

Certaines filles portent des vêtements Prada. D'autres portent un Glock 17 semi-automatique, à faible recul, avec un indicateur de chambre chargé et une crosse antidérapante.

TEE-SHIRT

Pendant un court moment béni, j'avais presque oublié que Reyes était peut-être déjà mort et que je pourrais bien ne plus jamais le revoir. À la seconde où je remontai dans Misery pour rentrer à la maison, le poids du chagrin s'abattit de nouveau sur moi. Je me concentrai sur ma respiration et dépassai toutes les voitures possibles, juste parce que j'en avais envie. Il était plus de 18 heures quand on arriva au bureau. Je ne pris même pas la peine d'aller voir mon père. Les médecins l'avaient laissé sortir de l'hôpital, et il était à la maison, ce qui impliquait un pénible trajet en voiture jusque dans les Heights. Or, l'effet positif des quatre heures de sommeil agité que j'avais eues cette nuit-là s'était dissipé vers midi. Je décidai donc de remettre ma visite au lendemain, après une bonne nuit de sommeil.

Cookie avait décidé de bosser encore un peu et vérifiait des messages au moment où je m'apprêtais à quitter le bureau. Obie nous en avait laissé un pour nous dire où se trouvait la voiture de Cookie et exiger ma déposition.

Pourtant, ne lui en avais-je pas déjà donné une ? Cet homme n'en avait jamais assez.

—Tu vas réussir à arriver jusqu'à chez toi ? me demanda Cookie d'un air dubitatif.

—Pourquoi, on dirait que je vais m'écrouler ?

—Tu veux que je sois franche ?

—Je vais rentrer saine et sauve, promis-je en souriant.

—D'accord. Au fait, on n'a pas reparlé de cette Maîtresse Souci.

— Sans déconner, dis-je en secouant la tête avec étonnement. Comment diable a-t-elle pu nous faire le coup du fils de Satan ?

— Si seulement je le savais ! Je viens juste de te créer une fausse adresse e-mail et je lui ai écrit. Il faudra que tu vérifies le compte de temps en temps. (Elle me tendit un bout de papier avec le nom d'utilisateur et le mot de passe. Je vis son visage se radoucir.) Il va bien, Charley. J'en suis sûre.

Le simple fait de penser à Reyes me coupa le souffle. Je décidai de changer de sujet avant de devenir toute bleue par manque d'oxygène. Le bleu n'était pas la couleur qui m'allait le mieux.

—Maîtresse Souci est cinglée. Et je crois que Mimi se planque.

Cookie acquiesça en souriant.

—Je le crois aussi - pour l'une comme pour l'autre. Mimi savait ce qui se passait et c'est pour ça qu'elle s'est faite discrète.

— On va la retrouver, affirmai-je en hochant la tête pour renforcer ma promesse.

Sur ce, je rentrai chez moi avaler un bol de céréales froides et prendre une douche. Chaude, la douche, à présent que le Mec-mort-dans-le-coffre était passé de l'autre côté. Le chacal.

Je me souvenais à peine avoir atterri sur mon lit quand je fus réveillée par une texture familière glissant sur ma peau. Une espèce de chaleur, d'électricité. Mes cils papillonnèrent, puis j'ouvris les yeux et aperçus un certain Reyes Alexander Farrow, assis à même le sol sous ma fenêtre. Il m'observait.

Il s'agissait de son corps éthéré, si bien qu'en dépit de la pénombre qui masquait les autres objets de la pièce, chacune des lignes fluides de son être était visible, toutes aussi tentantes les unes que les autres, attirant mon regard comme les vagues hypnotiques de l'océan. Je les suivis, volant au-dessus des plaines et plongeant dans les vallées en contrebas.

Je me mis sur le côté pour lui faire face et m'enfouis plus encore dans les replis de ma couette.

— Est-ce que tu es mort ? lui demandai-je d'une voix groggy qui n'était que l'ombre d'elle-même.

— Quelle importance ? répliqua-t’il en éludant la question.

Il était assis comme sur la photo en noir et blanc que possédait Elaine Oake, la Harceleuse : une jambe repliée, un bras posé par-dessus, la tête appuyée contre le mur. L'intensité de son regard me retenait prisonnière. J'avais du mal à respirer sous son poids. Je ne voulais rien tant que le rejoindre et explorer chaque centimètre de son corps ferme. Mais je n'osai pas.

