Chapitre 18

 

 

 

 

Si, au début, vous vous plantez, peut-être que l'échec, c'est votre truc.

TEE-SHIRT

Bizarrement, les gens semblaient vouloir me découper comme une citrouille cette semaine-là, sans doute parce que Halloween se rapprochait à grands pas. En règle générale, les couteaux, ça faisait mal. Je tombai en avant, heurtant Mimi, qui venait déjà de se cogner dans Cookie. Je priai très fort pour ne tirer sur personne.

Pour la défense de Cookie, il faut reconnaître qu'il pleuvait des cordes. Tandis qu'on dévalait toutes en tas au bas de l'escalier, Ange poussa de toutes ses forces sur la porte, la claquant au visage de Vilain Starsky- bénie soit son âme de sale petite frappe ! Le battant heurta le tueur dans un bruit sourd, et le couteau tomba sur les marches.

— Waouh, Ange, c'était génial ! m'exclamai-je en cognant Cookie dans le genou avec ma tête commotionnée - ça lui apprendrait.

—Courez ! répliqua Ange, agacé. Il était vachement irritable, tout d'un coup. Mon cœur se mit à battre à tout rompre tandis qu'on se relevait péniblement pour courir vers le fond de la ruelle, là où il faisait très noir. Si le type avait un flingue, comme je le soupçonnais, il serait capable de nous voir très distinctement

si on courait vers la rue. Les lumières étaient trop vives pour nous offrir la moindre protection. Tel que je voyais les choses, il fallait contourner le bâtiment et se précipiter vers le resto. J'espérais que Norma avait la clé pour verrouiller les portes. En plus, avec un peu de chance, l'alarme allait rameuter la cavalerie.

Cookie jetait des regards éperdus autour de nous en courant. Cette femme était capable d'aller sacrement vite quand il fallait se bouger. Mais on n'avait pas fait dix mètres que j'entendis la porte se rouvrir et s'écraser contre le mur en briques du bâtiment. Mimi hurla, ce qui était vraiment très utile, au cas où quelqu'un n'aurait pas entendu l'alarme tonitruante.

— Courez ! leur dis-je en me retournant et en levant mon arme.

Viser était bien plus difficile que je m'y attendais à cause de la pluie qui ruisselait sur mon visage. Je tirai une fois, et le type replongea à l'intérieur du bâtiment. Cela donna le temps à Mimi et à Cookie de mettre les voiles. Je les rejoignis rapidement.

—Qu'est-ce que je fais ? demanda Ange en recommençant à jouer les criquets dans une poêle à frire.

— Ce que tu peux, mon cœur !

Je courus vérifier le passage entre le foyer et une fabrique de bonbons voisine. Il y avait quelques caisses et cartons, mais apparemment on pouvait passer, et les obstacles nous fourniraient une protection décente au besoin.

Malheureusement, le besoin se fit sentir trop tôt. Un coup de feu retentit, et Mimi se jeta au sol en couinant et en se protégeant la tête. Je visai et tirai de nouveau, mais pas avant qu'il ait tiré deux balles supplémentaires.

Pour la première fois de ma vie, je me retrouvais dans une fusillade, une vraie de vraie, contre un méchant. Visiblement, on était nuls tous les deux. En visant sa tête, je touchai la lumière au-dessus de lui. Je ne savais pas ce que lui visait de son côté, à moins qu'il s'en prenne aux fenêtres de la fabrique dans une quelconque manœuvre stratégique. Cookie et Mimi n'étaient pas loin d'une benne à ordures et coururent s'abriter derrière. Vilain Starsky se précipitait vers nous quand Ange lui fit un croche-pied. Son flingue s'écrasa par terre et glissa sur le sol mouillé.

— Prends le flingue ! criai-je à Ange en détalant dans la ruelle pour rejoindre Cookie.

Il me lança un regard noir et leva les bras au ciel.

— Ça ne fonctionne pas comme ça.

Oh, purée. Il y avait un règlement contre ça ?

—Est-ce que l'une de vous est blessée ? demandai-je, hors d'haleine, en prenant position derrière la benne.

—Je ne crois pas, répondit Mimi. À ton avis, il va falloir combien de temps aux flics pour arriver ?

— Plus de temps que nous en avons, répondis-je franchement.

Ange avait éloigné le flingue d'un coup de pied, mais le tueur ne mit que quelques instants à le récupérer avant de repartir dans notre direction.

A présent, nous étions coincées derrière une benne à ordures avec nulle part où nous enfuir. Je passai tant bien que mal à côté de mes camarades pour voir s'il y avait une ouverture dans la clôture qui nous bordait. Pas de chance. Celle-ci devait mesurer au moins trois mètres de haut et puisqu'elle était en parpaing, je doutais de pouvoir me précipiter à travers, à moins de prendre vraiment, vraiment beaucoup d'élan. On pouvait peut-être l'escalader, à condition de grimper sur la benne, mais cela voudrait dire nous exposer aux tirs de Vilain Starsky. Or, il lui restait sûrement beaucoup plus de balles que moi.

—Je suis désolée, Mimi.

Elle se cachait dans ce loyer pour une putain de bonne raison, et nous avions conduit le méchant tout droit jusqu'à elle. Bien joué, Charlotte.

—Non, je t'en prie, ne t'excuse pas. (Elle se mit à pleurer et fut prise de tremblements incontrôlés, ce qui me serra le cœur.) Rien de tout cela n'est ta faute, c'est la mienne et uniquement la mienne.

Je balayai rapidement le périmètre du regard. Vilain Starsky était presque sur nous, l'arme levée, prêt à tirer. J'arriverais peut-être à lui tirer dessus s'il se rapprochait encore et s'immobilisait parfaitement.

