Chapitre 19

 

 

 

 

C'est pas parce que je m'en fous que je ne comprends pas.

TEE-SHIRT

Ne le prends pas mal, mais tu as été une vraie garce avec moi pendant des années, dis-je à Gemma. Nous étions assises à une table dans le bar de notre père. Sammy nous préparait des huevos rancheros, et papa s'occupait de nos boissons. Denise nous avait suivis également ; même l'oncle Bob avait quitté le boulot pour venir manger un morceau.

— Le député peut attendre, avait-il confié en souriant. Juste avant d'ajouter :

—Tu veux bien m'expliquer cette estafilade dans ton dos ? Je lui avais tapoté le ventre.

—Tu sais, si tu continues à manger comme ça, je vais commencer à t'appeler oncle Blob.

— Ce n'est pas très gentil.

—Je sais, c'est pour ça que je te l'ai dit.

—Oh.

Ensuite, on était venus là. Gemma s'agita sur sa chaise.

—Je travaille là-dessus, OK ? C'est vrai, tu imagines ce que c'est de grandir à côté de l'époustouflante Charley Davidson ? La Charley Davidson, la seule et l'unique ?

J'étais en train de boire une gorgée du thé glacé que m'avait apporté mon père et je m'étranglai avec. Après une longue et difficile quinte de toux, je dévisageai ma sœur d'un air ébahi.

—Tu plaisantes ? De nous deux, tu as toujours été la parfaite petite fille. Et tu as un problème avec moi ?

— Qu'est-ce tu crois ? répliqua-t-elle en levant les yeux au ciel.

On se ressemblait bien plus que dans mon souvenir. C'était flippant.

—Tu ne veux même pas me dire bonjour, protestai-je. Tu ne lèves même pas les yeux quand j'entre dans une pièce.

—Je croyais que tu ne voulais pas que je le fasse.

Elle baissa la tête d'un air gêné. De mon côté, je ramassai ma mâchoire par terre.

— Pourquoi penses-tu un truc aussi ridicule ?

—Parce que tu m'as demandé de ne plus jamais t'adresser la parole, pas même pour te dire bonjour. Et tu as ajouté que je ne devais jamais plus, au grand jamais, te regarder, quelles que soient les circonstances.

— Quoi ? (Je ne me souvenais absolument pas de ça. Ah si, attendez, il y avait bien eu une fois.) M'enfin, j'avais neuf ans !

Elle secoua la tête. Bon, d'accord, il y avait eu une deuxième fois.

— Quand j'avais douze ans ? Nouveau hochement de tête.

— Quoi qu'il en soit, c'était il y a très longtemps.

—Tu n'as pas mentionné de date limite. Visiblement, tu ne t'en souviens pas, mais moi si, comme si c'était hier. En plus, tu as toujours été si secrète. Je voulais toujours en savoir plus, mais tu refusais de me raconter. (Elle haussa les épaules.) Je me suis toujours sentie à l'écart.

À mon tour, je m'agitai sur ma chaise.

— Gemma, il y a certaines choses qu'il ne vaut mieux pas que tu saches.

— Ça y est, elle recommence ! s'exclama-t’elle en levant les bras au ciel.

Papa, qui était venu s'asseoir en face de nous, se mit à rire.

— Elle me fait toujours ce coup-là, à moi aussi.

—Vraiment, les gars, je ne plaisante pas, insistai-je.

— Charley a raison, intervint Denise. Il faut qu'elle garde ces choses-là pour elle.

Nous étions de retour à Déniville, qui n'était pas aussi amusante que Margaritaville. Rien ne plaisait moins à Denise que de parler de Charley.

— Denise, dit mon père en posant sa main sur celle de sa femme, tu ne crois pas qu'on a joué à ça trop longtemps ?

— Comment ça ?

—Tu l'as toujours mise de côté et tu as toujours refusé de reconnaître son don, même quand tu en avais la preuve juste sous le nez.

—Je n'ai jamais rien fait de tel, hoqueta Denise.

