Chapitre 2
Ne pas croiser les effluves. Ne jamais croiser les effluves.
AUTOCOLLANT POUR VOITURE
T’écoutes quoi ? demandai-je en me penchant pour éteindre la radio tandis que Cookie nous ramenait chez nous.
This Little Light of Mine était tout simplement trop joyeuse, étant donné les conditions atmosphériques du moment. Cookie appuya sur le bouton « scan ».
—Je ne sais pas. C'est censé être du classic rock.
—Oh. Dis-moi, tu as acheté cette voiture d'occasion ? demandai-je en repensant au mec mort dans son coffre.
Je me demandais comment il était arrivé là. Il fallait que je sache si Cookie n'avait pas joué les veuves noires avant de me rencontrer. Après tout, elle avait les cheveux noirs et elle les avait coupés récemment. Un déguisement, peut-être ? Il ne fallait pas non plus oublier qu'elle avait tendance à être méchante, tôt le matin, quand elle n'avait pas encore bu sa première tasse de café. Un accès de violence routière dans ces moments-là était tout à fait possible, quand elle n'était plus la Cookie heureuse et saine d'esprit que je connaissais. Les défunts restaient rarement sur Terre sans une bonne raison. Le Mec-mort-dans-le-coffre était sans doute décédé de mort violente, et il fallait que je comprenne comment et pourquoi, si je voulais qu'il traverse.
— Ouais, répondit-elle distraitement. Au moins, on sait par où commencer, grâce au nom de Janelle York. Tu veux que j'appelle ton oncle sur ce coup-là ? Et peut-être le légiste, aussi ?
—Absolument, répondis-je avec la plus grande nonchalance. Alors, dis-moi, où l'as-tu achetée ? Elle me regarda en fronçant les sourcils.
—Acheté quoi ?
Je haussai les épaules en regardant par la fenêtre.
—Ta voiture.
—Chez Domino Ford. Pourquoi ? Je levai les mains.
—Je me posais la question, c'est tout. C'est juste un de ces trucs bizarres auxquels tu penses quand tu rentres chez toi après avoir enquêté sur la disparition d'une personne.
Cookie écarquilla les yeux d'un air horrifié.
— Oh, mon dieu! Il y a un mort sur mon siège arrière, c'est ça ?
— Qu... quoi ? balbutiai-je, stupéfaite. Même pas. Qu'est-ce qui te fait croire une chose pareille ?
Elle fixa sur moi un regard entendu, juste une seconde avant d'entrer dans une station-service en faisant crisser ses pneus.
— Cook, on est à cinq secondes de la maison.
— Dis-moi la vérité, insista-t-elle après avoir failli me projeter à travers le pare-brise - elle avait de très bons freins. Je suis sérieuse, Charley. Les morts te suivent partout où tu vas, mais je ne veux pas d'eux dans ma voiture. Et tu mens très mal.
— Non, c'est pas vrai, protestai-je, étrangement horrifiée par cette affirmation. Je suis une excellente menteuse. Demande à mon dentiste. Il jurerait que j'utilise régulièrement du fil dentaire.
Cookie se gara brutalement et me regarda d'un air menaçant. Genre, vraiment flippant. Elle s'en serait bien sortie en prison.
Je consentis à répondre après avoir lâché un soupir digne d'une production de Broadway.
—Je te le jure, Cook, il n'y a pas de mort sur ton siège arrière.
—Alors, il est dans le coffre. Il y a un cadavre dans mon coffre, n'est-ce pas ?
C'était amusant d'entendre la panique dans sa voix - jusqu'à ce que Cookie décide de sortir de la voiture.
— Quoi ? protestai-je en descendant à mon tour. Bien sûr que non !
Elle désigna sa Taurus blanche en me regardant d'un air accusateur.
— Il y a un cadavre dans ce coffre, dit-elle d'une voix forte.
Assez forte pour que le flic assis dans sa voiture à côté de nous, la vitre baissée, nous entende.
Je levai les yeux au ciel. On était fin octobre. Pourquoi diable sa vitre était-elle baissée, hein ? Quand il ouvrit sa portière et se déplia de tout son long, je me frappai le front avec la paume. Non, je rêvais, ça n'était pas en train d'arriver. Si je devais encore appeler mon oncle Bob, un lieutenant de l'APD, au milieu de la nuit pour me tirer de l'une de ces altercations ridicules que j'avais tendance à avoir avec des flics inconnus, il allait me tuer. Il me l'avait dit. Avec un éplucheur d'orange. Je ne sais pas trop pourquoi.
