Chapitre 8

 

 

 

 

C'est moi ou il fait sexy là-dedans ?

TEE-SHIRT

Je me réveillai à quatre heures trente le lendemain matin, c'est-à-dire cinq minutes après une heure que je considérais comme indue. Je restais allongée dans mon lit en me demandant pourquoi diable, par saint François, je m'étais réveillée à quatre heures trente du matin. Aucun défunt ne rôdait au-dessus de moi, aucune catastrophe mondiale ne semblait imminente et personne ne m'avait jeté de fringues à la figure. Pourtant, mon instinct de faucheuse me disait que quelque chose ne tournait pas rond.

Je tendis l'oreille, au cas où le téléphone se mettrait à sonner. Si quelqu'un avait les cojones de m'appeler avant 7 heures, c'était bien l'oncle Bob. Mais personne ne m'appela - pas même la Nature.

Dans un soupir, je me mis sur le dos et contemplai le plafond dans le noir. En repensant à Janelle York et Tommy Zapata, j'avais le sentiment que la personne responsable de ces meurtres ne cherchait pas des informations. Au contraire, si je devais hasarder une supposition, je dirais que les infos étaient précisément ce que le tueur cherchait à faire disparaître.

Il s'était passé quelque chose au lycée de Ruiz vingt ans plus tôt, quelque chose de plus grave que de la consommation d'alcool par des mineurs. Au moins une personne voulait que cela reste un secret, à tel point qu'elle était prête à tuer pour ça.

Reyes consommait également une bonne partie de ma mémoire vive. Pouvait-il vraiment être l'Antéchrist ? Parce que, si c'était le cas, ça craignait un max. Peut-être qu'il avait raison et que tout le monde se plantait. Bon, d'accord, c'était un tout petit dur d'oublier qu'il était le fils de l'être le plus maléfique qui ait jamais existé. Mais ça ne faisait pas de lui quelqu'un de mauvais. Pas vrai ? Risquait-il vraiment de perdre son humanité si son corps physique mourait ? Personne ne l'obligeait à suivre l'exemple de son père. Mais l'idée qu'il meure maintenant, après tout ce temps, m'était insupportable.

A un moment donné, il fallut bien que je me calme pour me demander pourquoi cela m'importait tellement de retrouver son corps. La réponse était ridiculement simple. Je ne voulais pas le perdre. Je ne voulais pas perdre la moindre chance d'avoir un avenir avec lui, même si c'était mal parti, vu qu'il devait retourner en prison, et tout ça. Mais c'était la vérité dans toute sa splendeur. En bien des façons, j'étais aussi insensible et égoïste que ma belle-mère.

Waouh. La vérité faisait vraiment mal.

Malgré tout, je devais trouver de nouvelles solutions. Mes amis défunts ne m'aidaient pas vraiment. Reyes avait une sœur, en quelque sorte. Et un très bon ami, aussi. Si quelqu'un savait où Reyes cachait son corps, c'était bien l'un des deux.

Je décidai de renoncer à une nuit de sommeil décente et de me lever pour prendre un café. Cela m'aiderait à réfléchir à la prochaine étape de mon interminable quête du dieu Reyes. Peut-être aussi que j'allais écrire à Maîtresse Souci et lui demander : « Hein ? »

Étant née faucheuse, j'étais tout à fait habituée à la présence des défunts qui faisaient irruption dans ma vie à tout moment. Je m'étais faite à la brève montée d'adrénaline que provoquait leur soudaine apparition, surtout quand un type qui s'était écrasé sur du béton après une chute de quinze mètres passait me voir pour me demander des conseils matrimoniaux. Généralement, ma réaction consistait à prendre du recul, me fondre dans le décor et me laisser décider par moi-même si je devais recourir à la bagarre ou partir en hurlant. Aussi, quand je traînai mon corps à moitié endormi en quête de l'élixir de vie souvent appelé « kawa», le fait que deux types se prélassent dans mon salon ne fit pas vraiment grimper l'aiguille sur mon échelle de Richter.