—Maman, intervint Gemma à son tour. (Elle aimait véritablement cette bonne femme. Je ne comprenais vraiment pas pourquoi.) Charley est très spéciale. Tu ne peux pas ne pas le savoir.

— C'est pour ça que j'ai fait ça, reprit mon père, le visage baissé parce qu'il avait honte. Je savais que si Caruso s'en prenait à toi, ma chérie, tu en sortirais indemne - comme toujours.

De mon point de vue, je n'en étais pas sortie indemne. J'avais eu besoin de Super Glue pour me recoller la poitrine. Enfin, pendant quelques minutes. La plaie avait guéri presque immédiatement, mais je n'avais pas eu le cœur de le dire au docteur. C'était un autre aspect de moi que ma famille ne connaissait pas : à quel point je guérissais vite.

— Papa, pourquoi tu ne m'as pas parlé de lui ?

Une grande honte et une profonde tristesse engloutirent mon père tout entier. Je lui pris la main de peur de le voir disparaître.

—Je ne voulais pas que tu sois au courant pour Caruso si je pouvais l'éviter. Je ne voulais pas que tu apprennes ce que j'avais fait. Nous espérions le retrouver avant qu'il puisse mettre sa menace à exécution.

— Papa, tu peux tout nous dire, intervint Gemma.

—Mais vous ne comprenez pas. Il avait raison. C'est à cause de moi que sa fille est morte. Je le poursuivais à deux cents à l'heure, et je lui ai fait une queue de poisson. Il a dérapé, il a rebondi contre la glissière de sécurité et il a dévalé un petit talus de l'autre côté. Sa voiture a fait un tonneau, et sa fille a été éjectée.

— Papa-oh, bon sang ! m'exclamai-je, exaspérée. C'est sa faute, et non la tienne ! Franchement, il s'est lancé dans une course-poursuite avec sa fille dans la voiture ?

Mon père poussa un long soupir, puis acquiesça.

—Je sais, mais ça n'en est pas plus facile à digérer pour autant. Je ne pouvais pas te le dire. Mais je l'ai fait. Alors, maintenant, c'est ton tour.

— Oh, merde, c'était un piège !

—Il a raison, tu dois nous donner quelque chose, renifla l'oncle Bob.

Saint macaroni, s'ils découvraient que j'étais la Faucheuse... Non. Hors de question d'aller sur ce terrain-là.

—Pour commencer, comment as-tu fait ça, l'autre nuit ? demanda mon père.

— Fait quoi ? répliquai-je au moment où Donnie, son barman amérindien, nous apportait nos plats. (Je pris le temps de contempler son torse, puis je ris sous cape en surprenant Gemma en train de faire pareil. On se tapa dans la main sous la table.) Salut, Donnie.

Il me regarda en fronçant les sourcils.

—Salut, répondit-il d'un ton méfiant.

Il ne s'était jamais pris d'affection pour moi.

— Ces gestes, expliqua mon père après le départ de Donnie. La façon dont tu as bougé.

Il se pencha pour ajouter tout bas :

— Charley, ça n'avait rien d'humain.

Gemma ouvrit de grands yeux ronds comme des soucoupes.

— Quoi ? Comment elle a bougé ?

Même Denise parut brusquement intéressée tandis qu'elle mélangeait ses œufs et son chili rouge.

Pendant que mon père expliquait à tout le monde ce que j'avais fait et comment j'avais bougé, je jetai un coup d'œil à Charlotte aux Fraises. Elle était apparue à côté de moi. Je poussai Gemma avec ma hanche pour faire de la place à la petite.

— Salut, mon chou, lui dis-je tandis qu'elle grimpait sur le banc à côté de moi. (Mon père s'interrompit. Tout le monde à table me regardait bizarrement. Je levai les yeux au ciel.) Oui, bon, franchement, chacun ici sait que je communique avec les défunts.

— On sait, rétorqua Gemma, on veut juste écouter votre conversation.

— Oh. Eh bien, d'accord.

Denise fit mine de s'intéresser énormément au contenu de son assiette. Je m'attendais plus ou moins à l'entendre renifler ou piquer une crise, mais je crois qu'elle était consciente d'être en infériorité numérique - pour une fois dans son existence.

