Chapitre 11
On peut en apprendre beaucoup rien qu'en observant.
YOGI BERRA
Tu n'as jamais recherché son nom dans Google ?
— Ben, toi non plus, rétorqua Cookie quand je lui posai la question à propos de Reyes. (Nous étions en voiture et retournions vers Santa Fe.) J'ai juste parcouru les banques de données officielles pour trouver les rapports sur son arrestation et sa condamnation. Je suis aussi allée sur le site du News Journal pour y récupérer les articles concernant son procès.
— Mais tu n'as jamais tapé son nom dans Google ?
—Toi non plus, répéta Cookie, chagrinée, en tapant rapidement sur le clavier de son portable.
— Des fan-clubs ! m'exclamai-je horrifiée et pas qu'un peu. Il a des fan-clubs et des montagnes de courrier !
Un violent accès de jalousie me déchira la poitrine et m'y ouvrit un grand trou. Métaphoriquement parlant. Des centaines de femmes, voire des milliers, en savaient plus que moi sur Reyes Alexander Farrow.
—Pourquoi quelqu'un voudrait-il créer un fan-club pour un détenu ? demanda Cookie.
J'avais posé la même question à Neil.
—Apparemment, il y a des femmes qui développent une véritable obsession pour les prisonniers. Elles parcourent les articles de journaux et les documents légaux jusqu'à ce qu'elles trouvent un prisonnier attirant, et elles se font un devoir, soit de prouver l'innocence de cet homme, puisque tous les condamnés clament qu'ils n'ont rien fait, soit de l'admirer de loin. Neil m'a dit que c'est presque comme une compétition pour certaines femmes.
— C'est tellement tordu.
—Je suis d'accord, mais réfléchis-y. Ces types n'ont pas tellement le choix. Peut-être que ces femmes font ça parce qu'elles sont quasiment sûres d'être acceptées par le prisonnier. C'est vrai, qui va rejeter une nana qui t'envoie des lettres d'amour ou qui vient te rendre visite en prison ? Qu'est-ce qu'elles ont à perdre ?
Cookie me lança un regard inquiet.
—Tu as l'air de prendre tout ça drôlement bien.
— Pas vraiment, répondis-je en secouant la tête. Je crois que je suis en état de choc. Bordel, tu imagines ? Elles racontent des bobards !
Cookie aussi semblait en état de choc. Elle surfait sur un site sur son portable pendant que je conduisais vers la maison d'une certaine Elaine Oake.
— Et elles ont des photos, renchérit Cookie, les yeux écarquillés et légèrement énamourés.
— Et elles racontent des bobards. Attends, répète ? Elles ont des photos ?
Je décidai, dans l'intérêt de la sécurité des transports, de me ranger sur la bande d'arrêt d'urgence. Je mis les warnings, puis me penchai pour regarder l'écran de Cookie. Sainte mère de la tarte à la crème de banane. Elles avaient des photos.
Une heure plus tard, nous étions sur le pas de la porte d'une femme que je ne pouvais que surnommer « la Harceleuse ». C'est vrai, quoi, sérieux ! Payer des gardes et d'autres détenus pour obtenir des informations sur Reyes ? Et lui voler des objets ? D'accord, j'aurais fait pareil, mais moi j'avais une bonne raison.
Une femme grande et mince ouvrit la porte. Ses cheveux blonds étaient si soigneusement décoiffés que je doutai qu'un seul d'entre eux ne soit pas exactement à la place voulue.
— Bonjour. Mademoiselle Oake ?
— Oui, répondit-elle avec une très légère pointe d'agacement.
—Nous sommes ici pour vous interroger à propos de Reyes Farrow.
—Je ne reçois qu'à certaines heures. (Elle désigna une affiche au-dessus de sa sonnette.) Pouvez-vous revenir à ce moment-là ?
Je sortis ma licence de détective privé de ma poche arrière.
—A vrai dire, nous sommes sur une enquête. Nous aimerions vraiment vous parler maintenant, si vous avez une minute.
— Oh. Eh bien... d'accord.
Elle nous fit entrer dans son humble demeure, si on peut qualifier ainsi une maison de plusieurs millions de dollars abritant tout un tas de pièces.