— Si seulement j'avais fait ce qu'il fallait il y a vingt ans.

— Mimi, protesta Cookie en passant un bras autour de son amie.

Sans me laisser le temps de changer d'avis, je brandis le .380 et sortis de derrière la benne. Jamais je ne m'étais sentie aussi nue, à part peut-être cette fois-là, au Mexique. Saloperie de tequila.

—Allez, tire-moi dessus ! criai-je sous la pluie battante.

Je n'avais pas d'autre choix que d'invoquer Reyes. Je détestais l'embêter, vu qu'il se faisait torturer et tout ça, mais...

Un vilain sourire apparut sur le visage de mon adversaire. Je comprenais pourquoi on l'appelait Vilain Starsky par ici.

— Rey'aziel...

Sans plus réfléchir, Vilain Starsky appuya sur la détente.

Eh, attends ! J'avais pas fini !

Mais le monde ralentit, et la balle s'immobilisa devant moi.

— On n'a pas déjà parlé de tes problèmes de timing ? Je jetai un coup d'œil sur ma droite et aperçus Reyes.

Sa robe ondulait autour de lui et formait des vagues splendides, comme s'il était un océan à lui tout seul. Puis je contemplai de nouveau la rage gravée sur les traits de Vilain Starsky, les gouttes de pluie suspendues dans les airs, la balle qui fendait l'atmosphère dans ma direction et qui venait de transpercer joyeusement une goutte. Je pouvais presque voir l'air comprimé qui poussait le projectile en avant. Celui-ci flottait à quelques centimètres de mon cœur. Si le temps reprenait son cours, s'il avançait d'une microseconde dans le futur, cette balle atteindrait sa cible.

— Comment est-ce possible ? demandai-je à Reyes. Du coin de l'œil, je le vis hausser les épaules.

—C'est ce qui arrive quand quelqu'un se fait tirer dessus à bout portant, répondit-il d'une voix grave et apaisante en dépit de la situation délicate dans laquelle je me trouvais.

—Non, ça. Tout s'arrête. Ou, tout au moins, ralentit énormément.

—C'est le monde dans lequel nous vivons, Dutch. (Il me regarda entre les plis de son capuchon, la tête penchée avec curiosité.) Alors ? Tu veux que je m'occupe de lui pour toi ?

Je le voulais. Vraiment. Mais il restait toujours ce problème non résolu entre nous, qui me tracassait comme une maille échappée d'un pull. J'avais envie de tirer dessus, mais je savais que je risquais de tout défaire. Malgré tout, pour une raison qu'il fallait cataloguer parmi les chihuahuas et les armes de destruction massive, je fus incapable de m'en empêcher.

—Vas-tu me dire où tu es ?

—Tu veux vraiment parler de ça maintenant ?

— Oui.

—Alors non.

— Dans ce cas, je peux me débrouiller toute seule. Au moment où je le dis, où les mots s'échappèrent de ma bouche, je compris que les rumeurs concernant mon manque de stabilité mentale étaient peut-être fondées, finalement. Si j'avais invoqué Reyes, n'était-ce pas précisément parce que j'avais besoin de lui ?

—Tu en es sûre ?

— Putain, ouais.

En poussant ce grondement qui me faisait toujours frissonner, il se détourna de moi avec colère.

—Tu es la fille la plus têtue...

—Moi ? m'écriai-je, incrédule. Je suis têtue, moi ?

Oh, ouais. Enfermez-moi et jetez la clé.

— Comme une mule, répondit Reyes en revenant brusquement devant moi.

— Parce que je refuse que tu te suicides ? C'est ça qui fait de moi une fille têtue ?

Il se pencha vers moi, son visage à quelques centimètres du mien, même si je ne pouvais pas vraiment le voir.

— Putain, ouais.

Hé, c'était ma réplique ! Je serrai les dents.

—Je n'ai pas besoin de ton aide.

—Très bien. Mais tu pourrais avoir envie de... (Du bout du doigt, il me poussa sur la gauche afin de m'écarter de la trajectoire de la balle.) La prochaine fois, plonge.

La sensation que j'éprouvais chaque fois que le monde repartait à vitesse normale était semblable à une collision avec un train de marchandises qui roulait vite. L'impact me coupa le souffle et le bruit résonna contre ma poitrine et jusque dans mes os tandis que la balle poursuivait sa trajectoire et passait à côté de moi sans me toucher. Je titubai sur le côté et eus juste le temps de regarder Vilain Starsky battre des paupières, surpris, avant de me remettre en joue.

Si j'avais fait attention, si le rugissement du tonnerre et de la pluie n'avait pas été si assourdissant, j'aurais peut-être entendu la voiture remontant la ruelle à toute vitesse, et Vilain Starsky aussi. En l'état, nous fûmes tous les deux un peu surpris lorsqu'un 4x4 noir arriva soudain sur nous. Le chauffeur écrasa la pédale de frein et décrivit un arc de cercle qui emporta Vilain Starsky telle une tornade et le projeta contre le mur de la fabrique tout en me laissant indemne.

Je restai plantée là pendant un long moment, en clignant des yeux à cause de la pluie qui m'inondait le visage. Le 4 x 4 s'arrêta dans un crissement de pneus, et Ulrich, des Bee Gees, descendit d'un bond du siège arrière. Il se rendit auprès de Vilain Starsky tandis que la vitre s'abaissait du côté passager. M. Smith me sourit une fois de plus.

—Je vous jure, Sexy, vous avez plus d'ennuis que ma grand-tante May et pourtant elle, elle est sénile.