— Qu'est-ce qui se passe ? demandai-je à Charlotte aux Fraises. Ton frère sort encore avec cette pute ?

— Charley ! s'exclama Gemma sur un ton réprobateur.

— Non, mais c'est vrai, expliquai-je. Il pourrait avoir besoin d'une intervention.

—Je ne sais pas. (Charlotte aux Fraises haussa les épaules, si bien que ses cheveux blonds se répandirent sur ses épaules.) Je suis allée voir Baby. Tu sais, dans ce vieux bâtiment. C'est vraiment sympa. Et Rocket est si drôle.

Mon cœur fit un bond lorsqu'elle mentionna Rocket.

—Alors, il va bien ?

— Ouaip. Il dit qu'il se porte comme un charme.

Je poussai un soupir de soulagement et me demandai si Baby avait découvert où Reyes cachait son corps. Je détestais poser la question à haute voix, mais...

— Est-ce qu'elle l'a retrouvé ? Reyes ?

L'oncle Bob se figea. Il était le seul à cette table qui sache qui était Reyes et le fait qu'il se soit évadé de prison, pour ainsi dire.

Charlotte aux Fraises haussa les épaules.

— Non, elle a dit que tu étais la seule à pouvoir le retrouver. Mais tu ne le cherches pas avec la bonne partie de ton corps.

Je ne pus m'empêcher de regarder en direction de mon entrejambe.

— Qu'est-ce que ça veut dire ?

—Aucune idée.

Je me penchai pour chuchoter :

— Bien, est-ce qu'elle a mentionné quelle partie démon corps je devais utiliser ?

Tout le monde à la table s'était penché aussi.

— Elle a juste dit que tu devais tendre l'oreille.

— Oh. (Je me renfonçai sur le siège, perplexe.) Et je suis censée entendre quoi ?

—Je ne sais pas. Elle parle bizarre.

— D'accord, répète-moi exactement ce qu'elle a dit.

— Elle a dit que tu devais tendre l'oreille pour entendre ce que toi seule peux entendre.

— Oh, répétai-je en fronçant les sourcils.

— On va jouer à la marelle.

— D'accord.

—Ah oui, elle a ajouté que tu devais te dépêcher.

—Attends ! (Mais Charlotte aux Fraises était déjà partie.) Putains de gens morts.

— Quoi ? demanda Gemma, dont l'intérêt était piqué au vif.

C'était plutôt sympa d'être aussi franche. Je lançai un regard entendu à l'oncle Bob.

— Elle m'a dit que si je voulais trouver Reyes, je devais tendre l'oreille pour entendre ce que moi seule peux entendre. Je ne sais pas ce que ça signifie.

— Charley, je sais ce que tu es, annonça Gemma.

Ma mâchoire commença à dégringoler. Je me ressaisis et lançai un coup d'œil à la ronde d'un air embarrassé.

— Gemma, personne à cette table ne sait qui je suis.

—Et pourquoi ça ? voulut savoir mon père. Gemma sourit.

—Je sais que tu es amoureuse.

Puis elle me fit un clin d'oeil de conspiratrice, et je compris qu'elle couvrait mes arrières, mais qu'elle savait vraiment ce que j'étais. Quand diable était-ce arrivé ?

—Je sais aussi que tu as des pouvoirs dont tu ne nous as jamais parlé.

Papa se pencha en arrière pour nous dévisager toutes les deux. Il voulait des réponses que je n'étais tout simplement pas prête à lui donner - pas encore.

— Cela vous rassurerait de savoir que je ne m'en sers que pour faire le bien ?

Il pinça les lèvres.

— Que te dit ton cœur ? me demanda Gemma.

Je posai mon menton au creux de ma main et me mis à piquer ma galette de pomme de terre avec ma fourchette.

— Mon cœur est trop épris de lui pour réfléchir sereinement.

—Alors, fais une pause et tends l'oreille, me dit ma sœur. Je t'ai déjà vu le faire, quand on était petites. Tu fermais les yeux et tu écoutais.