—Je recevais tellement de visites que j'ai dû instaurer des horaires spécifiques, sinon je n'avais plus une minute à moi. (Elle nous conduisit dans un petit salon.) Voulez-vous qu'on nous apporte du thé ?
Elle était sérieuse ? C'était ce que faisaient les gens riches ? Ils demandaient qu'on leur apporte du thé ?
— Non, merci. Je viens juste de boire presque un litre de nirvana sur glace et sans sucre.
La femme passa sa main sous son nez, comme si mon attitude grossière était... eh bien, grossière.
—Alors, dit-elle en se remettant de mon impudence, qu'est-ce que ce coquin a encore fait ?
— Ce « coquin » ? répéta Cookie.
— Reyes.
La jalousie me crispa tous les muscles quand je l'entendis mentionner le nom de Reyes avec tant de nonchalance. Cela ne me ressemblait pas du tout. J'avais rarement des crampes de ce genre et pourtant j'estimais que c'était chacune pour soi. Que la meilleure séductrice gagne. J'avais toujours cru que je n'avais pas une once de jalousie en moi. Apparemment, en ce qui concernait Reyes, j'en avais des tonnes.
Je ravalai mon émotion, les dents et les poings serrés.
—Avez-vous été en contact avec lui au cours du mois qui vient de s'écouler ?
Elle rit. Apparemment, les paysannes l'amusaient.
—Vous ne connaissez pas bien Rey, n'est-ce pas ?
« Rey » ? Cette conversation pouvait-elle vraiment empirer ? me demandai-je, les paupières prises d'un tressautement nerveux.
—Non, pas vraiment, répondis-je, les dents toujours serrées, si bien que c'était difficile.
Quand Elaine se leva et se dirigea vers une porte, Cookie me serra la main, sans doute pour me rappeler qu'il y aurait un témoin si je décidais d'assassiner cette femme et d'enterrer son corps sans vie sous ses azalées. Je ne savais même pas que les azalées poussaient au Nouveau-Mexique.
— Dans ce cas, vous devriez peut-être me suivre.
Elle ouvrit une porte à double battant qui donnait sur un lieu qu'on ne pouvait qualifier autrement que de musée Reyes Farrow.
Je me levai avec une exclamation de stupeur lorsqu'une immense fresque murale représentant Reyes m'apparut. Son regard farouche me titilla comme une caresse et me laissa les genoux en compote et le souffle court.
—Je me disais que vous apprécieriez, commenta notre hôtesse tandis que j'avançais sans plus rien voir d'autre.
J'entrai en flottant au paradis de Reyes, et le reste du monde s'évanouit. Des vitrines éclairées et des photos encadrées s'alignaient le long des murs de la vaste salle.
—Je suis la première, annonça Elaine Oake avec fierté. C'est moi qui l'ai découvert avant même sa condamnation. Tous les autres sites Web ont suivi dans mon sillage. Ils ne savent rien de lui, excepté ce que je veux bien leur dire.
Ou ce que les gardiens de la prison voulaient bien lui dire à elle. Neil m'avait expliqué que, en dix ans, ils avaient renvoyé quatre surveillants pour avoir vendu des informations et des photos de Reyes à cette femme. À en juger par sa maison, j'étais prête à parier qu'Elaine aurait pu se permettre d'en acheter encore beaucoup plus. La plupart des photos encadrées étaient les mêmes que celles qui figuraient sur le site Web, des instantanés que les gardiens avaient pris quand Reyes ne regardait pas. Je me demandais combien elle les avait payés pour qu'ils mettent leur travail en danger - et leur vie aussi, connaissant Reyes.
Il y avait même deux ou trois photos où on le voyait sous la douche. Le grain de l'image avait beau être mauvais, le modèle n'en restait pas moins canon. Je me penchai pour étudier la courbe ferme de ses fesses et les lignes fluides de ses muscles.
— Oui, celles-là sont mes préférées, à moi aussi.
Je sursautai au son de la voix d'Elaine et je me remis à déambuler en calculant mes chances de réussir à entrer par effraction plus tard pour voler ces photos. Dans les vitrines se trouvaient différents objets censés avoir appartenu à Reyes, depuis ses uniformes de prisonnier jusqu'à un peigne et une vieille montre, en passant par quelques livres et deux cartes postales qu'il avait apparemment reçues. Je regardai de plus près. L'expéditeur n'avait mis son adresse sur aucune des cartes. Continuant à longer la vitrine, je remarquai plusieurs pages écrites à la main et disposées sur un rayonnage. L'écriture, nette et fluide, était censée être celle de Reyes.