Je marquai quand même un temps d'arrêt et leur jetai un coup d'oeil, puis un deuxième - principalement parce qu'ils n'étaient pas morts — avant de me diriger vers la cafetière. J'avais vraiment besoin de relancer la machine avant d'affronter deux hommes que je soupçonnais d'être entrés par effraction. Un troisième type qui ressemblait à un catcheur se tenait devant la porte d'entrée pour en interdire l'accès. Si ma meilleure amie Cookie franchissait cette porte en coup de vent dans les prochaines minutes, il allait avoir un putain de mal de tête.

Pour ne pas m'aveugler — et donc ne pas donner à mes adversaires un avantage injuste—, j'allumai l'une des ampoules à faible voltage sous mon comptoir, puis j'allai à mon rendez-vous avec M. Café. Le Catcheur matait mon derrière. Sûrement parce que je portais un boxer sur lequel le mot « sexy» était écrit en travers de mes fesses. J'aurais pu enfiler un pantalon, mais c'était mon appart, après tout. S'ils tenaient tellement à entrer sans y être invités, ils allaient devoir en subir les conséquences, comme tous ceux qui pénétraient par effraction dans mon petit coin de paradis.

Sous le regard de mes hôtes, je mis du café dans le filtre, appuyai sur le bouton « ON » et attendis. Ma nouvelle cafetière était beaucoup plus rapide que l'ancienne, mais on était quand même bons pour trois minutes d'embarras. J'appuyai mes coudes sur le bar pour dévisager mes visiteurs.

L'un des hommes, dont je présumais qu'il s'agissait du plus haut gradé, était assis dans mon fauteuil club. Il avait enlevé sa veste, mettant son flingue en évidence. Il semblait avoir la cinquantaine, avec des cheveux bruns grisonnants coupés court et soigneusement peignés et des yeux bruns assortis. Lui aussi m'étudiait avec une véritable curiosité.

L'homme à côté de lui, en revanche, le dangereux du lot, ne semblait pas avoir une once de curiosité en lui. Il était à peu près de ma taille avec les cheveux noirs, la peau lisse et le teint couleur sable dus à ses origines asiatiques. Il se tenait sur la défensive, presque au garde-à-vous, les muscles tendus, prêt à attaquer si besoin. Je n'aurais su dire s'il était un collègue ou le garde du corps du premier. Contrairement à lui, il ne portait pas de holster d'épaule, ce qui signifiait qu'il n'avait pas besoin d'un flingue pout se protéger ou protéger ses collègues - un fait que je trouvais étrangement perturbant.

Le Catcheur, lui, ressemblait à un gros nounours. J'étais certaine qu'il avait besoin d'un câlin, mais lui avait un flingue, en revanche. Tous ces muscles et ce métal rien que pour ma petite personne ? Je me sentais importante. Illustre. Majestueuse. Ou, du moins, c'est ce que j'aurais ressenti si je n'avais pas eu le mot « sexy» inscrit en travers des fesses.

Par comparaison, mes visiteurs étaient très soignés de leur personne dans leur élégant complet anthracite. J'envisageai de leur conseiller de rester loin de tout ce qui portait du fard à joues, mais tout le monde n'appréciait pas forcément de recevoir des conseils de mode de la part d'une nana en tee-shirt et boxer.

Je mis juste assez de crème et de sucre dans mon café pour lui donner la couleur du caramel fondu, puis je me rendis jusqu'à mon canapé hyper moelleux, me laissai tomber en face du boss et lui lançai mon plus beau regard qui tue.

— D'accord, dis-je après avoir bu lentement une gorgée de café gratifiante, vous avez droit à une seule chance. Faites-en bon usage.

L'homme me salua de la tête avant de poser les yeux sur les lettres qui ornaient mon tee-shirt. J'espérais que celles-ci n'allaient pas lui donner une mauvaise impression de moi. « Geek » n'était pas vraiment l'image que j'avais envie de projeter. J'aurais préféré qu'il soit écrit « nana qui déchire tout ».

—Mademoiselle Davidson, me dit-il d'un ton calme et assuré, je m'appelle Frank Smith.

C'était un bon gros mensonge, mais ça n'avait pas beaucoup d'importance.

— D'accord, merci d'être venu. Revenez quand vous aurez plus de temps pour bavarder.

Je me levai pour les raccompagner. Le dangereux se rendit, et j'eus le mauvais pressentiment qu'il n'était pas seulement là pour protéger le boss. Merde, je détestais la torture. C'était franchement barbare.