C'était vrai. Je redressai les épaules à ce souvenir. Elle avait raison. Parfois, quand je voyais Grand Méchant au loin — avant de savoir qu'il s'agissait de Reyes — je m'immobilisais et j'écoutais ses battements de cœur. Mais il était près de moi. Voilà pourquoi je les entendais. Non ?

Gemma me réprimanda d'une grimace.

— Ferme les yeux et écoute.

Elle se pencha pour chuchoter à mon oreille :

—Tu es la Faucheuse, pour l'amour du ciel.

Je dissimulai ma surprise derrière un masque de réticence.

— Comment le sais-tu ? murmurai-je.

—Je t'ai entendu le dire à ce gamin, Ange, quand tu l'as rencontré.

Putain, j'avais complètement oublié.

—Maintenant, concentre-toi, reprit-elle en me regardant comme si elle avait complètement foi en moi.

Je pris une longue inspiration, puis expulsai lentement l'air de mes poumons en fermant les yeux. Je l'entendis presque aussitôt. Un faible battement de cœur, dans le lointain. Je me concentrai dessus en focalisant tous mes sens sur ce bruit. Plus je me concentrais, plus il devenait fort. Son rythme était si familier, sa cadence si rassurante. Était-ce vraiment le cœur de Reyes ? Était-il toujours vivant ?

— Reyes, où es-tu? chuchotai-je.

Je sentis une chaleur, une bouffée de feu, puis une bouche à mon oreille. J'entendis alors une voix si profonde, si rauque, que ses basses vibrations déferlèrent sur moi en vagues sensuelles.

—Au dernier endroit où tu penseras à regarder, répondit-il sur un ton presque taquin.

J'ouvris les yeux en poussant une exclamation de surprise.

— Oh, mon dieu, je sais où il est !

Je dévisageai les personnes qui m'entouraient et qui me regardaient d'un air interrogateur.

— Oncle Bob, tu peux venir avec moi ? demandai-je en me levant d'un bond.

Il enfourna une nouvelle bouchée de nourriture, puis se leva. Mon père aussi.

— Papa, tu n'as pas besoin de venir. Il me lança un regard sardonique.

—Essaie de m'en empêcher.

—Mais il peut très bien ne rien se passer.

— D'accord.

— Bon, OK, mais ton petit déjeuner va refroidir.

Il sourit. Je regardai Gemma, incapable de croire qu'elle savait qui j'étais. Mais l'idée que mon père l'apprenne un jour me broyait la poitrine. J'étais sa petite fille et j'avais envie de le rester le plus longtemps possible. Je me penchai vers elle juste avant de partir.

—Je t'en prie, ne dis pas à papa ce que je suis.

—Jamais, répondit-elle en me souriant d'un air rassurant.

Waouh, c'était sympa - même si ça faisait très famille Adams.

 

Quel était le dernier endroit où je n'irais jamais chercher Reyes ? Chez moi, naturellement.

Sans attendre mon père ou l'oncle Bob, je traversai le parking en courant aussi vite que mes hauts talons me le permettaient et je dégringolai presque l'escalier de la cave. C'était la seule explication logique. Tous les appartements étaient occupés puisque l'année universitaire avait commencé. Reyes devait donc forcément être dans la cave.

Quand je m'arrêtai brutalement sur le sol en ciment, la porte s'était refermée, et je me rendis compte que j'avais oublié un détail. La lumière. L'interrupteur était en haut de l'escalier. Je fis demi-tour, prête à remonter, mais je m'immobilisai aussitôt. Une étrange forme d'anxiété courait à la surface de ma peau, comme de l'électricité statique parcourant des terminaisons nerveuses à vif. La première chose dont je pris conscience, ce fut l'odeur. Des relents acres épaississaient l'atmosphère. Leur acidité me brûlait la gorge et les yeux.

Je me couvris le nez et la bouche d'une main et clignai des yeux dans le noir. Des formes géométriques commencèrent à apparaître. Des angles aigus et des articulations saillantes se matérialisèrent. Lorsque ma vision se fut adaptée, je découvris que ces formes bougeaient et rampaient les unes sur les autres comme des araignées géantes, accrochées au plafond, s'écrasant mutuellement pour obtenir la meilleure place.