— Il a une magnifique écriture, commenta Elaine d'un ton un peu suffisant. (Elle semblait savourer le fait de m'avoir réduite au silence.) Nous cherchons encore à résoudre le mystère du mot Dutch.
Je me figeai. Venait-elle juste de dire « Dutch » ? Au bout d'un long moment, je me ressaisis, me redressai et lui lançai mon regard le plus nonchalant. Fort heureusement, Cookie se tenait derrière elle, sur le côté, si bien que cette maudite bonne femme ne pouvait voir la stupeur sur le visage de mon amie.
— « Dutch » ? répétai-je d'un air interrogateur.
—Oui. (Elle me rejoignit d'un pas nonchalant et montra les pages.) Regardez bien ce qui est écrit.
Je me penchai pour lire. « Dutch ». Encore et encore. À chaque ligne, il n'y avait qu'un seul mot écrit maintes et maintes fois. « Dutch». Ce qui ressemblait à une lettre n'était donc que mon surnom répété un millier de fois. La dernière page, en revanche, était un peu différente. C'était un véritable dessin fait à partir d'un mot écrit mille fois - vous devinez lequel. Mes battements de cœur se bousculèrent les uns les autres comme s'ils se disputaient pour franchir une ligne d'arrivée imaginaire.
—Savez-vous de quand datent ces pages ? lui demandai-je après avoir pris quelques inspirations pour me calmer.
—Oh, plusieurs années. Quand Reyes a compris qu'un garde les volait pour moi, il a arrêté de les écrire.
Une photographie se trouvait à l'autre bout de la vitrine. C'était sans doute la plus frappante du lot, un portrait en noir et blanc de Reyes, assis sur son lit dans sa cellule, un bras en travers de son genou replié. La tête adossée au mur, il avait les yeux clos et une expression incroyablement triste.
Mon cœur se serra. Je comprenais pourquoi il ne voulait pas retourner en prison, mais je ne pouvais tout de même pas le laisser mourir, surtout après ce qu'avaient dit Baby et Pari.
Cet endroit, ce musée, c'en était trop pour moi. Dire que je pensais que Reyes était tout à moi, mon petit secret, mon trésor que je chérirais jusqu'à ce que la mort nous sépare ! Pendant ce temps-là, des hordes de femmes se languissaient de lui. Je ne pouvais pas les blâmer, mais ça faisait mal quand même. Cookie demeurait absolument immobile en se demandant sans doute ce que j'allais faire.
— Donc, vous ne savez pas qui est Dutch ? demandai-je pour essayer d'obtenir plus d'infos.
— L'un des gardiens a essayé de le découvrir pour moi. Je lui ai offert une sacrée somme, mais entre-temps Reyes a découvert mon existence, et le gardien a été renvoyé. Reyes est très intelligent. Il a deux diplômes, vous savez. Il les a obtenus en prison.
—Vraiment ? C'est stupéfiant, répondis-je en faisant semblant de ne pas le savoir.
Si elle apprenait que j'en savais plus sur Reyes que je ne voulais bien le dire, elle se transformerait certainement en pit-bull pour m'arracher mes infos, ou alors elle m'offrirait beaucoup d'argent, et je n'étais pas certaine de pouvoir refuser - surtout maintenant que Reyes faisait de son mieux pour me taper sur les nerfs.
— Vous ne pourriez pas me donner le nom de votre informateur actuel, par hasard ?
— Oh, non. C'est tout à fait confidentiel. De plus, on m'a déjà mis en demeure de cesser mes activités. Je ne peux courir le risque de faire renvoyer cette personne ou d'être moi-même arrêtée.
Ne savait-elle donc pas en quoi consistait le métier de détective privé ?
— Pourquoi m'avez-vous demandé si je connaissais bien Reyes ?
Elle gloussa, sans se douter un seul instant qu'au fond de moi, je voulais sa mort.