—Asseyez-vous, je vous prie, mademoiselle Davidson, dit M. Smith après avoir apaisé son homme de main d'un geste.

En poussant un soupir agacé, j'obéis - mais seulement parce qu'il avait dit «je vous prie».

— Donc, je connais votre nom et vous connaissez le mien. Peut-on en finir ?

Je bus une nouvelle gorgée, toujours lentement, tandis qu'il me dévisageait.

—Votre calme est stupéfiant. (Son visage se fit très sérieux.) Je dois reconnaître que je suis assez impressionné. La plupart des femmes...

—... auraient eu le bon sens de s'enfermer dans leur chambre et d'appeler la police. Pitié, ne prenez pas un instinct de survie atrophié pour de l'intelligence, monsieur Smith.

Le dangereux fit jouer sa mâchoire. Il ne m'aimait pas - ou alors les mots savants que j'employais l'intimidaient. Je choisis la deuxième option.

—Voici M. Chao, me dit Smith en remarquant mon intérêt pour son compagnon. Et derrière, nous avons Ulrich.

Je jetai un coup d'oeil par-dessus mon épaule. Ulrich me salua de la tête. Tout bien considéré, ces gens étaient très cordiaux.

—Et vous êtes ici parce que... ?

—Je vous trouve tout à fait fascinante, répondit Smith.

— Euh, merci... Mais, vraiment, un SMS aurait suffi. Un sourire en coin apparut lentement sur ses lèvres

tandis qu'il notait chacune de mes expressions et chacun de mes gestes. J'avais la nette impression qu'il m'étudiait afin d'établir des points de comparaison et de déterminer par la suite si je mentais ou pas.

—J'ai fait pas mal de recherches sur vous, me confia-t-il. Vous avez une vie intéressante.

—J'aime à le croire.

Je décidai de me cacher derrière ma tasse afin de masquer une partie de mes réponses à ses questions. Le regard révèle beaucoup de choses, mais la bouche trahit même les meilleurs menteurs. Ainsi, il serait seulement à moitié capable de déterminer si je mentais. Ça lui apprendrait.

— La fac, une ONG et maintenant une agence de détective privé.

Je comptai sur mes doigts.

— Oui, ça résume à peu près tout.

— Et pourtant, partout où vous allez, des choses...

Il leva les yeux, cherchant les mots justes, puis revint à moi:

—... ont tendance à se produire. Je fis exprès de me raidir et de donner une réponse évasive, afin de brouiller les pistes.

— C'est le problème avec les choses. Elles ont tendance à se produire.

Un sourire appréciateur apparut sur le visage de mon interlocuteur.

—Je n'attendais rien de moins de votre part, mademoiselle Davidson. Tout comme vous, à présent, ne devez vous attendre qu'à une franchise brutale de ma part.

—La franchise, c'est sympa. Mais la brutalité n'est pas nécessaire, ajoutai-je en jetant un coup d'œil à M. Chao.

Avec un petit rire, Smith croisa les jambes et se renfonça plus encore dans le fauteuil.

—Alors, tablons sur la franchise. Il semblerait que nous soyons vous et moi à la recherche de la même personne.

Je haussai sciemment les sourcils d'un air interrogateur.

—Mimi Jacobs, expliqua-t-il.

—Jamais entendu parler.

— Mademoiselle Davidson, me dit-il en me lançant un regard de reproche. Je croyais que nous devions être francs l'un avec l'autre.

—Non, vous êtes franc. Moi, je suis professionnelle. Je ne peux décemment pas parler de mes enquêtes. Les détectives privés ont cette étrange éthique.

—C'est vrai. Je vous en félicite. Mais puis-je ajouter que nous sommes dans le même camp ?

Je me penchai en avant pour mieux faire passer le message.

—Je ne suis que dans un seul camp, toujours : celui de mes clients.

Il acquiesça d'un air compréhensif.

— Donc, si vous saviez où elle est...

—Je ne vous le dirais pas, conclus-je à sa place.

—Je comprends. (Il désigna de la tête Dangereux-brun-de-taille-moyenne.) Mais quelle serait votre réponse si c'était M. Chao qui vous posait la question ?