Je reculai en titubant avant de me rendre compte qu'elles étaient partout. Je décrivis un tour sur moi-même. J'étais complètement encerclée.

— Ils m'en ont envoyé deux cent mille.

Je fis volte-face et aperçus Reyes, la mine farouche et l'épée au clair. Il avait l'air si sauvage, si époustouflant, que j'en frissonnai.

Iunctis viribus, dit-il.

L'union fait la force.

Ils le voulaient tellement qu'ils en bavaient - littéralement. Un liquide sombre dégoulinait de leurs crocs tranchants comme des rasoirs et formait des flaques sur le sol. Ce fut à ce moment-là que je découvris le corps physique de Reyes, qui n'était plus qu'une coquille lacérée. Mes genoux cédèrent sous moi, et je me raccrochai à la rambarde pour rester debout. Je secouai la tête pour repousser la sensation de vertige, puis me focalisai de nouveau sur lui. Inconscient, il baignait dans un mélange de son sang et de la salive noire et épaisse des démons.

— C'est tout ce qui a réussi à passer, m'expliqua Reyes dans sa forme éthérée.

Tout ? La cave était loin d'être petite et abritait désormais deux, peut-être trois mille de ces créatures. Des démons, comme de la suie et de la cendre noires avec des crocs.

La lumière s'alluma et, à ce moment, je compris. Ils avaient été chassés de la lumière. En présence de celle-ci, ils disparaissaient.

— Éteignez la lumière ! hurlai-je parce que je ne pouvais plus les voir.

— Quoi ? demanda l'oncle Bob en haut de l'escalier.

— Éteignez la lumière et restez dehors !

— Non, laisse la lumière allumée, ordonna Reyes. Si tu peux les voir..., ajouta-t-il en faisant allusion à son avertissement.

Mais l'oncle Bob m'obéit.

Reyes lâcha un grondement agacé. Entièrement drapé dans sa robe noire qui ondoyait sous forme de vagues autour de lui, il brandissait sa lame qui scintillait même dans les profondeurs obscures de la cave. Le cercle des démons se refermait peu à peu sur lui ; ils ne cessaient de se rapprocher, rampant les uns sur les autres, suintant hors des fissures et des crevasses et tombant du plafond, luttant entre eux pour obtenir la première place, à l'avant de la légion.

Le cœur battant à tout rompre, je balayai du regard les créatures autour de moi. Comme Reyes l'avait prédit, elles me voyaient, elles aussi. Une par une, elles tournèrent leur tête squelettique dans ma direction. À la manière d'une illusion d'optique cauchemardesque, on aurait dit qu'elles souriaient ; leur grande bouche aux dents tranchantes comme des rasoirs formait un croissant aux pointes relevées.

— Rallume la lumière, répéta Reyes d'une voix tendue. (Il abattit sa lame géante sur l'une des créatures qui s'était un peu trop rapprochée.) Ça les aveuglera et te donnera du temps.

— Charley, qu'est-ce qui se passe ? demanda Obie de l'autre côté de la porte.

Je levai les yeux. L'escalier était complètement bloqué à présent, couvert de dizaines et de dizaines de vrais démons dernier cri.

J'eus besoin d'un moment pour me faire à la réalité de mon environnement. Je restai figée, complètement sonnée.

Puis Reyes se retrouva devant moi, l'épée brandie, et se pencha pour dire d'une voix si désespérée, si déterminée, qu'elle me coupa le peu de souffle qui me restait :

—Ne m'oblige pas à te tuer.

Les démons avançaient sur nous. Reyes se tenait devant moi, prêt à frapper. Ange apparut à côté de moi, les yeux écarquillés par la terreur. Je compris, entre deux battements de cœur, à quel point j'avais complètement, parfaitement merdé. J'aurais dû écouter Reyes. J'aurais dû prendre son avertissement au sérieux.