Comme s'il était conscient du moment précis où je décidai de ne pas aller à lui, Reyes sourit et inclina la tête.

— Petite Faucheuse, me dit-il d'une voix comme du caramel, onctueuse, sucrée et si séduisante que j'en avais littéralement l'eau à la bouche. Autrefois, je t'observais pendant des heures.

Je luttai contre la joie que cette idée provoqua en moi. Je l'imaginai en train de m'observer. De me contempler.

De m'étudier. Mais je suis sûre qu'il sentit mon émotion quand même. Il devait savoir à quel point je devenais malléable le concernant, c'était obligé.

—Je te regardais courir dans le parc pour aller aux balançoires, j'aimais la façon dont tes cheveux brillants se répandaient sur tes épaules et tombaient en boucles emmêlées dans ton dos. J'aimais aussi quand tu mangeais une glace à l'eau et que tes lèvres devenaient toutes rouges. Et ton sourire. (Un gros soupir lui échappa.) Mon dieu, ton sourire était aveuglant.

Puisqu'il n'avait que trois ans de plus que moi, cette déclaration n'était pas aussi perverse qu'on aurait pu le croire. Je sentais, au timbre grave de sa voix, qu'il essayait de m'appeler à lui. Il usait de son charme magnétique pour m'attirer et me séduire comme un incube. Toutes les parties de mon corps frissonnèrent en réponse et se mirent à trembler d'un besoin si viscéral, si dévorant, que j'en eus le souffle coupé.

— Et quand tu étais au lycée, poursuivit-il comme s'il revivait un rêve, j'aimais la façon dont tu portais tes livres. La cambrure de ton dos. Ta peau sans le moindre défaut. J'avais envie de toi comme un animal a envie de sang.

Chaque mot, chaque battement de cœur qui m'atteignait affaiblissait de plus en plus ma résolution. Je savais que j'allais finir par céder si je le laissais continuer. Lui résister plus longtemps était au-dessus de mes forces. Je n'étais pas un surhomme. Enfin, une surfemme.

—Alors, c'est quoi cette histoire de soufre ? demandai-je en espérant éteindre l'incendie.

Je voulais lui rappeler d'où il venait et lui faire mal, juste un tout petit peu, parce que lui me faisait mal, en refusant de me faire confiance, en se fichant éperdument de mes souhaits et de mes inquiétudes. En cela, il agissait exactement comme tous les autres hommes de ma vie, dernièrement.

Un sourire calculateur apparu lentement sur son visage.

— Si jamais tu embêtes de nouveau ma sœur, je te coupe en deux.

Je suppose que mon plan avait fonctionné. Je l'avais blessé. Il s'était vengé. Je pouvais vivre avec.

— Puisque tu refuses de me dire où tu es, puisque tu refuses de me faire confiance et de me laisser t'aider, pourquoi venir ici ? Pourquoi prendre cette peine ?

Un grondement sourd retentit dans la chambre. Puis je sentis Reyes s'en aller. Son essence s'échappa de la pièce, laissant place à un silence glacial qui s'attarda dans son sillage. Une seconde à peine avant de disparaître complètement, Reyes m'effleura et me chuchota à l'oreille :

— Parce que tu es la raison pour laquelle je respire. Dans un soupir, je me terrai encore plus sous ma couette et restai allongée un long moment à repenser... à tout. Ses paroles. Sa voix. Sa beauté époustouflante. J'étais la raison pour laquelle il respirait ? Il était la raison pour laquelle mon cœur battait.

Je me redressai en sursaut avec une exclamation de stupeur. Ses battements de cœur ! J'avais perçu ses battements de cœur, qui venaient à moi dans un grondement, forts et réguliers alors même qu'il me parlait. Il était vivant !

Je sautai à bas du lit et titubai légèrement quand un drap frappé de l'angoisse de la séparation m'attaqua le pied. Puis je sautillai jusqu'à la salle de bains pour m'asseoir sur le trône en porcelaine et faire pipi. J'avais encore une chance de découvrir où il était. J'espérais que le meilleur ami de Reyes, Amador Sanchez, n'aurait rien contre une fille un peu folle, détective privée de métier, lui rendant visite au beau milieu de la nuit. Je devais peut-être prendre mon flingue, au cas où.