Merde. Je savais qu'on allait en venir à la torture. J'essayai de ne pas serrer les dents et de ne pas laisser mes yeux s'écarquiller, même pas à cause d'un réflexe involontaire d'une fraction de millimètre, mais ça se produisit quand même. Il m'avait coincée. Il savait que j'étais inquiète. Mais j'avais également quelques tours en réserve si on en arrivait là. À tout le moins, je ne me rendrais pas sans combattre.

—M. Chao peut aller se faire foutre, répondis-je d'un ton anodin.

Le visage de M. Chao demeura parfaitement inexpressif, comme s'il était taillé dans la pierre. J'eus le sentiment qu'il se réjouirait de me torturer. Or, traitez-moi de sentimentale mais, bon sang, j'aime apporter de la joie dans le monde.

—Je vous ai bouleversée, fit remarquer Smith.

— Pas du tout. Du moins, pas encore.

Je pensai à Reyes, qui semblait surgir chaque fois que j'étais en danger. Le ferait-il cette nuit-là ? Après tout, il était furieux contre moi.

—Mais je peux vous promettre que vous le saurez, quand je serai vraiment bouleversée.

Je soutins son regard un moment avant d'ajouter :

—Est-ce que je mens ?

Ce fut au tour de Smith de me dévisager pendant un long moment avant de lever les mains en signe de reddition.

—Je vous l'ai dit, mademoiselle Davidson, j'ai fait des recherches. J'espérais que nous pourrions être amis.

—En vous introduisant par effraction chez moi ? Ce n'est pas un bon début, Frank.

Il se pinça l'arête du nez en pouffant. Je commençais vraiment à l'apprécier. Je viserais probablement l'entrejambe, pour le mettre à genoux avant que Chao me tombe dessus. Ensuite, je serais cuite mais, comme je le disais, je ne me rendrais pas sans combattre.

Après avoir repris son sérieux, il posa sur moi un regard entendu.

— Puis-je, dans ce cas, insister pour que vous renonciez à votre enquête ? Pour votre propre sécurité, bien entendu.

—Oh, vous pouvez, répondis-je en lui faisant mon plus beau sourire. Non pas que ça servira à grand-chose.

— L'organisme pour lequel je travaille ne tiendra pas compte de votre personnalité étincelante si vous vous mettez en travers de son chemin.

— Alors, je devrais peut-être leur montrer mon côté obscur.

Il continua à m'observer avec ce qui ressemblait à du regret.

—Vous êtes une créature tout à fait unique, mademoiselle Davidson. J'ai juste une dernière question. (Il se pencha à son tour avec un sourire malicieux.) Vous êtes plutôt geek ou plutôt sexy ?

J'avais vraiment besoin d'une nouvelle garde-robe.

Un bruit sourd nous fit nous tourner vers Ulrich. Lui aussi se retourna pour regarder par-dessus son épaule. La porte s'ouvrit de nouveau et heurta de plein fouet son dos solide comme un roc, produisant un autre bruit sourd. Puis un autre, et encore un autre, jusqu'à ce que Cookie finisse par s'arrêter et s'écrier :

— C'est quoi ce bordel ?

Puis nous entendîmes des grognements tandis qu'elle essayait de pousser l'obstacle qui l'empêchait d'entrer.

Ulrich interrogea Smith du regard. Ce dernier se tourna vers moi.

— C'est ma voisine.

—Ah. Cookie Kowalski, trente-quatre ans, divorcée, une fille. (C'était sa façon de me montrer qu'il avait effectivement fait ses devoirs.) Laisse-la entrer, Ulrich.

Ce dernier s'écarta, et Cookie entra comme un boulet de canon, car elle avait pris trop d'élan pour s'arrêter net. Elle manqua de peu se cogner la tête contre mon bar, mais réussit à s'immobiliser et regarda autour d'elle.

— Salut, Cook, lui dis-je gaiement.

Voyant qu'elle jetait uniquement des coups d'œil furtifs à chacun, j'expliquai :

—Voici mes nouveaux amis. On s'entend vraiment bien.

— Ils ont des flingues.

— Ouais, c'est vrai.