— Il y a un problème, mesdames ? demanda l'agent. Cookie me regarda d'un air grognon.
— Dis-lui donc qu'il n'y a pas de cadavre dans ce coffre. Hum ?
—Cook, sérieux ?
Elle mit les mains sur les hanches en attente d'une réponse. Je me tournai vers l'inspecteur Harry.
—Écoutez, agent O. Vaughn, dis-je en jetant un coup d'œil à son badge. Je sais que ce que Cookie vient de dire peut paraître bizarre, mais c'était une métaphore. Nous n'aurions ja-jamais...
Je regardai de nouveau son visage, le pli presque méprisant qui lui barrait la bouche, et un vague sentiment de familiarité provoqua des picotements le long de ma colonne vertébrale. Un peu à la Ça, de Stephen King.
— Vous ne seriez pas apparenté à Owen Vaughn, par hasard ?
—Je suis Owen Vaughn, répliqua-t’il en pinçant plus encore les lèvres.
Pas possible ! Pour des raisons connues de lui seul, Owen Vaughn avait essayé de me tuer au lycée. Avec un 4 x 4. Après, il avait dit à la police qu'il essayait seulement de m'estropier, mais il avait refusé de leur expliquer pourquoi. Apparemment, je lui gâchais la vie, mais j'aurais été bien incapable de dire pourquoi.
Je décidai de la jouer cool. Pas besoin de lui jeter à la figure ses activités criminelles passées. Il était temps d'enterrer le passé - surtout qu'il avait un flingue et moi pas.
Je souris et lui donnai un léger coup de poing sur le bras, comme si nous étions de vieux amis.
— Ça fait longtemps qu'on ne s'est pas vus, Vaughn. Ça ne marcha pas du tout. Il se raidit, prit le temps
d'examiner l'endroit où mon poing était entré en contact avec son bras, puis tourna de nouveau son regard vers moi avant de zoomer sur mes yeux comme s'il n'avait qu'une
seule envie, m'étrangler jusqu'à voir la lumière disparaître de mes pupilles. Embarrassant.
Puis, je me souvins qu'au lycée, il était ami avec Neil Gossett. J'avais récemment revu Neil et décidai d'utiliser cette info pour briser le bloc de glace dans lequel Vaughn était coincé.
—Oh, au fait, j'ai justement vu Neil l'autre jour. C'est le directeur adjoint de la prison de Santa Fe.
—Je sais ce que fait Neil Gossett, me dit-il d'un ton toujours aussi méprisant. Je sais où vous êtes et ce que vous faites, tous autant que vous êtes. (Il se pencha vers moi.) N'en doute pas un instant.
Pendant une bonne minute, je restai figée sous l'effet du choc tandis qu'il retournait à sa voiture de patrouille. Cookie resta plantée là, elle aussi, à le regarder s'en aller.
— Il n'a même pas regardé dans le coffre.
— C'est moi ou ça sent le harcèlement, ce qu'il a dit ? demandai-je en regardant disparaître ses feux arrière.
— Qu'est-ce que tu as bien pu lui faire ?
— Moi ? (Je posai une main sur ma poitrine pour montrer combien ces paroles me blessaient.) Pourquoi toujours présumer que c'est ma faute ?
— Parce que ça l'est toujours.
—Je te signale que ce type a essayé de m'estropier quand j'étais au lycée. Avec un 4 x 4.
Cookie se tourna vers moi d'un air incrédule. —Tu as déjà envisagé de quitter le pays ?
— Bizarrement, oui.
— Coffre. Cadavre.
Elle marcha jusqu'à sa voiture et déverrouilla le coffre. Je plongeai vers elle et le refermai avant que le mec mort me voie.
—Je le savais ! s'exclama Cookie en reculant de nouveau. Il y a un cadavre dans mon coffre.
J'essayai de la faire taire en appuyant de manière répétée mon index contre mes lèvres. Puis je chuchotai d'une voix forte, comme un ivrogne dans un bar pour célibataire :
— Ce n'est pas un cadavre, c'est un mec mort. Il y a une différence. Et s'il se rend compte que je peux le voir, il ne va plus me lâcher et va me demander de résoudre son meurtre et tout le bazar.
Brusquement, Cookie prit un air accusateur. —Tu allais me laisser me balader avec ce type dans mon coffre sans jamais rien dire.
— Quoi ? reniflai-je. Absolument pas. Je te l'aurais dit, à un moment donné. Je me serais tue juste pendant quelques jours, le temps de piger qui c'est.