Je vis Ulrich vérifier le pouls de Vilain Starsky, puis lui en coller une, pour faire bonne mesure, je suppose. Ange tomba à genoux de soulagement, puis s'effondra les bras en croix dans un hommage théâtral à Mort d'un commis voyageur.

— Comment nous avez-vous retrouvées ? demandai-je à Smith.

—Ça fait un bon moment qu'on recherche ce type. Vous étiez la personne la plus logique à suivre.

—Vous êtes flics ? hasardai-je.

— Loin de là.

Alors, que faisaient-ils là, bordel ? J'entendis des sirènes au loin et compris qu'ils allaient bientôt repartir. Je me tournai vers M. Chao, alias le cascadeur fou.

—Vous êtes sûr que c'est raisonnable de conduire avec vos blessures ?

Ulrich flanqua une nouvelle beigne à Starsky.

—Là, il fait exprès de jouer les abrutis, commenta Smith.

—Je me tire, dit Ange en s'asseyant.

Il me fit le salut militaire avant de disparaître. J'appréciai le geste. Cela pourrait devenir la procédure standard au bureau.

— Charley, tu vas bien ? me demanda Cookie depuis les ombres.

Je doutai qu'elle me fasse le salut militaire.

— Extra. Reste où tu es.

Je ne savais toujours pas qui étaient ces hommes. Peut-être qu'ils voulaient la mort de Mimi au moins autant que Vilain Starsky.

M. Chao descendit lui aussi de la voiture et en fit le tour. Je le devançai et bloquai l'ouverture entre la benne et la clôture en parpaing. S'il voulait Mimi Jacobs, il allait devoir me passer sur le corps - ce qui devrait lui prendre cinq septièmes de secondes, à vue de nez.

Il se pencha sur le côté pour regarder par-dessus mon épaule. Satisfait, il se tourna vers moi. Ses cheveux dégoulinaient déjà de pluie. Quand il leva la main vers mon visage, je frémis, mais seulement parce que je crus qu'il allait me briser la nuque ou un truc dans ce goût-là. Ce genre de choses avait tendance à m'arriver. Au lieu de quoi, il fit courir ses doigts sur mes sourcils, écartant ma frange mouillée de mes yeux. Puis, il inclina le buste et retourna s'asseoir derrière le volant.

—Elle est vivante, annonça-t-il à Smith.

Je compris qu'il parlait de Mimi.

—J'imagine que vous n'allez pas me dire pour qui vous travaillez ? lui demandai-je.

—Vous pourriez dire qu'on travaille pour le big boss, répondit Smith.

—Dieu ?

Il ravala un sourire.

—Descendez d'un étage, comme dans «commandant en chef».

— Dans ce cas, ça a un rapport avec cette histoire de siège au Sénat.

—En effet.

—Putain, ils plaisantent pas. Attendez, alors Kyle Kirsch est dans le coup, après tout !

Il plissa les yeux et haussa les épaules.

— Regardez plus au nord.

— Oh, allez, c'est tout ce que vous me donnez ?

— On vient juste de vous sauver la vie, me rappela-t-il. Je reniflai avec mépris.

—Je vous en prie, je contrôlais parfaitement la situation.

Smith secoua la tête en pouffant.

—Je dois reconnaître qu'il s'agit de la mission la plus intéressante qu'on m'ait jamais confiée. (Il posa sur moi un regard rempli de regrets.) Vous allez me manquer, vous et votre boxer. (Son regard glissa derrière moi vers les ombres.) Conduisez cette femme chez les flics. Elle a une sacrée histoire à raconter.

Après un dernier coup de poing, Ulrich me salua de la tête en passant devant moi et grimpa sur le siège arrière. J'avais le sentiment que je ne les reverrais jamais. Tandis que le 4 x 4 s'éloignait, Cookie et Mimi m'attrapèrent par-derrière, et je me retrouvai bientôt enveloppée dans l'étreinte de groupe la plus suffocante que j'ai jamais connue.

Des lumières rouges et bleues ondoyaient sur les bâtiments, car une pléthore de voitures de police et d'ambulances bouclait la ruelle. Deux ambulanciers firent monter Vilain Starsky, menottes aux poignets, à l'arrière de leur véhicule, tandis qu'un de leurs collègues s'occupait de Hulk, victime d'une commotion cérébrale. Il gémissait beaucoup, mais je savais ce qu'il ressentait. Je m'écartai pour laisser les ambulanciers s'occuper de Starsky juste au moment où deux agents en costume froissé venaient à ma rencontre. Décidément, il semblait y avoir beaucoup de costumes froissés en ville, ces derniers temps. Ça devait être les soldes chez Dillard's.

—Mademoiselle Davidson ? demanda l'un d'eux.

J'acquiesçai. À présent que l'agitation était retombée, mon dos commençait à me faire mal. Vilain Starsky avait bousillé une très jolie veste et laissé une espèce de fissure le long de ma colonne vertébrale. Je me tortillai pour essayer de soulager cette sensation inconfortable.

—Je suis l'agent Foster, du FBI, m'annonça le type en exhibant son badge. Et voici l'agent spécial Powers.

— Ouais, c'est ça, reniflai-je. Je l'ai déjà entendue, celle-là.

L'agent Foster demeura impassible.

— C'est ce qu'on nous a dit. Voilà pourquoi on aimerait vous parler avant d'interroger cet homme.

Je regardai Vilain Starsky dans l'ambulance.

— Ça craint, hein, quand les vrais représentants de l'ordre se pointent ?

—Je ne peux pas te laisser seule deux minutes, déclara l'oncle Bob en venant vers moi.

—Je crois que je suis bonne pour aller au poste, confiai-je aux agents.

— On vous retrouvera là-bas.