Je me levai et lui pris sa tasse des mains pour la remplir. Notre admiration mutuelle pour cette petite dose de paradis tous les matins nous avait aidées à nous lier d'amitié dès notre première rencontre, trois ans plus tôt. Désormais, c'était notre rituel.

—Je dois admettre, ajoutai-je en regardant Smith, que je ne suis pas convaincue que notre relation durera bien longtemps.

Cookie n'avait pas encore réussi à détacher son regard des intrus.

— Parce qu'ils ont des flingues ?

—Nous allions justement partir, annonça Smith en se levant et en enfilant sa veste d'un coup d'épaule.

—Vous devez vraiment partir ? Pour de vrai ?

Il sourit en faisant apparemment le choix d'ignorer ma voix dégoulinante de sarcasme. Il me fit un signe de tête en passant devant moi.

—Vous avez oublié de me dire pour qui vous travaillez, Frank.

—Non, je n'ai pas oublié.

Il nous offrit un salut informel avant de refermer la porte sur lui et ses acolytes.

—Il était agréable à regarder, un peu dans le style James Bond, commenta Cookie.

— Ça suffit. Je vais tacheter une poupée gonflable masculine pour Noël.

— Ils en fabriquent, tu crois ? demanda-t-elle intriguée. Je n'en avais aucune idée. Mais le fait d'y penser me fit glousser.

— Qu'est-ce que tu fiches ici à une heure pareille ? repris-je, légèrement scandalisée.

—Je n'arrivais pas à dormir et j'ai vu que c'était allumé chez toi.

— Bon, ben, on n'a qu'à démarrer la journée de bonne heure, alors.

On cogna doucement nos tasses de café l'une contre l'autre, en trinquant à dieu sait quoi.

 

Une fois de plus, nous prîmes notre douche avant l'aube - séparément, bien sûr, même si j'avais pour ma part la compagnie du Mec-mort-dans-le-coffre. Ça commençait sérieusement à m'énerver parce que c'est super dur de se raser les jambes quand on a la chair de poule. Puis, Cookie et moi, on se rendit ensemble au bureau alors que le soleil pointait à peine au-dessus de l'horizon. Des touches d'orange et de rose explosaient dans le ciel et s'entortillaient autour de nuages vaporeux, présage d'une nouvelle journée qui s'annonçait très belle, jusqu'à ce que je trébuche et renverse du café sur mon poignet.

— Maîtresse Souci ? répéta Cookie tandis que je ravalais un juron.

Elle semblait à la fois curieuse et un peu dégoûtée.

—M'en parle pas. Mais elle sait quelque chose, j'en suis sûre. Et quand je saurai ce qu'elle sait, on en saura tous un peu plus. La connaissance, c'est le pouvoir, bébé.

—Tu te comportes encore de façon bizarre.

— Désolée. On dirait que j'arrive pas à m'en empêcher. Mon cerveau est en mode panique. Ça fait deux fois de suite que je me lève avant le soleil. Il ne sait plus quoi penser, comment réagir. Je vais devoir lui parler, tout à l'heure, et peut-être l'envoyer chez un psy.

—Avec un peu de chance, nous aurons l'annuaire des anciens élèves ce matin, et je pourrai commencer mes recherches sur les camarades de classe de Mimi et voir si d'autres ont connu un destin similaire.

—Tu veux dire la mort ?

— Précisément, répondit-elle.

On utilisa l'escalier extérieur pour entrer dans le bureau. Tandis que je me dirigeais tout droit vers la cafetière pour bien affronter la journée, Cookie vérifia le fax.

— Il est là ! annonça-t-elle, tout excitée.

—L'annuaire ? Déjà ?

C'était du rapide.

Cookie alluma son ordinateur et se laissa tomber sur son siège.

—Je vais faire quelques recherches et voir ce que je trouve.

La porte de devant s'ouvrit, et une tête hésitante apparut dans l'entrebâillement.

—Êtes-vous ouverts ? demanda un homme qui, tourné de côté comme il l'était, semblait avoir une soixantaine d'années.

— Bien sûr, dis-je en l'invitant d'un geste à entrer. Que pouvons-nous faire pour vous ?