— Reyes ne reçoit personne. Jamais. Pourtant, des dizaines de femmes ont essayé, faites-moi confiance. Il reçoit plus de lettres que le président. Mais il n'en lit jamais une seule. (Voilà une nouvelle qui me réjouissait.) Vraiment, tout ça est sur le site. J'essaie de prévenir les nouvelles qu'il refusera de les voir ou de lire leurs lettres. Mais chaque fan pense qu'elle est celle pour laquelle il aura le coup de foudre. Elles se sentent obligées de tenter le coup, je suppose. Je ne peux certainement pas leur en vouloir. Mais, de toutes les femmes qui ont essayé de le rencontrer, je suis la seule qu'il a jamais vue.
Je sentis le mensonge jusqu'au plus profond de moi. Elle n'avait jamais vu Reyes en chair et en os. Cela aussi, je m'en réjouis.
—Alors, comment avez-vous découvert l'existence de Reyes ? finit-elle par demander comme si elle avait des soupçons quant aux raisons de ma présence.
— Oh, son nom est apparu au cours d'une enquête.
—Vraiment ? De quoi s'agit-il ?
Je détachai mes yeux de Reyes pour regarder Elaine.
—Je ne peux malheureusement pas vous le dire, mais j'ai besoin de vous poser quelques questions.
—Ah bon ?
— Oui. Par exemple, savez-vous où il se trouve en ce moment ?
Elle m'offrit un sourire patient.
— Bien sûr. Il se trouve dans un hôpital de Santa Fe, au service de long séjour.
— Oh, fis-je. (Cookie coula un regard en coin dans ma direction pour m'encourager à remettre cette bonne femme à sa place - juste un tout petit peu.) En fait, l'équipe médicale devait couper le respirateur la semaine dernière.
Cette fois, elle se figea. Je l'avais surprise, et il lui fallut un moment pour s'en remettre.
—Je suis désolée, mais ce n'est pas ce que m'a rapporté ma source, dit-elle en battant sans cesse de ses faux cils.
— Eh bien, je crois que vous allez devoir trouver une nouvelle source, alors. L'État avait décrété sa mort, mademoiselle Oake. Au lieu de quoi, il s'est réveillé et il a filé de l'hôpital.
— Il s'est échappé ? répéta-t-elle d'une voix suraiguë. C'était bien plus amusant que je l'aurais cru. En revanche, sa surprise était sincère. Elle ignorait totalement où Reyes avait planqué son corps. J'étais partagée entre l'envie de m'en réjouir et la tristesse. Nous n'étions pas plus près de le retrouver qu'avant de sonner à la porte d'Elaine Oake. Je me retournai pour regarder de nouveau ses écrits tandis qu'Elaine allait s'asseoir. Apparemment, ses jambes ne pouvaient plus la porter.
Le dessin qui était fait à partir des lettres de mon surnom représentait un bâtiment. Je me rapprochai et laissai échapper une exclamation.
— Oh, c'est un vieux bâtiment, dit Elaine derrière moi. On ne sait pas où il est, on suppose qu'il se trouve quelque part en Europe.
Discrètement, je fis signe à Cookie de me rejoindre. Elle se rapprocha en haussant les sourcils et en jetant un regard prudent par-dessus son épaule. Lorsqu'elle arriva à côté de moi, elle étudia le dessin et laissa échapper une exclamation à son tour.
—Je parie que vous avez raison. On dirait effectivement un style européen.
Sauf que ce bâtiment se trouvait à Albuquerque, et que Cookie et moi y habitions.
Mon regard revint se poser sur les cartes postales.
— Puis-je voir d'où viennent ces cartes ? demandai-je. Elaine était occupée à s'éventer. Elle se força à se lever et fit le tour de la vitrine pour l'ouvrir.
— Vous pensez qu'il va venir s'en prendre à moi ? demanda-t-elle en me tendant les cartes.
— Pourquoi ferait-il une chose pareille ? demandai-je, peu intéressée.
Les deux cartes venaient du Mexique. Elles comportaient l'adresse de Reyes à la prison, mais pas celle de l'expéditeur, et aucun message, ce qui était bien plus intéressant que le soudain accès de panique d'Elaine.
— II... Il sait qui je suis, expliqua-t-elle. Il sait que j'ai payé pour obtenir des informations sur lui. Et s'il s'en prenait à moi ?