—Tu es blessée ? Comment va ta tête ? me demanda l'oncle Bob.

C'était vraiment une mauviette.

—Mieux que la tienne. Tu as envisagé les électrochocs ?

Il poussa un long soupir.

—Tu m'en veux toujours.

—Nan, tu crois ?

Il apparut que Vilain Starsky et Vilain Hutch étaient apparentés — c'étaient des cousins ou un truc comme ça.

Quelle surprise ! Tous deux venaient du Minnesota et avaient eu des démêlés avec la justice toute leur vie. Mais ils n'avaient encore jamais donné dans le meurtre, du moins, pas à notre connaissance.

A notre arrivée, le commissariat bourdonnait d'activité, entre les affaires anciennes et les nouvelles qui se présentaient. L'aube se frayait un chemin incendiaire sur l'horizon lorsque Cookie alla s'asseoir dans une salle d'interrogatoire pour soutenir Mimi qui faisait sa déposition. Toutes deux étaient enveloppées dans une couverture et s'étaient vues offrir un chocolat chaud. Tout bien considéré, elles avaient l'air vachement bien installées. Les parents de Mimi l'avaient rejointe et se trouvaient également dans la salle. Son père n'arrivait pas à la lâcher et la gardait dans ses bras, si bien qu'il était difficile pour elle de boire son chocolat - mais je doutais que cela lui pose un problème. On n'est jamais trop vieille pour se blottir dans les bras de son père. D'après ce que je pouvais voir, ils étaient en train de déballer leur linge sale, y compris les sous-vêtements.

L'oncle Bob s'appliquait à faire abandonner les charges contre Warren. Il avait également appelé Kyle Kirsch, qui devait arriver d'un instant à l'autre.

—Je ne pense pas qu'on les payait assez, commenta Obie en me rejoignant, une liasse de papiers dans les mains.

J'étais occupée à verser de la crème dans mon café tout en essayant de garder ma couverture autour de mes épaules, principalement pour qu'on ne voie pas l'estafilade dans mon dos. Je ne pensais pas pouvoir supporter une nouvelle tournée de Super Glue.

— Le compte en banque des cousins Cox montre un dépôt de cinquante mille dollars chacun, expliqua mon oncle.

— Euh, qui sont les cousins Cox, déjà ? Il soupira. C'était drôle.

— Les types qui t'ont kidnappée ? L'un d'eux vient juste d'essayer de te tuer dans une ruelle plongée dans le noir, tu te souviens ? Art et William Cox ? Ça te dit quelque chose ?

— Évidemment. J'avais juste envie de t'entendre répéter le nom Cox. Vu comme ils étaient déterminés, on avait dû leur promettre beaucoup plus une fois le boulot terminé, ajoutai-je en prenant une gorgée de café.

— Sûrement. Mais on n'arrive pas à tracer l'origine des dépôts. Et le tireur mort du motel était un copain qu'ils s'étaient fait en tôle. On est toujours en train d'éplucher ses comptes.

Je vis Kyle Kirsch entrer d'un pas pressé dans le commissariat, deux gardes du corps sur les talons. Je le reconnus d'après ses affiches électorales. Il s'arrêta à l'entrée pour poser une question au policier présent à l'accueil. De son côté, Mimi sortit en trombe de la salle d'interrogatoire et courut se jeter dans ses bras.

—Tu vas bien ? lui demanda-t-elle.

— Moi ? se récria-t-il, stupéfait. C'est à toi qu'il faut demander ça ! Qu'est-ce qui s'est passé ? ajouta-t-il en la serrant dans ses bras.

— Un type s'en est pris à moi, et Cookie et sa patronne, Charley, m'ont sauvé la vie.

Je fis la grimace. C'était gentil de sa part de passet sous silence le fait que nous étions la raison pour laquelle elle avait bien failli se faire tuer.

L'oncle Bob rejoignit Kirsch et lui tendit la main.

— Monsieur le député.

—Vous êtes le lieutenant Davidson ? s'enquit le politicien en lui serrant la main.

— Oui, monsieur. Merci d'être venu. Est-ce que je peux vous apporter quelque chose à boire avant de commencer ?

Kyle avait accepté de déposer lui aussi, en insistant sur le fait qu'il n'avait rien à cacher. Il serra de nouveau Mimi contre lui avec un sourire triste.

—Je suppose que c'est fini, lui dit-il.

—Il fallait bien que ça arrive.

— Et comment !

Je me demandais si on allait les arrêter pour ne pas avoir tout raconté plus tôt. J'espérais que non. Eux aussi étaient des victimes dans cette histoire.

—Voici Charley Davidson, dit Mimi en me voyant rôder autour d'eux.

Kyle me serra la main.

—Je vous dois tout.

—Warren !

Mimi courut se réfugier dans les bras de son mari qui venait d'entrer en titubant dans le commissariat, visiblement toujours aussi perturbé.

Je parlai à Kyle tout bas.

—Je déteste avoir à vous dire ça mais, pendant un bon moment, j'ai cru que vous étiez le responsable de tous ces meurtres.

Il sourit tristement, d'un air compréhensif.

—Je ne vous en veux pas, mais je vous jure que je n'ai rien à voir avec tout ça, ajouta-t-il à l'adresse de l'oncle Bob. Je ne suis pas tout à fait innocent, mais je ne suis pas coupable de meurtre. (Il sortit son téléphone portable.) Je sais que nous avons un interrogatoire à mener, mais ça vous dérangerait si j'appelais ma mère avant ? Je n'ai pas réussi à joindre mon père. Je crois qu'il est parti pêcher, et il n'emporte jamais son portable. Je voulais juste leur dire où je suis et ce qui se passe avant qu'ils l'apprennent à la télé.