Il se redressa et entra, suivi d'une femme qui semblait avoir le même âge. Lui portait un blazer bleu foncé et me fit penser à un commentateur sportif avec ses cheveux gris parfaitement peignés. Elle portait un tailleur-pantalon kaki, à peine légèrement démodé et assorti à ses cheveux de couleur claire. Un nuage de chagrin, épais et palpable, les suivait. Ces personnes souffraient.

— Est-ce que l'une d'entre vous est Charley Davidson ? demanda l'homme.

— C'est moi.

Il agrippa ma main comme si j'étais le dernier espoir de l'humanité. Dans ce cas-là, l'humanité était sacrement dans la merde. La femme fit de même. Sa main à elle était une masse de nerfs tremblante.

—Mademoiselle Davidson, nous sommes les parents de Mimi, m'expliqua le monsieur tandis qu'une bouffée de sa coûteuse eau de Cologne me parvenait aux narines.

— Oh, fis-je, surprise. Je vous en prie, venez avec moi. Je fis signe à Cookie de se joindre à nous, puis je conduisis

le couple dans mon bureau. Toujours aussi efficace, Cook attrapa un bloc-notes.

—-Vous devez être Cookie, lui dit le monsieur en lui serrant la main.

— Oui, c'est bien moi, monsieur Marshal. (Elle serra ensuite la main de la dame.) Madame Marshal. Je suis tellement désolée de ce qui vous arrive.

—Je vous en prie, appelez-moi Wanda, et voici Harold. Mimi nous a beaucoup parlé de vous.

Le sourire de Cookie vacilla, partagé entre le plaisir et l'horreur. Puis elle leur fit signe de s'asseoir. J'allais devoir lui demander des explications plus tard.

Je lui avançai une chaise, puis m'installai derrière mon bureau.

— Je suppose que vous ne savez pas où elle est? demandai-je en ne prenant pas un très grand risque.

Je croisai le regard d'Harold, triste mais entendu. Je sentais l'impuissance qui émanait de lui, mais aussi l'espoir, un espoir que Warren, le mari de Mimi, n'avait pas. J'avais comme l'impression que ce père en savait plus que le premier ours venu.

—Je vous paierai tout ce que vous voulez, mademoiselle Davidson. J'ai entendu dire beaucoup de bien de vous.

Ça changeait. Les gens disaient rarement du bien de moi, à moins que « cinglée bonne à enfermer» ait perdu sa mauvaise réputation.

—Monsieur Marshal...

—Harold, insista-t-il.

— Harold, j'arrive à percevoir les émotions des gens, ça fait partie de mon métier, et vous ne me semblez pas seulement plein d'espoir quant à la bonne santé de Mimi, vous semblez aussi plein d'attente, comme si vous saviez quelque chose que tout le monde ignore.

Le couple échangea un regard. Je vis de la méfiance dans leurs yeux. Ils se demandaient s'ils pouvaient me faire confiance.

—Laissez-moi voir si je peux vous aider, leur proposai-je. Harold hocha la tête avec une certaine hésitation, me donnant ainsi le feu vert.

— D'accord, dis-je. Mimi a commencé à réagir bizarrement il y a quelques semaines, mais elle a refusé de vous dire ce qui la préoccupait.

— C'est exact, répondit Wanda en serrant son sac à main sur ses genoux. J'ai essayé de l'interroger quand elle est venue nous rendre visite - chaque premier week-end du mois, elle amène les enfants pour une visite - mais...

Sa voix se brisa, si bien que la pauvre femme se tut pour se tamponner les yeux avec un mouchoir avant de me regarder de nouveau. Son mari recouvrit ses mains avec l'une des siennes.

— Mais elle vous a dit quelque chose, n'est-ce pas ? Cela vous a peut-être paru étrange sur le moment mais, quand elle a disparu, vous avez compris.

Wanda laissa échapper une petite exclamation de stupeur.

— Oui, c'est vrai, et je n'ai pas compris... Elle s'interrompit de nouveau.

— Pouvez-vous me dire ce qu'elle a dit ?

Wanda baissa les paupières, visiblement réticente. L'envie de me faire confiance irradiait de sa personne, mais ce que Mimi lui avait dit la faisait douter de tout - et de tout le monde.