J'enfilai quelques vêtements, m'attachai les cheveux en queue-de-cheval et accessoirisai le tout avec un Glock.

Puis, je courus au bureau et pris tout ce que Cookie avait sur le meilleur ami de Reyes, à la fois au lycée et en prison. M. Amador Sanchez. C'était touchant de voir qu'ils étaient restés proches et qu'ils avaient pu passer tant de temps ensemble au fil des ans, pensai-je avec jalousie.

Il y avait très peu de circulation, vu qu'il était 3 heures du matin, si bien que je roulais vite. J'atterris à destination un peu plus de quinze minutes plus tard, légèrement surprise de me rendre dans un quartier comme les Heights.

Élève moyen puis médiocre au lycée, Amador Sanchez avait été arrêté deux fois pour de petits délits avant d'être condamné à quatre ans de prison pour agression à main armée ayant entraîné de graves blessures. Le fait qu'il s'en soit pris à un policier n'avait pas aidé non plus. Ce n'était jamais une bonne décision. Pourtant, il habitait dans l'un des quartiers les plus huppés de la ville. Je pris note de lui demander qui était son agent immobilier. M. Wong et moi n'avions rien contre déménager dans un endroit plus sympa.

La maison devant laquelle je me garai n'était pas exactement ce à quoi je m'attendais, en dépit de l'adresse. Je m'étais imaginé une baraque à loyer modéré, ou même un centre d'hébergement et de réinsertion sociale. Cette splendide demeure de style espagnol, à deux étages, avec des murs en adobe, un toit de tuiles et une porte d'entrée ornée d'un vitrail, ne correspondait pas à l'idée que je me faisais du logement d'un ex-taulard tombé pour agression.

J'avais presque mauvaise conscience en courant dans l'air glacial appuyer sur la sonnette. Peut-être n'était-ce pas la maison d’Amador? Peut-être vivait-il dans la maison du concierge ou dans une dépendance sur l'arrière ? Mais, d'après les notes de Cookie, il habitait là avec sa femme et leurs deux enfants. Je ne pouvais m'empêcher d'espérer qu'il s'agisse du bon endroit. Un ancien détenu qui avait surmonté tous les clichés pour se forger une carrière couronnée de succès - et légale, avec un peu de chance - ça me ferait vraiment plaisir.

Je resserrai ma veste autour de moi et sonnai de nouveau pour faire savoir aux occupants que je n'allais pas renoncer. Une lumière s'alluma sur le perron, et une silhouette floue regarda par le vitrail. J'entendis finalement tourner le verrou, et la porte s'ouvrit prudemment.

—Oui ?

Un trentenaire Latino se tenait sur le seuil. Il se frottait un œil et me dévisageait de l'autre. J'exhibai ma licence de détective en prenant un air déterminé.

—Reyes Farrow. Où est-il ?

Il laissa retomber sa main et me regarda comme si j'étais à moitié folle et à moitié échappée d'un asile mental.

—Je ne connais aucun Reyes Farrow. Je croisai les bras.

— Oh, vraiment. C'est comme ça que vous voulez la jouer ? Vous ai-je précisé que mon oncle est lieutenant de l’APD et qu'il peut être là d'ici vingt minutes ?

Il se mit aussitôt sur la défensive.

—Vous n'avez qu'à appeler votre putain de tante pendant que vous y êtes. J'ai rien fait de mal. Il était très susceptible.

—Amador, s'exclama une femme d'un ton plein de reproches. Arrête de dire des grossièretés, ajouta-t-elle en arrivant derrière lui.

Il haussa les épaules d'un air penaud et s'écarta, lui laissant sa place sur le seuil.

—En quoi pouvons-nous vous aider ?

Je montrai de nouveau ma carte.

—Je suis désolée de me présenter si tôt.

— Elle ne s'est pas excusée avec moi, tout à l'heure, confia Amador à sa femme.

Je lui lançai un regard noir. Rapporteur.

—Je suis ici à propos de Reyes Farrow. J'espère que votre mari connaît l'endroit où il se trouve actuellement.