— Pas du tout, répondit Obie.

—Merci. Ma mère est en visite chez ma grand-mère dans le Minnesota, ajouta-t-il par-dessus son épaule en s'éloignant.

L'oncle Bob et moi nous figeâmes tous les deux. Puis j'avançai et posai la main sur l'épaule de Kyle, éloignant le téléphone de son oreille. Il fronça les sourcils.

— Quelque chose ne va pas ?

— Kyle... Monsieur le député...

—Je vous en prie, appelez-moi Kyle, mademoiselle Davidson.

— Les suspects des meurtres sont des tueurs à gage du Minnesota. Avez-vous raconté à votre mère ou à votre grand-mère ce qui se passait ? Ce qui est arrivé à Ruiz ? Ou même le fait que Tommy Zapata voulait se dénoncer et avouer son crime ?

Kyle battit des paupières, réfléchit, puis se détourna de moi, l'étonnement peint sur le visage.

— Kyle, tous ceux qui se trouvaient dans cette pièce avec Hana Insinga sont morts, excepté vous et Mimi. Or, croyez-moi, Mimi n'aurait pas vécu une heure de plus si ces hommes étaient parvenus à leur fin. (Je posai une main compatissante sur son épaule.) Ça ne laisse plus que vous.

Il se couvrit les yeux avec la main et prit une grande inspiration.

—Votre mère ne vous aurait pas récemment emprunté cent mille dollars, par hasard ? insistai-je.

— Non, dit-il en se retournant avec un air résigné. Ma mère vient d'une famille fortunée. Elle n'avait pas besoin de m'emprunter de l'argent.

Cela expliquait la maison chicos de Taos qu'elle habitait avec un shérif à la retraite.

— Pensez-vous qu'elle soit capable de... ?

— Ma mère en est tout à fait capable, croyez-moi, répondit-il d'une voix brusquement teintée d'amertume, froide et implacable. Il y a vingt ans, je lui ai raconté tout ce qui s'est passé cette nuit-là. Elle m'a fait promettre de ne rien dire à mon père. Elle m'a dit que je serais arrêté et que les gens raconteraient que j'étais autant à blâmer que les autres. Dès que l'école a été finie, cet été-là, elle m'a envoyé chez ma grand-mère.

— Elle a donc toujours su ? dit l'oncle Bob.

— Oui, acquiesça Kyle. Quand je lui ai dit que j'allais trouver la presse avec Tommy Zapata, elle est entrée dans une colère noire. Pour elle, rien n'importait plus que le Sénat - et, au bout du compte, la présidence. (Il éclata d'un rire dur et acide.) Ça n'aurait jamais marché, de toute façon. Ils auraient découvert mon passé, mon style de vie. Les gens comme moi ne deviennent pas président, mais elle a insisté pour que je tente ma chance, en commençant par viser le Sénat. (Il posa sur moi un regard très dur.) Cette femme est cinglée.

— On devrait peut-être prendre votre déposition, maintenant, suggéra l'oncle Bob.

Il le conduisit dans une autre salle d'interrogatoire. Je ne les accompagnai pas. Ma tête douloureuse jouait toujours une symphonie, mais on était passé de la Cinquième de Beethoven à Summertime de Gershwin. Je me sentais mieux sur un point, cependant. Ma belle-mère avait beau être cinglée, elle n'avait jamais tué personne - pas que je sache, en tout cas.

Je pris deux Ibuprofènes et m'assis sur une des chaises dans la salle d'attente. Mes paupières se faisaient un peu trop lourdes à mon goût, mais je voulais attendre Cookie et voir ce que l'oncle Bob allait faire. J'étais pratiquement certaine qu'on venait juste de boucler l'enquête. Malgré tout, mes paupières n'en avaient rien à faire. Le monde se brouilla, bascula, tournoya un peu, fit la Macarena et se retourna complètement. Puis, mon père entra dans le commissariat.

Je supposai qu'il avait appris ce qui s'était passé et qu'il venait voir comment j'allais.

— Salut, papa.

J'arrachai mon corps de la chaise et donnai à mon père une accolade ensommeillée. Je ne l'avais pas revu depuis la nuit de l'agression, ce qui faisait de moi une très vilaine fille.

— Qu'est-ce que tu fais là ? me demanda-t-il en me serrant bien fort.

—Euh, qu'est-ce que toi, tu fais là ?

—Je n'ai toujours pas fait ma déposition sur l'agression.

— Oh. Evidemment.

—Pourquoi es-tu drapée dans une couverture ? Qu'est-ce qui se passe ?

— Papa, je vais bien. C'est juste les trucs habituels, tu sais, des trucs de détective privé, tout ça...

— Charley, il faut vraiment que tu changes de métier, me dit-il, exaspéré.

— Qu'est-ce que tu fais là ? demanda Denise. Je croyais qu'elle ne venait pas, ajouta-t-elle en interrogeant mon père du regard.

Il serra les dents. Ça craint quand la vieille folle crache le morceau. Gemma leva une main cordiale en guise de salut, puis bâilla. Elle semblait aussi épuisée que moi.

— Et pourquoi est-ce que je ne venais pas ? demandai-je à mon père, qui secoua la tête.

— On va juste passer certaines choses en revue. Je ne pensais pas que tu voudrais être là, répondit-il en se prenant les pieds dans le tapis. (Voilà qui était intéressant.) Plus tard, tu devras déposer en donnant ton propre point de vue. Je ne voulais pas te faire perdre ton temps ni influencer ton témoignage.

—Eh bien, je suppose qu'on a de la chance, répliquai-je avec un énorme sourire. Je suis déjà là, j'adorerais me joindre à la fête.