—Wanda, intervint Cookie en se penchant en avant d'un air inquiet, s'il y a une seule personne sur cette planète à qui je confierais ma vie, c'est la femme qui se trouve assise en face de vous en ce moment. Elle fera tout ce qui est humainement possible - et même plus - pour vous ramener votre fille saine et sauve.

C'était sans doute la chose la plus gentille que Cookie ait jamais dite à mon sujet. Il faudrait qu'on reparle plus tard de ce « et même plus », mais ça partait d'une bonne intention. Elle méritait vraiment une augmentation.

—Vas-y, ma chérie, dis-lui, l'encouragea Harold.

Wanda avait visiblement la gorge nouée ; elle déglutit péniblement avant de parler.

—Elle m'a dit qu'elle avait commis une terrible erreur voilà longtemps et qu'elle avait fait quelque chose d'horrible. Je me suis disputée avec elle eu lui disant que ça n'avait pas d'importance, mais elle a insisté sur le fait que toutes les erreurs se paient un jour. Œil pour œil. (Wanda leva les yeux vers moi avec tellement de désespoir que cela me brisa le cœur.) Je ne veux pas lui attirer des ennuis. Quoi qu'elle ait fait - ou pense avoir fait - c'était une erreur.

—Voilà pourquoi nous espérons qu'elle a disparu de son plein gré, ajouta Harold, qu'elle a planifié tout cela et qu'elle va bien.

—Mais elle n'aurait pas laissé Warren et les enfants sans une très bonne raison, mademoiselle Davidson. Si elle l'a fait, c'est qu'elle a dû avoir l'impression qu'elle n'avait pas le choix.

Harold opina du chef à l'unisson avec sa femme. Je me réjouis qu'ils ne soupçonnent pas Warren. Ils semblaient lui faire implicitement confiance. Mais j'avais le sentiment qu'il fallait les mettre au courant des derniers événements.

—Je suis désolée d'avoir à vous dire ça, mais la police interroge Warren en ce moment même.

Wanda pinça les lèvres tandis qu'Harold prenait la parole :

—Nous le savons, mais je vous jure qu'il n'a rien à voir là-dedans. Au contraire, Mimi essayait de le tenir en dehors de ça.

— Cookie et moi pensons que cette affaire découle peut-être d'un événement qui se serait produit au lycée.

—Au lycée ? répéta Harold, surpris.

— Mimi y avait-elle des ennemis ?

—Mimi ? railla gentiment Wanda. Mimi s'entendait bien avec tout le monde. Vous connaissez ce genre de fille, chaleureuse et tolérante.

—Trop tolérante, intervint Harold.

Il jeta un coup d'oeil à sa femme avant de poursuivre :

— Nous n'avons jamais apprécié sa meilleure amie. Comment s'appelait-elle, déjà ?

—Janelle, répondit Wanda, dont le visage se durcit légèrement.

—Janelle York ? demandai-je. C'était la meilleure amie de Mimi ?

—Oui, pendant deux ans. Mais cette fille était délurée, beaucoup trop pour son bien.

Je lançai un rapide regard à Cookie pour la prévenir de ce que je m'apprêtais à faire, puis je me penchai en avant et leur annonçai :

—Janelle York est morte dans un accident de voiture la semaine dernière.

Leur expression choquée à tous les deux me confirma qu'ils l'ignoraient.

— Oh mon Dieu, souffla Wanda.

— Connaissiez-vous Tommy Zapata ?

Dans les petites villes, tout le monde semble se connaître. Ils savaient sans doute qui était notre concessionnaire assassiné.

— Bien sûr, acquiesça Harold. Son père a travaillé pour notre ville pendant des années, il s'occupait des espaces verts et de ce genre de choses, le plus souvent au cimetière.

Ça allait leur faire un autre choc mais, encore une fois, j'avais besoin qu'ils l'apprennent. Il fallait que je découvre ce qui se passait.

— Tommy Zapata a été retrouvé mort hier matin, assassiné.

Le choc laissa la place à l'incrédulité. Ils étaient réellement stupéfaits.

— Il avait un an de plus que Mimi, expliqua Harold. Ils allaient au lycée ensemble.

—Je ne comprends pas ce qui se passe, dit Wanda d'une voix empreinte de désespoir. Anthony Richardson est mort la semaine dernière, lui aussi c'était le fils de Tony Richardson. Il s'est suicidé.