En même temps, non. Si je l'avais écouté, si j'étais restée à l'écart, combien de temps encore aurait-il tenu ? Pendant combien de temps auraient-ils continué à le torturer ? En combien de morceaux pouvaient-ils le déchirer avant qu'il meure ?

—Dutch, reprit Reyes en levant son épée. Je t'en prie.

N'auraient-ils pas fini par me retrouver, de toute façon ? N'aurais-je pas dû mener ce combat quoi qu'il arrive ? Malheureusement, celui-là, je ne pouvais pas le gagner. Ils étaient tout simplement trop nombreux. Reyes avait raison. S'ils réussissaient à passer, à accéder au ciel, cela déclencherait une autre guerre, par ma faute. Je refusais d'être un tel catalyseur. Il fallait fermer le portail.

Je fermai les yeux pour la dernière fois. Reyes n'hésita pas. J'entendis sa lame fendre l'air comme si elle tranchait des atomes. De nouveau, le monde ralentit. Mon cœur cessa de battre, et je décidai d'affronter mon destin les yeux grand ouverts. Je rouvris les yeux au moment où un démon me sautait dessus en visant ma jugulaire. L'air ondula autour de moi lorsque Reyes abattit son épée de toutes ses forces. Une microseconde plus tard, je me tenais entière et indemne alors que le démon gisait en pièces. Reyes l'avait décapité au beau milieu des airs.

Puis, le temps reprit brutalement son cours lorsque les démons attaquèrent les uns après les autres. Reyes se retourna et transperça chacun d'eux de part en part. Ses talents de guerrier étaient indéniables. Quelque part au fond de mon esprit, je savourais le fait qu'il ne m'avait pas tuée, qu'il les repoussait, qu'il les affrontait pour moi. Ils mouraient, un par un, mais continuaient à avancer, à refermer l'étau autour de nous. De plus, ils connaissaient le point faible de Reyes.

Un démon se tenait immobile au milieu du tumulte. Il observait le combat et semblait plus malin que les autres, plus décidé. Il étudia Reyes, la façon dont il bougeait, la netteté des coups qu'il portait. Puis la créature contempla le corps physique qui gisait à ses pieds et frappa. Ses longs doigts en dents de scie entaillèrent la poitrine de Reyes, et le dieu qui se tenait devant moi tituba. La robe qui le protégeait s'évapora, et il se prit la poitrine d'une main tandis que des dizaines de démons se jetaient sur lui comme des vautours, profitant de ce moment de vulnérabilité.

Par pure volonté, il se remit debout tant bien que mal et se dégagea de l'emprise des créatures. Il brandit de nouveau sa lame et reprit le combat. Sa robe réapparut autour de lui, le tissu masquant les contours fermes de ses muscles et la largeur de son vaste torse.

Mais dès que le vêtement se matérialisa, le démon frappa de nouveau et enfonça ses griffes dans l'épaule de Reyes. La robe disparut de nouveau, et il tomba à genoux. La vue d'une entité aussi puissante ainsi mise à mal me brisa de l'intérieur. Je m'élançai, mais il se retourna et me cloua sur place d'un regard furieux, les épaules courbées, la bête en lui déchaînée.

—Va-t'en, gronda-t-il avant de disparaître sous un océan de démons.

Mes poumons se contractèrent. Cette fois, mes genoux finirent de céder sous mon poids et je tombai pat terre, sous le choc, en regardant grandir la pile de démons araignées. Le regret envahit chaque molécule de mon être. Puis, les créatures se tournèrent vers moi à l'unisson. Du liquide noir dégoulinait de leurs crocs. Elles se rapprochèrent de moi, en prenant leur temps, puisque leur seul obstacle était de toute évidence très occupé.

— Charley, va-t'en, me dit Ange en tirant sur mes bras pour me remettre debout.

Je me levai en chancelant et mis un pied devant l'autre, uniquement pour m'arrêter en sentant un souffle piquant sur ma nuque.

La peur m'étreignit violemment, le monde se mit à tournoyer et tout s'obscurcit à la périphérie de mon champ de vision. Les larmes me montèrent aux yeux quand je compris que j'allais mourir.