— Puis-je les garder ?
— Non ! répondit-elle aussitôt en m'arrachant les cartes des mains.
D'accord. Elle était drôlement possessive.
—Écoutez, voici ma carte, dis-je en la lui tendant. S'il s'en prend à vous, appelez-moi. Il faut vraiment que je le ramène à la prison.
—Attendez, non, ce n'est pas ce que je voulais dire. (Elle nous suivit en faisant claquer ses talons sur le carrelage espagnol.) Et s'il venait me tuer ?
Je m'arrêtai pour la dévisager d'un air méfiant.
— Pour quelle raison voudrait-il vous tuer, mademoiselle Oake ?
— Quoi ? Oh, pour rien, sans raison.
Elle mentait encore. Je me demandai ce qu'elle avait bien pu faire d'autre, à part payer des gens pour espionner Reyes pendant des années.
— Dans ce cas, je ne vois vraiment pas où est le problème. Elle se précipita et passa devant nous pour nous bloquer le passage.
— C'est juste que je... tout le monde...
—Vraiment, mademoiselle Oake, j'ai une enquête à mener.
—Tenez, dit-elle en me tendant les cartes postales. Je vous les donne. Je les ai scannées, de toute façon. J'ai juste besoin que vous m'appeliez à la minute où on le retrouvera.
Je jetai un coup d'oeil à Cookie en jouant à merveille le rôle de la personne réticente.
—Je ne sais pas. Ce genre d'information est tout à fait confidentiel, comme vous le savez.
— Pas si ma vie est en danger, couina-t-elle. Je vous engagerai.
Mes premières conclusions étaient erronées. Voilà qui devenait vraiment intéressant.
—J'ai déjà un client, je ne peux donc pas en prendre une autre concernant la même affaire, il y aurait conflit d'intérêt. Mais pourquoi pensez-vous que votre vie est en danger ? Avez-vous peur de Reyes Farrow ?
—Non, répondit-elle avec un sourire nerveux. C'est juste que, eh bien, nous sommes mariés.
Cookie laissa échapper son sac à main et tenta de le rattraper dans sa chute. Au passage, elle renversa un vase. Lorsqu'elle se précipita pour rattraper le vase, elle glissa sur le carrelage et renversa une table entière. Un joli morceau de verre soufflé à la main vola dans ma direction. En le rattrapant, je ne pus m'empêcher de penser: Sérieux? Encore:'J'allais vraiment devoir lui apprendre à contrôler ses muscles.
— « Mariés » ? répétai-je après que la table s'est écrasée par terre.
Cookie la redressa et remit le vase rond dessus d'un air penaud.
— Il va falloir vous montrer complètement honnête avec moi, mademoiselle Oake. Il se trouve que je sais que Reyes n'est pas marié.
Elaine dévisagea Cookie un long moment avant de répondre.
— C'était une querelle idiote, expliqua-t-elle en se tournant de nouveau vers moi. Enfin, disons que j'ai laissé croire aux gens que nous étions mariés. La responsable d'un des autres sites a dit que Reyes et elle s'échangeaient des lettres, mais je savais que c'était un mensonge. Puis une autre a dit qu'ils se fréquentaient - vous imaginez ? Alors, j'ai surenchéri, si je puis dire. Les gens croient que nous nous sommes mariés il y a six mois.
Je levai les yeux au ciel de façon théâtrale.
— Pourquoi croiraient-ils une chose pareille ?
— Parce que je... eh bien, j'ai en quelque sorte créé un faux certificat de mariage. Tout est sur le site Web. Enfin, sauf le fait que c'est un faux.
Puisque je disposais à présent d'un outil pour marchander — à savoir, son désir de rester en vie — je me tournai de nouveau vers les vitrines d'exposition.
— Et qu'offririez-vous exactement en échange de mes services ?
—John Hostettler, dis-je au téléphone tandis que Cookie et moi roulions vers Santa Fe pour aller manger un morceau.
Neil Gossett était à l'autre bout de la ligne.
— C'est l'un de mes surveillants.
— Et l'un des informateurs d'Elaine Oake.
— Sans déconner ?
— Sans déconner. (Neil allait bien sûr avoir besoin d'une preuve mais ça, ce n'était pas mon problème.) Au fait, j'ai oublié de te parler d'un autre truc bizarre.