Cookie inscrivit le nom sur son bloc-notes tandis que je demandai :

—Allait-il au lycée avec Mimi, lui aussi ?

—Ils étaient dans la même classe, répondit Harold.

Quelqu'un était en train de faire le ménage derrière lui. De toute évidence, Mimi était dans sa ligne de mire. Les Marshal savaient forcément quelque chose, il avait dû se passer un événement au lycée qui était le déclencheur de tout cela.

— Monsieur et madame Marshal, quand Mimi était au lycée, elle a quitté Ruiz pour Albuquerque et s'est installée chez sa grand-mère. Pourquoi ?

Wanda se tourna vers moi en battant des paupières, les sourcils froncés tandis qu'elle réfléchissait.

—Elle s'était disputée avec Janelle. Nous nous sommes dit qu'elle voulait juste s'éloigner un peu.

—Vous a-t-elle dit qu'elles s'étaient disputées ?

— Non, répondit-elle en y repensant. Pas vraiment. Mais, du jour au lendemain, elles sont devenues ennemies et ont semblé prendre chacune une direction différente.

— Cela ne nous a pas beaucoup ému, renchérit Harold. Au contraire, puisque nous n'approuvions pas cette amitié.

— Un événement en particulier a-t-il été la cause de cette soudaine « rupture » ?

Ils se regardèrent et haussèrent les épaules d'un air impuissant en essayant de se souvenir.

— Quoi qu'il ait pu se passer, cela a plongé Mimi dans une profonde dépression, expliqua Wanda.

—Nous l'avons surprise plusieurs fois pleurant dans sa chambre, ajouta Harold d'une voix abattue tandis que de vieux souvenirs douloureux refaisaient surface. Elle a arrêté de sortir, de manger et de se laver. C'en est arrivé au point où elle prétendait être malade tous les matins et nous suppliait de ne pas l'envoyer à l'école. Elle a manqué les cours pendant presque trois semaines d'affilée à un moment donné.

L'expression de Wanda s'attrista également à ce souvenir.

—Nous l'avons emmenée voir un médecin qui nous a suggéré de prendre rendez-vous chez un psychologue. Mais avant que nous en ayons le temps, elle a demandé à s'installer à Albuquerque chez ma mère. Elle voulait aller à Saint Pius.

—Nous étions ravis qu'elle recommence à s'intéresser à ses études. Elle avait toujours eu de bonnes notes, et Saint Pius est une excellente école.

Harold semblait avoir besoin de justifier sa décision de la laisser partir. J'étais certaine qu'ils n'avaient pas fait ce choix à la légère. De son côté, Wanda tapota le genou de son mari pour le rassurer.

—Très sincèrement, mademoiselle Davidson, aussi horrible que cela puisse paraître, nous avons poussé un soupir de soulagement après son départ. Elle s'est complètement métamorphosée en arrivant ici. Ses notes se sont améliorées, et elle excellait dans les activités extrascolaires. Elle était de nouveau elle-même.

Cookie griffonnait des notes pendant que les Marshal parlaient. Je m'en réjouis, car j'avais une écriture pourrie.

— D'après ce que vous venez de me dire, il semblerait que ses soucis à Ruiz soient plus graves qu'une simple dispute avec sa meilleure amie, comme si Mimi subissait la tyrannie de ses camarades. Peut-être même était-elle menacée, ou pire, ajoutai-je à contrecœur. (Le viol me semblait une option tout à fait possible.) Ne vous a-t-elle rien dit ? Rien du tout ?

— Non, rien, répondit Wanda, alarmée par ma conclusion. Nous avons essayé de la faire parler de ce qui la préoccupait, mais elle s'y refusait. Elle devenait hostile chaque fois que nous abordions le sujet. Ça ne lui ressemblait pas du tout.

Warren avait utilisé ces mêmes mots pour décrire le comportement de Mimi avant sa disparition. « Ça ne lui ressemblait pas du tout. »

— Nous aurions dû être plus attentifs, déplora Harold d'une voix lourde de culpabilité. Nous avons juste pensé qu'il s'agissait de Janelle. Vous savez comment c'est, le lycée.

Oh que oui.