Elle s'avança jusqu'à ce qu'on se retrouve nez à nez, littéralement.
— C'est mal, très mal.
Puis, elle tourna les talons et prit la direction de notre immeuble. À pied.
Merde. Je lui courus après, à petites foulées, en m'émerveillant de la distance qu'une femme ronde en colère était capable de parcourir en si peu de temps.
— Cookie, tu ne peux pas rentrer à pied. Il fait encore noir, et on est sur Central.
— Plutôt croiser dix loubards dans une dizaine de ruelles sombres que de remonter dans cette voiture, répondit-elle en pointant du doigt l'objet du délit sans même se retourner.
Je fis le calcul dans ma tête, puis lui demandai :
— Et qu'en est-il des parkings plongés dans le noir ? Ou des passerelles ? Flippant, hein ?
Cookie continua à avancer à grandes enjambées, préférant se prendre un coup de couteau à cause des cinq dollars dans sa poche arrière plutôt que de renoncer à sa noble quête et affronter le défunt. Je ne voyais pas bien la logique, mais je comprenais sa peur. Attendez un peu - en fait, non, je pigeais pas.
— Cookie, les morts m'entourent en permanence. Il y en a toujours au bureau, assis dans la salle d'attente ou debout près de la machine à café. Pourquoi est-ce un problème, tout à coup ?
— C'est là, le hic. Toi, tu as des morts autour de toi en permanence. Pas moi. Et pas dans ma voiture.
—Je devrais sûrement éviter de te parler du petit garçon dans ton appart, alors ?
Elle s'arrêta brutalement, stupéfaite.
— Oui. OK. Oublie ça, fis-je.
— Il y a un gamin mort chez moi ?
— Pas tout le temps.
Elle secoua la tête et repartit. De nouveau, j'eus du mal à soutenir l'allure, à cause de mes pantoufles lapins. Je me rendis compte, dans un soupir, que je faisais trop d'exercice. J'allais devoir compenser ça plus tard avec un gâteau.
—Je n'arrive pas à croire qu'il y a un gamin mort chez moi et que tu ne me l'aies jamais dit.
—Je ne voulais pas t'inquiéter. Je crois qu'il en pince pour Amber.
— Oh, mon dieu.
—Écoute, dis-je en l'attrapant par sa veste et en l'obligeant à s'arrêter, retournons chercher la voiture et je m'occuperai de tout ça, d'accord ? On ne peut pas la laisser là. Quelqu'un va finir par la voler.
Son regard s'éclaira.
—Tu crois ? Non, attends, peut-être que je devrais y retourner pour laisser les clés dessus. Tu sais, pour leur faciliter la tâche.
—Euh, en voilà une idée.
Elle repartit d'un air décidé en direction de sa voiture. J'étais inquiète, mais pas trop. Au moins, elle allait dans la bonne direction.
— Si on met de côté la fois où j'ai pris un bain de minuit avec le club d'échecs, dis-je, à peine légèrement essoufflée, c'est la nuit la plus agitée de toute ma vie.
Je levai les yeux, trébuchai, titubai, repris mon équilibre et regardai autour de moi comme si tout cela était volontaire, avant d'ajouter :
—Non, je retire ce que je viens de dire. La nuit la plus agitée de toute ma vie, c'est celle où j'ai aidé mon père à résoudre le mystère d'une explosion au gaz dans laquelle trente-deux personnes avaient trouvé la mort. Une fois l'enquête terminée, elles ont toutes voulu traverser. En même temps. Toutes ces émotions tourbillonnant en moi simultanément, il m'a fallu toute la nuit pour m'en remettre.
Cookie ralentit, mais ne se retourna pas. Je ne pouvais guère lui en vouloir. J'aurais dû lui parler du petit garçon depuis longtemps. Ce n'était pas gentil de la prendre de court avec ce genre d'info.
— Sans le type qui avait vu un étudiant vandaliser les tuyaux du gaz, l'affaire n'aurait peut-être jamais été résolue. Mais je n'avais que sept ans, expliquai-je en espérant distraire Cookie par mon bavardage. J'avais du mal à tout comprendre. Hé, au moins, ta voiture est toujours là, dis-je en la montrant du doigt.
Cookie marcha jusqu' à sa Taurus, puis se tourna vers moi.
—Je suis désolée, Charley.
Je m'arrêtai pour lui lancer un regard méfiant.
— Tu ne vas pas me sortir une blague à deux balles, j'espère ? Parce que j'en ai eu plus que ma part quand j'avais douze ans.