—À part toi ?
—Très drôle. J'ai croisé Owen Vaughn l'autre jour. Il est policier municipal, maintenant. Qu'est-ce que j'ai bien pu lui faire, d'après toi ?
—Tu parles de la fois où il a essayé de t'écraser avec le 4 x 4 de son père ? soupira-t’il.
— Oui.
—J'ai toujours eu envie de te poser la même question. Il ne nous l'a jamais dit. Il est juste devenu très bizarre.
—Tu veux dire, bizarre comme toi ?
—Très drôle.
Cookie et moi, on dîna au Cowgirl Café avant de quitter Santa Fe. On mangea en silence en étudiant les papiers et les photos qu'on avait obtenus chez Elaine — en particulier celles où le grain n'était pas bon. ( )n était toutes les deux trop stupéfaites pour parler. Le trajet du retour se déroula de la même façon.
—Je vais parcourir les dossiers sur l'affaire Hana Insinga, me dit Cookie lorsque je me garai sur le parking de l'immeuble.
— D'accord. Je vais faire un saut au bureau pour vérifier mes messages et, je ne sais pas, faire quelque chose de productif.
—D'accord.
Nous étions toutes les deux dans un autre monde, inquiètes pour Mimi et pour Reyes.
En traversant le parking vers le bar de mon père, je compris que je faisais une petite déprime. Non, je n'avais pas mes règles, c'était entièrement la faute de Reyes. Apparemment, notre relation provoquait chez moi des sautes d'humeurs. Impossible d'oublier que je ne l'avais pas vu de la journée. Pas une seule fois. Or, ses blessures, d'après le peu que j'avais vu, étaient fatales, même pour un être surnaturel.
Etait-il mort pendant la nuit, tandis que je dormais bien au chaud dans mon lit douillet ? D'accord, j'avais mal dormi, mais quand même. Moi, personne ne m'avait torturé. A moins qu'il soit mort ce matin-là pendant que je prenais un café avec les Bee Gees, ou pendant que je prenais un thé et des biscuits avec la Harceleuse.
Honnêtement, combien de temps pourrait-il tenir ? Il guérissait plus vite que la plupart des humains, mais je ne l'imaginais pas survivre même quelques heures avec ces blessures, et encore moins plusieurs jours.
Je coupai par le bar pour me rendre à mon bureau. Ne voyant pas mon père, j'envisageai de partir à sa recherche, mais deux types se tournèrent vers moi à la seconde où je posai le pied à l'intérieur, leur chope givrée à la main.
Aussi me jetai-je dans la cage d'escalier avant qu'ils puissent me draguer. Désolée, les mecs, aucune chance. Vous êtes morts. Je vérifiai mes messages et mes e-mails avant de taper le nom qui m'avait valu tant de nuits sans sommeil, tant de rêves enfiévrés et de fantasmes illicites. Je cliquai sur « recherche » et, environ trois secondes plus tard, une liste de sites Web apparut, sur lesquels le nom Reyes Farrow resplendissait.
J'avais besoin de vérifier ce que toutes ces femmes disaient exactement. Savaient-elles de quoi il était capable ? Connaissaient-elles son passé ? Avaient-elles découvert comment il imaginait le rendez-vous parfait ?
Je ne vis pas les heures s'écouler.
Au bout du compte, je parvins à deux conclusions. Premièrement, ces femmes ignoraient toutes qui, ou ce que, Reyes était vraiment. Et, deuxièmement, il y avait des nanas sacrement esseulées de par le monde. Si la jalousie me dévorait au départ, je finis par n'être plus qu'incrédule et même un peu compatissante. Après tout, je ne pouvais pas les blâmer. Reyes était extrêmement charismatique, le regard hypnotique sur chacune des photos, un véritable bourreau des cœurs. Pas étonnant que des milliers de femmes le désirent et le veulent en dépit de son casier criminel.
En revanche, une toute petite bribe d'information me laissa pratiquement sans voix. Heureusement que M. Wong ne parlait pas beaucoup - enfin, qu'il ne parlait jamais. Ma stupeur était telle que j'en perdis la faculté de discuter. Sous un onglet sur le site d'Elaine Oake intitulé « rumeurs non confirmées », se trouvait une section qui expliquait beaucoup de choses.