Mon père serra les mâchoires tandis que l'oncle Bob nous rejoignait.

—Le député est en train de tout écrire, m'expliqua Obie. Je crois qu'il en a pour un moment. On peut aller écouter les bandes maintenant.

—Quelles bandes ? m'enquis-je, toute innocence et vertu.

— Celles de Caruso. Leland a enregistré ses appels. Par contre, frangin, je ne suis pas sûr que Denise et Gemma ont envie d'entendre ça.

— Bien sûr que si, rétorqua Denise en passant devant eux pout se rendre dans la salle de conférence.

Mon père avait tellement l'air abattu que c'en était gênant.

— C'est génial, dis-je en suivant ma belle-mère d'un pas sautillant, on va faire d'une pierre vingt-sept coups. Qui aurait cru qu'une visite au poste serait si productive ?

— Elle est toujours un peu fâchée, expliqua Obie à mon père.

Apparemment, il s'agissait d'un événement communautaire. Nous, à savoir la famille et deux lieutenants, nous assîmes autour de la table de conférence tandis que des flics de toutes les tailles et de toutes les formes, principalement mignons, voire très mignons, s'alignaient le long des murs. Même Taft se pointa. C'était intéressant mais, sur ma vie, je n'arrivais pas à comprendre pourquoi ces bandes audio fascinaient tout le monde à ce point-là, surtout Denise et Gemma.

— Qui devrais-je tuer en premier, Davidson ? demanda le type sur l'enregistrement : Mark Caruso.

Dans l'ensemble, il avait une bonne projection vocale et une prononciation correcte. Il avait juste besoin d'infléchir son accent pour mieux refléter son humeur.

— Quelle mort te mettra à genoux ? (C'était une superbe ouverture. Il avait vraiment réfléchi à son petit discours.) Quelle mort t'enverra au fond d'un trou si sombre et si obscur que tu ne seras plus jamais capable d'en sortir ?

J'avais l'impression que sa question était plutôt du genre rhétorique. Chacune son tour, toutes les personnes présentes dans la pièce lancèrent des regards furtifs en direction de mon père, pour voir quelles émotions refoulées Caruso parvenait à éveiller en lui. La situation expliquait parfaitement le succès de la télé-réalité. L'appétit humain pour la tragédie, pour la différence subtile entre la douleur et l'angoisse, et l'envie de voir chaque émotion tordre les traits d'un visage d'ordinaire souriant étaient irrésistibles. Ce n'était pas leur faute. Nous avons tous en nous un certain degré de morbidité, cela fait partie de notre composition biologique, de notre ADN.

— Ta femme, Denise ? proposa Caruso comme s'il demandait la permission.

Ma belle-mère laissa échapper un hoquet étouffé et plaqua sa main sur sa bouche en entendant son prénom. Naturellement, les larmes lui montèrent aux yeux. Mais j'avais un talent incroyable pour détecter les émotions des gens, et je voyais bien qu'elle prenait son pied grâce aux regards pleins de compassion qu'on lui lançait. Surtout, je perçus le soulagement qui l'envahit lorsqu'elle jeta un coup d'œil dans ma direction, parce que Caruso s'en était pris à moi et pas à elle. J'imagine que je ne pouvais pas lui en vouloir de cette réaction, mais j'aurais préféré ne pas la voir prendre son pied à mes dépens.

Caruso attendait une réaction.

—Non, reprit-il d'un ton résigné. Non, tu as besoin de perdre une fille, comme moi. Gemma, alors ? La plus jolie ?

Gemma n'avait pratiquement pas bougé depuis le début de l'enregistrement, mais elle se figea carrément. Son visage pâlit, et elle retint son souffle pendant ce qui me parut être une bonne minute avant de regarder mon père. Denise glissa son bras sous celui de son mari et s'appuya contre lui pour le soutenir à sa manière superficielle, mais il ne parut pas s'en rendre compte, pas plus qu'il ne rendît son regard à Gemma. Il était replié sur lui-même, et il n'y avait plus qu'une coquille vide à sa place. Bizarrement, il suait comme un bœuf. Pourquoi maintenant ? Tout était dit, tout était fini. Le type était derrière les barreaux.

Une fois encore, sur la bande, il ne répondit pas à Caruso.

Tout le monde attendait, sachant ce qui allait se passer, qui venait ensuite.

— Et pourquoi pas ta cadette, un vrai chat sauvage, celle-là ! demanda Caruso d'une voix rocailleuse. (Visiblement, il savourait sa revanche.) Comment elle s'appelle, déjà ? Ah, oui... Charlotte.

Il prononça lentement mon nom, comme s'il se délectait de chaque syllabe qui roulait sur sa langue. Je sentis tous les regards converger sur moi, mais je baissai les yeux pour ne pas les voir. Bizarrement, je sentis particulièrement celui de l'oncle Bob. J'avais toujours été sa préférée, et c'était une faiblesse dont je ne manquais pas de profiter chaque fois que c'était possible.

Mais, à ce moment-là, mon père parla sur la bande, sa voix claire comme de l'eau de roche, chaque intonation tendue, chaque syllabe forcée. Il n'avait rien dit quand Caruso avait mentionné Denise ou Gemma, mais, en entendant mon nom, il avait craqué.

—Je vous en prie, dit-il d'une voix rauque à cause de l'émotion qu'il s'efforçait de contenir, pas Charley. Pitié, pas elle.

Mon cœur s'arrêta de battre. L'air dans la salle s'épaissit jusqu'à ce que j'aie l'impression que j'allais étouffer. La vérité implicite contenue dans ces paroles me submergea par vagues, provoquant un tel choc en moi que je restai complètement stupéfaite pendant une bonne minute avant de relever les yeux. Cette fois, les regards compatissants étaient tous dirigés vers mon père. Ils voyaient un homme au supplice. Moi, je voyais un flic, un lieutenant avec vingt ans d'expérience, qui avait pris une décision.