— Reyes ? (Elle ferma le col de sa robe de chambre, son joli visage creusé par l'inquiétude.) Ils ne l'ont pas retrouvé ?

—Non, m'dame.

—Je vous en prie, entrez. Il gèle dehors.

—Alors, toi, tu l'invites à entrer, comme ça? protesta Amador. Et si c'est une tueuse en série ? Ou une harceleuse ? Il y a des tas de nanas qui me harcèlent, vous savez.

La femme me fit un petit sourire d'excuse.

— C'est faux. Il dit ça juste pour me rendre jalouse.

Je ne pus m'empêcher de sourire en la suivant jusqu'à un magnifique salon jonché de jouets de toutes les couleurs.

—Veuillez excuser le désordre, dit-elle en commençant à ramasser les objets. Nous n'attendions pas de visite.

— Oh, je vous en prie, ne vous donnez pas cette peine. Je me sentais déjà suffisamment mal comme ça.

— Bien sûr qu'on n'attendait pas de visite, il est trois heures et demie du matin, putain ! s'exclama Amador. Faut pas déconner !

Dans un soupir, elle s'assit à côté de son mari. Je dus admettre qu'ils étaient aussi époustouflants que leur maison. Ils formaient un couple d'une beauté absolue.

—Vous savez sans doute qui est Amador, dit-elle. Moi, je m'appelle Bianca.

— Oh, excusez-moi. (J'aurais tout de même pu me présenter.) Je m'appelle Charlotte Davidson. J'ai besoin de retrouver Reyes au plus vite. Je... Je...

Je m'interrompis sur un balbutiement en les voyant me dévisager bouche bée. Bianca fut la première à se ressaisir.

—Je suis désolée, vous disiez ? demanda-t-elle en donnant un coup de coude à son mari.

D'accord.

— Euh, c'est juste que...

Amador continuait à me regarder avec de grands yeux ronds. Bianca tendit la main et lui ferma la bouche.

— On nous a vraiment élevés mieux que ça, s'excusa-t-elle avec un petit gloussement nerveux.

—Oh, non, ce n'est rien. Est-ce que c'est à cause de mes cheveux ?

Je lissai ma chevelure d'un air embarrassé.

—Non, non, c'est juste que nous sommes un peu surpris de vous voir.

— Euh, pourquoi, on s'est déjà rencontrés ?

—Non, répondit Amador.

Ils se regardèrent et secouèrent la tête avant de se tourner vers moi en continuant à secouer la tête. Mouais, mouais, mouais.

— Bon, je vais aller droit au but, alors. (Je poignardai Amador d'un nouveau regard menaçant.) Où est Reyes Farrow ?

J'étais sérieuse, bon sang. Mais quand la seule émotion qui s'empara de lui fut le plaisir, je dois reconnaître que je fus déstabilisée.

—Je ne sais pas où il est, je le jure.

Tous deux recommencèrent à secouer la tête à l'unisson. Ça devenait ridicule.

— Ça suffit, dis-je en levant les mains. Qu'est-ce qui se passe ?

Même Bianca pouffait maintenant, à tel point que je mis les poings sur les hanches.

—Est-ce que j'ai loupé un épisode ? C'est vrai, les amis, vous semblez vraiment... je ne sais pas moi, contents. Dois-je vous rappeler que l'heure est bien trop matinale pour ça ?

— Oh, nous ne sommes pas contents, protesta Bianca gaiement.

Tout à coup, je compris et j'eus l'impression de recevoir un coup de poing dans le ventre. Ils savaient qui j'étais.

— Bon sang, est-ce que Reyes vous a parlé de moi ?

Ils firent signe que non, mais de façon bien trop véhémente. Ils mentaient.

Incapable de croire que Reyes ait pu faire une chose pareille, je me levai et me mis à faire les cent pas dans leur séjour, en trébuchant deux fois sur un Transformer. J'apprends vite, mais il faut m'expliquer longtemps.

—Je n'arrive pas à le croire, dis-je entre mes dents serrées. (Je m'en pris à eux.) Vous a-t-il dit ce que lui, il est ? Hein ? Hein ? Non, bien sûr que non.

Cette crapule n'aurait pas été dire à son meilleur ami qu'il était le satané fils de Satan. Oh, bien sûr que non !