C'est une rumeur non confirmée et, très honnêtement, ici, à « Reyes Farrow Sans Limites », nous sommes sceptiques quant au fait que notre cher Rey aurait une petite sœur. Des recherches approfondies dans les registres de l'Etat et du comté semblent indiquer que ce n'est pas le cas, mais nous savons tous à quel point notre homme peut être cachottier. Comme toujours avec Reyes Farrow, tout est possible.
On aurait cru un article de tabloïd. C'était sûrement comme ça que les marshals avaient découvert l'existence de Kim, la sœur de Reyes. Mais où diable Elaine avait-elle eu cette information ?
J'étais à vrai dire un peu surprise qu'aucune des histoires que m'avait racontées Neil ne se soit retrouvée sur l'un de ces sites. J'étais certaine qu'Elaine aurait payé une petite fortune pour quelque chose d'aussi croustillant. Peut-être que Neil avait dissimulé les faits autant que possible. Il faudrait que je lui pose la question.
Avant que j'aie le temps de dire ouf, la pendule sonna 3 heures du matin. Façon de parler, bien sûr. Je n'étais pas restée éveillée aussi tard depuis le marathon La Quatrième Dimension quelques semaines plus tôt. Je frémis en songeant au nombre de tasses de café dans lesquelles j'avais noyé mon chagrin au cours des dernières heures. Voilà qui expliquait les tremblements incontrôlés dont j'étais victime.
En priant pour que le sommeil ne me fuie pas complètement, je décidai de descendre voir si mon père était encore au bar avant d'aller me coucher. Généralement, il rentrait chez lui entre minuit et deux heures, mais ça ne coûtait rien de vérifier. Dans tous les cas, j'irais faire un tour à la cuisine. Manger un morceau sur le pouce m'aiderait peut-être à dormir.
C'était peut-être dû à ma cinquième tasse de café, ou à la sixième, mais j'eus la forte impression que quelque chose clochait au Calamity quand j'arrivai au rez-de-chaussée. Les lieux étaient plongés dans le noir, comme il se devait, mais une lumière filtrait sous la porte du bureau de mon père. Un peu nauséeuse, je contournai les tables et les tabourets de bar. Peut-être allais-je me contenter d'avaler un peu de soupe en rentrant à la maison.
J'ouvris la porte. La lumière était allumée dans le bureau, mais mon père ne s'y trouvait pas. Aussi banal que cela puisse paraître, cela provoqua une poussée d'adrénaline directement dans mon cœur. Car à présent, je sentais un relent de peur en provenance de la cuisine. Je percevais aussi de la désorientation et de la terreur, mais la peur surmontait tout le reste. Je me penchai derrière le bar et attrapai un couteau avant de me diriger vers la cuisine. Plus je m'en rapprochais, plus la peur devenait omniprésente. À la chaleur qui entourait cette émotion, à la texture et à l'odeur du sirop pour la toux miel-citron, je compris qu'il s'agissait de mon pète. Il le faisait exprès, comme s'il me criait de rester à l'écart. Mais il ne savait pas que je percevais les émotions des gens, n'est-ce pas ?
Je n'avais d'autre choix que de me glisser aussi doucement que possible entre les portes battantes qui menaient à la cuisine plongée dans le noir. À l'intérieur, je me faufilai dans un coin pour laisser le temps à mes yeux de s'habituer à l'obscurité. Pourquoi ne portais-je pas des lunettes de vision nocturne vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? Je ne le saurais jamais.
Je n'eus pas le temps d'ajuster ma vision, car les lumières s'allumèrent et je me retrouvai aussi aveugle qu'à mon entrée dans la pièce. Je levai la main pour me protéger de la lumière éclatante et plissai les yeux pour réussir à voir à travers toute cette blancheur crue. Au même moment, un bras dodu apparut, armé d'un couteau bien plus long que le mien. Il s'abattit si vite dans ma direction que je n'eus qu'un seul réflexe: calculer les probabilités. Si mes calculs étaient corrects, en prenant en compte le poids de l'agresseur, la longueur et le tranchant étincelant de la lame qui se dirigeait vers moi, ça allait faire mal.