Mon père baissa la tête et coula un regard furtif et rempli de chagrin dans ma direction. Dire que j'étais prise au dépourvu par sa supplique était l'euphémisme du siècle. Le murmure d'émotion qu'il s'efforçait de contrôler bec et ongles n'était pas dû à la douleur de la peur, mais à celle de la culpabilité. Il accrocha mon regard, et des excuses muettes tombèrent de chacun de ses cils. L'agitation qui s'empara de moi me poussa à me lever de ma chaise, comme quand un gamin se fait tyranniser à l'école.

Je me levai en titubant, en oubliant la couverture et le reste de l'enregistrement, et scrutai les visages autour de moi. Denise semblait horrifiée que son mari ait supplié pour la vie de sa fille quand il n'avait pas supplié pour la sienne. Elle avait un sens de la réalité trop superficiel pour comprendre la vérité. Ce devait être agréable de voir le monde de façon aussi unidimensionnelle.

Mais l'oncle Bob savait, lui. Bouche bée, il contemplait mon père comme si ce dernier avait perdu l'esprit. Et Gemma avait compris aussi. Gemma. La seule personne sur Terre dont je ne voulais surtout pas la sympathie.

Heureusement, les larmes qui auraient pu jaillir à l'idée que mon père avait pratiquement peint une cible sur mon front restèrent coincées derrière un mur de stupéfaction. J'avais toujours les poumons paralysés, comme si on m'avait coupé le souffle. Ils commençaient à me brûler, et je dus me forcer à respirer tandis que je restais là, à dévisager mon père d'un air totalement incrédule.

Leland Davidson, qui pendant vingt ans avait fait partie de la police d'Albuquerque, était bien trop intelligent pour faire un truc aussi incroyablement stupide. Mon oncle Bob le savait. Je voyais le choc et la colère derrière ses yeux bruns. Il était aussi sonné que moi.

L'expression sur le visage de mon père était condamnable. Celle de ma belle-mère, qui ne pigeait absolument rien et dont le regard ne cessait d'aller et venir de son mari à moi, était presque comique. Mais il y avait trois autres personnes dans la pièce qui avaient compris. Ça ne m'étonnait pas de la part de l'oncle Bob, mais je n'en revenais pas que même Taft ait pigé. Il posait sur moi un regard surpris, presque contrit.

En revanche, l'incrédulité peinte sur le visage de Gemma était plus que je n'en pouvais supporter. Elle dévisageait durement notre père en affichant aussi sa stupéfaction. Son diplôme en psychologie s'avérait payant. Elle savait que notre père l'avait choisie à mes dépens, comme il avait également choisi ma belle-mère plutôt que moi.

Mes pieds me permirent de reculer jusqu'à ce que je sente une poignée me rentrer dans la hanche. Je tendis la main derrière moi et ouvris la porte juste au moment où mon père se levait.

— Charley, attends, me dit-il alors que je sortais précipitamment.

Le couloir débouchait sur une mer de bureaux où l'on entendait les sonneries de téléphone et le cliquetis des touches de clavier. Je passai entre eux en courant. J'entendis mon père derrière moi :

— Charley, s'il te plaît, arrête-toi !

Et le laisser voir dans quel état pitoyable j'étais ? Pas question.

Mais il était plus rapide que je ne l'aurais cru. Il attrapa mon bras dans sa longue main effilée et m'obligea à me retourner pour lui faire face. Ce fut à ce moment-là que je me rendis compte que mes larmes avaient réussi à se libérer. Il était tout flou. Je fermai la bouche et m'essuyai le visage du dos de ma main libre.

— Charley...

— Pas maintenant.

Je m'arrachai à sa poigne et repartis vers la sortie.

— Charley, me rappela-t-il.

Il me rattrapa juste au moment où je franchissais la porte du commissariat. Il me ramena à l'intérieur. Je libérai de nouveau mon bras d'un geste sec. Il m'empoigna encore une fois, je me libérai, et ainsi de suite jusqu'à ce que je le gifle si fort que le son retentit dans tout le commissariat. Le silence s'abattit brusquement sur la pièce, et tous les regards convergèrent vers nous.

Il toucha la joue que je venais de frapper.

—Je le mérite, mais laisse-moi t'expliquer.

Debout dans le hall, j'éprouvais un sentiment de trahison et d'humiliation si cuisant que cela m'empêchait d'écouter ce qu'il avait à dire. Je me renfermai complètement. Ses mots rebondissaient sur moi comme si j'avais un champ de force invisible autour de moi. Je lui lançai mon plus beau regard furieux, puis tournai les talons et essayai de fuir à nouveau, surtout que je voyais Gemma et Denise arriver. Je me sentais physiquement malade à l'idée d'affronter leur indifférence. Je déglutis péniblement pour empêcher la bile de remonter plus haut que ma gorge.

Cette fois, mon père ne m'empoigna pas. Il appuya juste un bras contre le mur pour me bloquer le passage, puis il se pencha vers moi et chuchota à mon oreille.

—Si je dois te menotter et te ramener hurlante et donnant des coups de pied dans cette salle, je le ferai.

Je le regardai d'un air furieux tandis que Denise se hâtait de nous rejoindre.

—Est-ce qu'elle vient vraiment de te frapper ? demanda-t-elle, horrifiée.

Jamais je n'avais eu autant envie de lui flanquer une bonne beigne, à elle aussi. Où était Ulrich quand on avait besoin de lui ?