Au bout d'un moment, je me rendis compte qu'ils riaient. Je m'immobilisai et les regardai fixement pendant un moment avant de retourner m'asseoir.

— D'accord, je ne veux pas vous vexer, mais... quoi, qu'est-ce qu'il y a ?

Le sourire qui s'empara du visage d'Amador était tout simplement charmant.

—C'est juste que, on n'a jamais... (Il regarda sa femme.) On ne savait pas si vous étiez réelle.

— Comment ça ?

—Vous êtes Dutch, répondit Bianca. Mon cœur bondit au son de mon surnom. Reyes était la seule personne à m'avoir jamais appelé comme ça.

—Vous êtes la fille de ses rêves.

— Celle faite de lumière, renchérit Amador.

La fille de ses rêves ? Ils ne savaient donc pas que j'étais la Faucheuse? Sans doute pas. Je doutais qu'ils auraient été aussi contents de me voir s'ils avaient eu cette précieuse information.

—Attendez, dis-je en me rapprochant légèrement d'eux, quels rêves ? Il rêve de moi ?

Voilà qui devenait intéressant.

Bianca se couvrit la bouche en riant tandis qu'Amador répondait :

—Il n'a jamais parlé que de vous. Même au lycée, quand toutes les filles le voulaient plus que l'air qu'elles respiraient, il ne parlait que de vous.

—Mais il disait qu'il ne vous avait jamais vue dans la vraie vie, alors on ne savait pas si vous existiez vraiment.

— C'est vrai, quoi, reprit Amador, une belle fille faite de lumière ? D'ailleurs, entre parenthèses, je ne la vois pas vraiment, la lumière. Je veux dire, vous êtes blanche et tout.

Bianca lui donna une bourrade sur l'épaule, puis se tourna de nouveau vers moi.

— Plus Amador et moi en apprenions sur vous, plus nous en sommes venus à nous dire que vous étiez sûrement réelle.

—Alors, il disait que j'étais belle ? demandai-je en me focalisant sur ce seul mot.

—Tout le temps, répondit Bianca avec un grand sourire.

Waouh. C'était sûrement la chose la plus cool que j'avais entendue de la journée. Bien sûr, il était encore tôt, mais j'étais là pour une raison précise. Je revins à l'urgence du moment en poussant un gros soupir et en clignant des yeux.

—J'ai vraiment, vraiment besoin de savoir où il est. Je suis désolée d'avoir à vous le dire, mais si je ne le retrouve pas très vite, il mourra.

Cette déclaration marqua l'arrêt brutal des festivités.

— Comment ça ? s'exclama Amador.

— D'accord, écoutez, que savez-vous exactement à propos de Reyes ?

Il fallait que je sache ce que je pouvais ou ne pouvais pas leur dire. Bianca se mordilla la lèvre inférieure avant de répondre.

—Nous savons qu'il peut quitter son corps et aller autre part. Il a un don incroyable.

— Il faisait ça en prison, renchérit Amador. Il avait appris à mieux le contrôler, alors qu'avant c'était le don qui le contrôlait lui.

J'ignorais qu'à une époque les choses se passaient ainsi. Intéressant. Leurs informations et leur ouverture d'esprit vis-à-vis du pouvoir de Reyes allaient me permettre de leur expliquer ce qui se passait.

— Reyes a décidé qu'il n'a plus besoin de son corps physique.

Bianca haussa ses jolis sourcils d'un air inquiet.

—Je ne comprends pas.

J'avançai tout au bord de mon siège.

—Vous savez qu'il est capable de sortir de son corps ?

Tous deux acquiescèrent.

— Eh bien, il veut rester hors de son corps tout le temps. Il veut s'en débarrasser. Il pense que ça le ralentit et que ça le rend vulnérable.

Bianca se couvrit la bouche d'une main délicate.

— Pourquoi pense-t-il une chose pareille ? s'emporta Amador.

—En partie parce que c'est un crétin.

Je laissai de côté l'autre partie. Je ne voyais aucune raison de leur dire toute la vérité. Le fait d'apprendre que les démons existaient vraiment risquait de leur gâcher la journée.