— Moi, je suis là, à paniquer parce qu'il y a un cadavre dans mon coffre...
— Un mec mort, Cook. Un mec mort.
—... et toi, tu fais juste de ton mieux. Tu ne m'avais jamais raconté cette histoire.
— Quelle histoire ? demandai-je, toujours méfiante. Celle de l'explosion ? Ce n'est rien.
Je la lui avais racontée pour qu'elle ne pense plus à tous ces morts en liberté dans la nature.
— Rien ? Tu es comme un super-héros, mais sans la cape.
— Oooh, c'est vraiment adorable. C'est quoi le piège ?
— Il n'y en a pas, pouffa-t-elle. Dis-moi juste qu'il n'y a pas de cadavre dans mon coffre.
À contrecœur, je pris la clé et ouvris le coffre.
— Il n'y a pas de cadavre là-dedans.
— Charley, tu peux me dire la vérité. Tout va bien. Surprise, je clignai des yeux. Il avait disparu.
— Non, vraiment, insistai-je en balayant les environs du regard.
Je reculai pour mieux voir et heurtai quelque chose de froid et d'immobile. La température autour de moi baissa et me fit frissonner. C'était comme entrer dans un frigo, sauf que je ne voulais pas inquiéter Cookie. Pas encore une fois.
— Nan, dis-je en haussant les épaules, il n'y a pas de mec mort là-dedans.
Elle pinça les lèvres d'un air entendu. Je fis un pas de côté et regardai autour de moi, l'air de rien. Du coin de l'œil, j'étudiai la tour debout à côté de moi. Le Mec-mort-dans-le-coffre me toisait, mais sans me voir, le visage complètement dépourvu d'émotion. Je résistai à l'envie d'agiter la main et de claquer des doigts. Cela ne ferait sans doute que l'irriter.
—Est-ce qu'il se tient à côté de toi ? demanda Cookie.
J'avais dû le regarder avec un peu trop d'intensité, parce qu'elle m'avait percé à jour derrière ma façade nonchalante. J'acquiesçai avec un soupir résigné et coupable.
— Dépêche-toi. (Elle m'arracha les clés des mains et se précipita côté conducteur.) Charley, dépêche-toi avant qu'il remonte dans le coffre.
— Oh.
Je me faufilai sur le siège passager. Cookie pensait encore qu'il était possible de distancer les défunts. Je le lui laissai croire tandis qu'elle démarrait la voiture et sortait du parking comme une banshee bien décidée à... qu'est-ce que ça fait, au fait, une banshee ?
— On l'a semé ? demanda-t-elle.
J'étais partagée. D'un côté, il fallait qu'elle sache, qu'elle comprenne comment fonctionne l'autre monde. D'un autre côté, je mourais d'envie de rentrer chez moi en vie, avec peu voire pas du tout de morceaux de voiture jaillissant de ma tête ou de mon torse, ou des deux.
— Ouaip, répondis-je en m'efforçant de ne pas fixer notre passager clandestin du regard.
Cela me rappelait cette fois-là, à la fac, quand, au détour d'un couloir, j'étais tombée nez à nez avec l'exhibitionniste des lieux. J'avais eu du mal à détourner le regard, tout comme j'avais du mal à présent, en grande partie parce que le Mec-mort-dans-le-coffre s'était installé sur les genoux de Cookie.
— Brrr, dit-elle.
Elle se pencha pour monter le chauffage, alors même qu'on venait de s'engager sur le parking de notre immeuble.
—Je vais prendre une douche, puis chercher ce qui est arrivé à Janelle York, annonça-t-elle lorsqu'on fut dans le couloir du premier étage, où se trouvaient nos appartements. (Il était à peine quatre heures trente.) Tu devrais aller redormir un peu.
— Cook, dis-je en me déplaçant légèrement sur la gauche, car le Mec-mort-dans-le-coffre commençait à envahir ma bulle personnelle. (J'y tenais, à ma bulle.) J'ai bu trois grandes tasses de café. Il est impossible que je me rendorme, à ce stade.
— Essaie, au moins. Je viendrai te réveiller dans deux heures.
—Tu vas encore me lancer des vêtements à la tête ?
— Non.
— D'accord, mais je te préviens, je n'arriverai jamais à me rendormir.
Je me réveillai deux heures plus tard, d'après mon réveil. Il était presque sept heures. J'avais juste assez de temps pour prendre ma douche, me faire du café et mater des types sexy sur Internet pendant quelques minutes. Apparemment, le Mec-mort-dans-le-coffre avait besoin d'une douche, lui aussi.