—Tu ne vas pas la laisser s'en tirer comme ça, n'est-ce pas ? demanda-t-elle à mon père. (Mon père. Elle balaya le commissariat du regard, gênée que les autres officiers aient assisté à cet éclat.) Leland...

—Ferme-la, répondit-il d'une voix si calme, si menaçante que Denise en resta sans voix — pour une fois.

Elle se couvrit la gorge d'une main, un geste qui trahissait son embarras. La loi obligeait tout officier de police qui m'avait vu frapper mon père à m'arrêter. Personne ne bougea.

Mon père me dépassait d'une bonne tête. Il était mince, mais solide comme un roc. Sans l'ombre d'un doute, je le savais capable, s'il le voulait vraiment, de me ramener de force dans cette salle. Mais cela reviendrait à attraper un chat par la queue. Il aurait une sacrée bagarre sur les mains, qu'il ne serait pas prêt d'oublier.

—Très bien, dis-je d'une voix aussi douce que la sienne, passe-moi les menottes, parce que je refuse de retourner dans cette pièce. Je refuse que tout le monde se sente désolé pour moi parce que mon père a envoyé un cinglé tuer sa fille.

Il soupira, et ses épaules s'affaissèrent.

—Ce n'est pas ce que j'ai fait.

—Oh, vraiment ? rétorqua durement Gemma en s'interposant. Papa, c'est exactement ce que tu as fait.

—Non, je veux dire...

— Elle est tellement spéciale. Elle est unique, insista Gemma, dont les paroles me coupèrent le souffle. Elle est tellement plus que ce que même toi tu crois. Et tu as envoyé cet assassin vers elle ?

—Gemma, de quoi parles-tu ? protesta Denise. (Je sentais le sentiment de trahison qui émanait d'elle par vagues.) Il a supplié cet homme de ne pas faire de mal à Charley.

Gemma semblait avoir du mal à garder patience. Elle ferma ses beaux yeux bleus pendant un long moment, avant de se tourner vers Denise.

—Maman, tu ne l'as donc pas entendu ?

— Si, j'ai entendu chaque mot, répondit Denise d'une voix brusquement teintée d'amertume.

—Maman, ouvre les yeux, demanda Gemma en posant les mains sur les épaules de Denise.

Elle dit cela d'une voix douce, parce qu'elle ne voulait pas vexer la vieille bique. Moi, je n'avais pas tant de scrupules.

— Impossible, lançai-je.

De colère, Denise serra les mâchoires.

—Tu vois ? demanda-t-elle à mon père en me montrant du doigt au cas où il n'aurait pas pigé.

Je n'en revenais toujours pas de la réaction de Gemma. Très franchement, j'aurais cru qu'elle s'en ficherait complètement.

L'oncle Bob, qui était resté en retrait jusque-là, intervint à son tour.

— On peut peut-être terminer cette conversation dans mon bureau.

—Je m'en vais, annonçai-je, tellement épuisée que j'avais peur de vomir.

Je repartis en direction de la porte.

—Je savais qu'il échouerait, dit tranquillement mon père dans mon dos.

Je m'arrêtai et me retournai. J'attendis.

—Je savais qu'il finirait comme les autres.

Quels autres ? Pour combien d'autres était-il au courant ?

Il se rapprocha de moi en me lançant un regard suppliant.

— Penses-y, ma chérie. S'il s'en était pris à Denise ou à Gemma avant qu'on lui mette la main dessus, elles seraient mortes à l'heure qu'il est.

Il avait raison. Mais ça faisait quand même toujours aussi mal. Une souffrance terrible, comme je n'en avais encore jamais connu, creusa un trou dans ma poitrine et bloqua mes voies respiratoires jusqu'à ce que je me retrouve haletante. Puis, ça recommença. Les maudites grandes eaux. Putain, était-il possible d'être aussi pitoyable ?

Mon père me caressa le visage.

—Je savais que tu t'en sortirais. Tu t'en sors toujours, ma jolie petite fille. Tu as, je ne sais pas, un pouvoir ou un don. Il y a une force qui te suit. Tu es la chose la plus stupéfiante que j'ai jamais vue.

—Mais, papa, se récria Gemma d'un air de reproche, tu aurais dû la prévenir. Tu aurais dû la préparer.

Gemma pleurait aussi, à présent. Je n'arrivais pas à le croire. J'étais entrée dans la Quatrième Dimension. Fini pour moi les marathons de science-fiction. Gemma me rejoignit et me serra dans ses bras - genre, très fort. Et que je sois pendue si je ne lui rendis pas son étreinte.

L'amertume et la frustration accumulées pendant ces années où j'avais été la cinglée, la bizarre, le vilain petit canard, refirent surface, et je ne pus, malgré tous mes efforts, étouffer les sanglots qui me secouaient le corps. Notre père se joignit à nous en chuchotant des excuses pendant que nous nous serrions dans les bras tous les trois.

Je jetai un coup d'œil à Denise. Elle était plantée à côté de nous, perplexe et embarrassée. J'eus presque pitié d'elle. Sauf que non. En revanche, je fis signe à l'oncle Bob de nous rejoindre. Il nous regardait avec un sourire rêveur, mais quand il me vit lui faire signe, il fronça les sourcils et secoua la tête. Je le poignardai avec mon regard qui tue, comme un laser, et lui fis signe de nouveau. Il poussa un long soupir, puis vint nous entourer tous les trois de ses bras.

On devait former un sacré tableau, au beau milieu d'un commissariat de l'APD, en pleurant et en se serrant dans les bras comme des célébrités en désintox.

—Je n'arrive plus à respirer, protesta Gemma.

On se mit à pouffer comme quand on était au lycée.