— Il n'a pas beaucoup de temps. Avez-vous la moindre idée de l'endroit où il pourrait être ? demandai-je en regardant Amador d'un air suppliant.

Il baissa la tête d'un air de regret.

—Non, je n'ai pas du tout de nouvelles. Quand il s'est réveillé et qu'il est sorti de l'hôpital, je me suis dit qu'il allait venir ici.

Bianca entrelaça ses doigts avec ceux de son mari.

—Les flics ont eu la même idée, poursuivit-il. Ils se sont mis en planque devant la maison, et j'ai compris qu'il ne prendrait pas le risque de nous mettre en danger en venant ici.

Il ne mentait pas, et moi, je n'avais toujours rien, à part envie de pleurer. Et de donner des coups de pied en hurlant un petit peu. Quand tout serait terminé, j'allais tuer Ange. Mon seul enquêteur, et la seule personne à qui je pouvais confier le soin de parcourir les rues de manière éthérée, qui ne s'était pas montré depuis des jours. J'envisageais sérieusement de le virer.

— Vous ne voyez vraiment pas où il pourrait être, Amador ?

Il ferma les yeux pour réfléchir.

—Il est malin, commenta-t-il sans rouvrir les yeux.

—Je sais.

—Non, vraiment. C'est un putain de génie comme je n'en ai jamais vu. (Il rouvrit les yeux pour me regarder.) Comment croyez-vous qu'on ait eu cette maison ?

Cette question piqua mon intérêt au vif.

— Quand on était en prison, il suivait le cours de la bourse et il passait les infos à Bianca par mon intermédiaire, en lui disant sur quoi elle devait investir, quand elle devait vendre et quand racheter autre chose.

— Il a pris mes mille dollars, renchérit Bianca, et il a fait de nous des millionnaires. J'ai pu retourner à l'école, et Amador a créé sa propre entreprise à sa sortie de prison.

— Il est tout pour nous, renchérit Amador, et pas seulement à cause de ça. (Il désigna leur environnement.) Vous n'avez pas idée du nombre de fois où il m'a sauvé la vie, même avant qu'on se retrouve dans la même cellule. Il a toujours été là pour moi.

J'avais brusquement du mal à imaginer Amador agressant qui que ce soit. Il avait l'air foncièrement gentil, et j'étais prête à parier qu'il s'était attiré des ennuis en protégeant l'un des siens.

—Et il est malin, répéta-t’il en replongeant brusquement dans ses pensées. Il ne va pas simplement se cacher de n'importe qui, non, il va se cacher de vous, quelque part où il ne s'attend pas à ce que vous le cherchiez.

— Charlotte, voudriez-vous un café? demanda Bianca d'une voix triste.

Amador acquiesça d'un air approbateur.

— Nous nous serions levés dans une heure, de toute façon.

— Dans ce cas-là...

C'était comme agiter une carotte devant le museau d'un âne. On s'assit dans leur cuisine et on parla de Reyes  pendant l'heure qui  suivit : comment il était au lycée, quels étaient ses rêves et ses espoirs. Incroyable mais vrai, tous se focalisaient sur moi. En revanche, Amador ne savait pas grand-chose à propos d'Earl Walker, l'homme qui avait élevé Reyes et qui avait abusé de lui sans la moindre pitié, parce que Reyes refusait d'en parler. Il insista cependant sur le fait que Reyes n'avait tué personne, y compris Earl. Je voulais y croire.

Notre conversation finit par dériver vers les sites de fan. Je leur racontai ma rencontre avec Elaine Oake. Bianca se mit à rire en jetant d'étranges coups d'œil à Amador.

— Explique-lui, finit par dire ce dernier en souriant.

—Je n'avais aucun argent à investir en Bourse au départ, vous comprenez ? dit Bianca. Alors, il m'a dit d'appeler cette femme qui essayait de le rencontrer et qui offrait de l'argent aux gardiens pour obtenir des informations sur lui. C'est ce que j'ai fait. Je lui ai dit que mon mari était le compagnon de cellule de Reyes et que je pouvais lui procurer tout ce qu'elle voulait. Elle a acheté la moindre info que j'avais - littéralement. Nous avons même fini par tomber à court de choses à lui dire. (Elle se mit à rire.) C'est comme ça que j'ai obtenu les mille premiers dollars que j'ai investis.

—Vous lui avez vendu des infos ?

Je ne pus m'empêcher d'en rire avec elle.

— Oui, mais principalement des détails insignifiants, rien que Reyes ne puisse regretter par la suite. De temps en temps, il me disait de lui donner un élément important de son passé pour ne pas perdre son intérêt. Malgré tout, il y avait certaines choses qu'il n'avait pas l'intention de dévoiler et que les gardiens ont ébruitées. Nous ne savons pas d'où ils tenaient certaines de leurs infos.

Ah, je crois que j'en connaissais une.

— Est-ce que l'une d'elles concernait la sœur de Reyes ? Bianca fit la grimace.

— Oui. On ignore comment les gardiens ont appris son existence.

— Reyes ne parlait jamais d'elle, confirma Amador. J'étais convaincue que c'était grâce à l'un de ces sites que les marshals avaient appris l'existence de Kim. Mais Amador avait raison. Reyes était terriblement malin. Non pas que je ne le sache pas déjà, mais... Attendez une minute ! Je dévisageai Amador avec méfiance.

—Et les photos de Reyes sous la douche,  alors ?

— Comment croyez-vous qu'on ait obtenu l'acompte pour cette maison ?

J'en restai bouche bée.

—Reyes est au courant ? Amador éclata de rire.

—C'était son idée. Il savait qu'elle paierait très cher pour ces photos-là, et il voulait qu'on ait cette maison.

Je n'en revenais pas. Il avait fait tout ça pour ses amis. Et pourtant, il voulait me faire croire qu'il était capable de blesser des innocents ? J'en doutais plus que jamais. Mais s'il mourait ? Perdrait-il vraiment son humanité ? Était-ce seulement possible ?

J'avais espéré trouver au cours de notre conversation ne serait-ce qu'un indice quant à l'endroit où il se cachait, un détail que les Sanchez ne pensaient peut-être même pas connaître, mais rien ne me sauta aux yeux. Je leur donnai une de mes cartes de visite et me levai pour prendre congé. Amador courut prendre sa douche tandis que Bianca me raccompagnait à la porte.

—Alors,  qu'est-ce qu'il  vous racontait sur moi ? lui demandai-je. (Elle secoua la tête en gloussant.) Non, vraiment. Est-ce qu'il vous a parlé de mes fesses ?

 

J'entrai dans mon immeuble, la tête remplie d'images de Reyes et le cœur plein d'espoir. Je ne savais pas vraiment pourquoi. Peut-être que le simple fait de le savoir toujours en vie suffisait à me mettre de bonne humeur. Je ne m'en étais jamais rendu compte mais, en y repensant, j'avais toujours entendu battre son cœur, surtout dans la zone intermédiaire entre le sommeil et le réveil, quand des rêves à moitié lucides glissaient à la surface de ma conscience. Généralement, les battements de son cœur me berçaient et m'aidaient à me rendormir plus profondément.

Au moment où j'enfonçai ma clé dans la serrure, j'entendis Mme Allen au bout du couloir.

— Charley ? demanda-t-elle d'une voix faible.

Seigneur des Anneaux, quoi encore ? La seule fois où Mme Allen m'avait adressé la parole, c'était parce que son caniche PP s'était enfui, et qu'elle avait eu besoin d'un vrai détective privé pour le retrouver. Prince Phillip était une menace pour la société, si vous voulez mon avis. Je soupçonnais fortement la personne qui avait inventé le concept des caniches en général d'avoir vendu son âme au diable. Parce que, sérieux ? Des caniches ?

Je me tournai dans sa direction. À défaut d'autre chose, je devrais obtenir dans l'histoire une assiette de cookies maison, puisque Mme Allen considérait que des cookies maison étaient un paiement adéquat pour les heures que j'avais passées à traquer «la plus grande menace de toute l'Amérique ». Ce qui me convenait.

— Bonjour, madame Allen, dis-je en me dirigeant vers elle.

Tout de suite après, j'entendis un étrange bruit sourd. Puis un éclair de douleur explosa à l'intérieur de ma tête tandis que le sol se précipitait à la rencontre de mon visage. La seule chose qui me traversa l'esprit avant que les ténèbres m'engloutissent fut : C'est pas vrai !